L’art de la fausse générosité
Avec son livre L’art de la fausse générosité – La Fondation Bill et Melinda Gates, Lionel Astruc, journaliste français, expert de la transition écologique, montre que les opérations philanthropiques de Bill Gates «s’apparentent à un outil au service des multinationales les plus nocives pour l’environnement, la santé et la justice sociale» et parfois également «au service de ses intérêts économiques».
Introduction – Plus de mal que de bien : Bill Gates est la plupart du temps présenté dans les médias comme un bienfaiteur, un grand philanthrope. Pourtant, quand on examine les faits, on s’aperçoit rapidement que la réalité ne colle pas à cette image. L’auteur résume les thèmes qu’il abordera dans son livre et conclut cette introduction en mentionnant que le pouvoir du philanthrocapitalisme est grand et est une «menace lourde sur nos démocraties».
1. L’épopée Microsoft : L’auteur raconte l’histoire de Bill Gates à partir de son adolescence jusqu’à l’apogée de Microsoft, avec ses réussites, son appropriation des systèmes développés par d’autres et ses stratégies qui deviennent monopolistiques (je simplifie). C’est d’ailleurs pour améliorer son image, écorchée par de nombreux procès pour pratiques monopolistiques, que Bill Gates se lancera dans la philanthropie.
2. La richesse d’abord, le pouvoir ensuite : Après avoir mis en perspectives la richesse de Bill Gates (en la comparant entre autres avec des PIB de pays, ce qui revient à comparer un stock avec des flux, ce qui est incorrect) et les dépenses de sa fondation, l’auteur soulève le fait que celle-ci privilégie «les solutions technologiques plutôt que sociales, économiques ou politiques dans tous ses domaines d’intervention» (santé, éducation, agriculture et environnement, surtout), solutions qui bénéficient aux grosses entreprises privées et ne remettent nullement en question le néolibéralisme, souvent à la source des problèmes que la Fondation vise à solutionner. Il ajoute que les subventions de cette fondation à des médias et à des organismes non gouvernementaux (ONG) entraînent une forme d’autocensure qui fait en sorte que les médias critiquent rarement cette fondation ou les sources de son financement.
3. L’avidité prend l’habit de la générosité : L’auteur se penche plus en détail que dans le premier chapitre sur les stratégies utilisées par Bill Gates pour bâtir sa fortune, insistant notamment sur le brevetage et sur les pressions exercées par Microsoft pour durcir les lois qui protègent la propriété intellectuelle (alors que Bill Gates a profité amplement des produits développés par d’autres), durcissement qui retarde l’accessibilité des médicaments, nuisant davantage à la santé des populations des pays pauvres qu’il ne les aide avec sa fondation (il en est de même dans le secteur agricole).
L’utilisation des paradis fiscaux par Microsoft retire en fait plus d’argent aux États que sa fondation en dépense, sommes qu’ils pourraient utiliser de façon plus démocratique dans les secteurs où la Fondation est active. Pire, celle-ci investit ses actifs dans des entreprises qui accentuent les inégalités et qui nuisent à la santé, à l’environnement et à l’agriculture. Et, encore pire, les dons de la Fondation bénéficient souvent à ces entreprises (sans parler de Microsoft elle-même).
4. Agriculture et santé – donner pour mieux prendre : En agriculture, la Fondation cherche à «imposer à travers le monde des méthodes intensives basées sur la chimie et les technologies – en particulier les OGM (…)», situation qui «constitue une véritable menace pour la circulation des graines [plus de 80% de l’approvisionnement en semences en Afrique provient des petits exploitants qui recyclent et échangent leurs graines] et la biodiversité en Afrique». L’auteur présente un grand nombre d’interventions douteuses de la Fondation et souligne son influence importante auprès de nombreux organismes internationaux du domaine.
En matière de santé, la Fondation intervient notamment dans la lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, et favorise la vaccination (même lorsque d’autres traitements efficaces sont plus accessibles). Ses priorités sont contestées, comme celle sur la lutte à la polio, pratiquement déjà éradiquée, car elles détournent des ressources qui pourraient être utilisées pour lutter contre d’autres maladies plus répandues et plus létales, comme la rougeole, la diphtérie, le tétanos et la coqueluche, ou encore pour agir en prévention ou pour établir «des systèmes de santé publique robustes». Il en est de même dans le financement de la recherche (effectuée essentiellement dans des pays riches), alors que les maladies et les problèmes de santé les plus répandus dans les pays pauvres sont négligés (pneumonie, diarrhée, sous-nutrition maternelle et infantile, etc.). Comme dans l’agriculture, la Fondation est très présente chez les organismes internationaux et influence donc fortement leurs interventions.
«Contrairement aux gouvernements, qui doivent répondre de leurs actes à leur électorat, cette organisation américaine n’a aucun compte à rendre (…). Pire, la Fondation achète indirectement le silence des universitaires, des ONG et des médias qui seraient sinon en mesure de condamner certains aspects de ses actions. (…) Cette situation représente une menace pour le processus décisionnel démocratique dans le monde». Dans ce contexte, l’auteur recommande que la Fondation fasse «l’objet d’une évaluation internationale indépendante» et conclut qu’une «véritable lutte contre la pauvreté consiste à réunir les conditions permettant à chacun de vivre dignement, sans dépendre de la charité d’un plus riche».
Postface – «Bill Gates est le visage d’un système» : Vandana Shiva, écologiste, écrivaine et militante féministe indienne, voit en Bill Gates le Monsanto de l’informatique, notamment parce qu’il a «construit sa fortune sur le principe des brevets», transformant ainsi des biens historiquement communs en biens privés (systèmes d’exploitation, autres logiciels, semences, etc.). Elle démontre brillamment la pertinence de sa comparaison.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! Sur le même thème, j’ai préféré le livre No Such Thing as a Free Gift: The Gates Foundation and the Price of Philanthropy (Il n’y a pas de cadeaux gratuits : la Fondation Gates et le prix de la philanthropie, voir ce billet) de Linsey McGoey, livre d’ailleurs cité abondamment dans celui de Lionel Astruc, car insérant le philanthrocapitalisme de la Fondation Bill et Melinda Gates dans un cadre plus global. Cela dit, ce livre est aussi intéressant, présentant des faits et des exemples parfois différents, rendant ainsi sa lecture complémentaire à celle du précédent. En plus, il est en français! Du côté négatif, je mentionnerai que les notes (surtout des références, mais aussi des compléments d’information) sont réparties sur 22 pages à la fin du livre, ce qui représente 17 % des 128 pages annoncées par l’éditeur.