Comment imposer les riches
C’est grâce à un tweet de Paul Krugman que j’ai pris connaissance de l’étude de Lily Batchelder et David Kamin intitulée Taxing the Rich: Issues and Options (Imposer les riches : enjeux et options). Cette étude m’a attiré d’une part parce que Paul Krugman a mentionné qu’elle apporte de la crédibilité au programme fiscal d’Elizabeth Warren et, d’autre part, parce que je me prépare à la lecture du livre Capital et idéologie de plus de 1200 pages de Thomas Piketty qui portera en bonne partie sur la façon d’imposer les riches.
Introduction
Parmi les 33 pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les États-Unis sont le pays le plus inégalitaire en termes de richesse et arrivent au deuxième rang en termes de revenus (derrière le Chili). De même, ce pays a une des mobilités intergénérationnelles les plus faibles, même s’il se vante d’être le pays du rêve américain qui est censé offrir les mêmes possibilités de succès économique à tou.tes ses citoyen.nes. Et c’est encore pire pour les minorités, notamment chez les Noir.es. «En conséquence, dans une mesure inhabituellement importante aux États-Unis, les disparités économiques entre individus sont le fruit de la chance d’une naissance et d’une discrimination systémique, et non d’un travail ardu».
Une des meilleures façons de contrer ces inégalités est par un système fiscal plus progressif qui permet d’investir davantage pour améliorer la situation des personnes qui ne bénéficient pas de ces privilèges, et qui devient nécessaire face à la hausse actuelle des déficits et de la dette aux États-Unis. En conséquence, cette étude analyse «les avantages et les désavantages de différentes options pour générer des revenus supplémentaires substantiels au cours de la prochaine décennie, principalement auprès des riches».
Ce qui ne va pas
En plus de ne pas suffisamment imposer les riches, le système actuel leur offre trop de possibilités d’évitement fiscal. Alors que les salaires, pour lesquels l’évitement fiscal est difficile et rare, représentent la source de revenus la plus importante pour l’ensemble de la population (80 % des revenus pour les 95 % les moins riches), ils ne comptent que pour 29 % des revenus du 0,1% le plus riche et 10 % de ceux du 0,001 %, le gros venant de gains en capital et de dividendes (71 % des revenus du 0,001 %), et de revenus d’entreprises (13 %) qui sont moins imposés et plus faciles à camoufler et à reporter (par exemple, les gains en capital ne sont imposés que lorsqu’ils sont réalisés, soit lors de ventes d’actifs; les auteur.es soulignent que les gains non réalisés représenteraient 40 % de la richesse du 1 % le plus riche). D’ailleurs, une des tactiques d’évitement fiscal les plus répandues consiste à transférer un revenu imposé au taux de base dans une catégorie de revenus moins (ou pas) imposée. Ils sont aussi friands de déductions, notamment en dons de «charité», profitent de la non-imposition de la grande majorité des héritages et transfèrent des profits dans des territoires à faible taux d’imposition (paradis fiscaux). Ainsi, même si le taux d’imposition le plus élevé était de 39,6 % en 2016, le 0,001 % n’a payé en impôt que 23 % de ses revenus imposables. Et, ces avantages entre les types de revenus ont été accentués en 2017 par l’administration Trump, laissant présager que la situation s’est empirée depuis 2016.
Les auteur.es expliquent d’autres techniques d’évitement et d’évasion (et estiment leur fréquence et le volume de revenus et d’impôts impayés touchés par ces techniques), elles aussi rendues plus faciles depuis 2017 et déplorent la baisse du taux de vérification des déclarations de revenus (1,6 % de celles du 1 % le plus riche en 2018 par rapport à 8,0 % en 2011), sans compter que les vérificateur.trices sont souvent impuissant.es devant les techniques utilisées par les fiscalistes des riches. Non seulement ces évitements et évasions font perdre des sommes énormes à l’État, mais ils minent la confiance dans le système fiscal et incitent encore plus de personnes à imiter les personnes qui trichent.
Options basées sur le système actuel
Les auteur.es présentent une douzaine de propositions pour imposer davantage les riches portant surtout sur l’annulation des mesures adoptées en 2017, sur la réduction ou l’élimination de déductions, et sur quelques nouveaux impôts (dont un de 10 % sur les revenus élevés). Il et elle jugent toutefois ces propositions insuffisantes pour effacer le déficit actuel et surtout pour satisfaire aux besoins en services publics et en infrastructures. En plus, ces propositions ne contrent pas les avantages des riches du côté des gains en capital, des dividendes et des héritages. En plus, même ces propositions modestes feraient l’objet d’une forte opposition de la part des riches et des lobbys qu’ils financent. Elles rapporteraient quand même environ 4500 milliards $ en 10 ans.
Options comprenant des changements structurels pour augmenter la taxation des plus riches
– Hausse considérable des taux maximaux sur les revenus de travail et autres revenus ordinaires : Comme les deux tiers des revenus du 1 % le plus riche sont imposés au taux de base, une hausse du taux maximal de base aurait un impact majeur. Par exemple, la proposition de la représentante Alexandria Ocasio-Cortez de porter à 70 % le taux maximal d’imposition des personnes ayant un revenu de plus de 10 millions de dollars (soit pour le 0,01 % le plus riche) générerait entre 260 et 320 milliards de dollars sur dix ans. Si ce taux s’appliquait à partir d’un revenu d’un million $ (soit pour le 0,2 % le plus riche), les recettes seraient six fois plus élevées. Les auteur.es présentent aussi d’autres façons de faire contribuer les riches, par exemple par l’élimination du revenu maximal des cotisations à la sécurité sociale (1370 milliards $ sur 10 ans).
Il est toutefois probable que ces mesures porteraient un certain pourcentage des riches à adopter encore plus de techniques d’évitement et d’évasion fiscales, et que les recettes mentionnées seraient moins élevées (les auteur.es présentent des scénarios avec des taux d’évitement de 15 et 30 %, faisant perdre jusqu’à 40 ou 50 % de ces recettes). Cela dit, les auteur.es montrent qu’il est possible de réduire ces possibilités d’évitement.
– Imposition égale des gains en capital et des dividendes : Pour contrer ces stratégies, on peut entre autres rehausser le taux d’imposition des gains en capital et des dividendes (rendant entre autres le transfert de gains de travail en dividendes inutile). Mais, pour que cette stratégie soit optimale, il faudrait aussi changer certaines règles. Par exemple, pour éviter le report constant des gains en capital, ceux-ci pourraient être imposés selon leur valeur marchande plutôt que lors de la vente d’actifs, en permettant bien sûr de déduire des pertes si cette valeur diminue par la suite (les auteur.es présentent aussi d’autres façons d’obtenir des résultats semblables). Il et elle estiment que cela pourrait rapporter 2100 milliards $ sur 10 ans avec un taux d’évitement de 15 %, même en limitant cette mesure aux membres du 1 % le plus riche.
Il et elle présentent ensuite certains problèmes d’application de cette mesure, mais proposent des façons de les résoudre.
– Impôt sur la richesse : Elizabeth Warren propose un impôt de 2 % sur la richesse dépassant 50 millions $ (le 0,1 % le plus riche) et de 3 % sur celle dépassant un milliard $. Emmanuel Saez et Gabriel Zucman (deux des économistes que je respecte le plus) estiment que cet impôt rapporterait 2750 milliards $ en 10 ans avec un taux d’évitement de 15 % (l’estimation des auteur.es est de 2600 milliards $ et de 2000 milliards $ avec un taux d’évitement de 30 %). Appliqué au 1 % le plus riche (richesse dépassant 10 millions $), cet impôt rapporterait selon les auteur.es 5200 milliards $ (3500 milliards $ avec un taux d’évitement de 30 %).
Il et elle ajoutent que cet impôt ne serait pas seulement efficace, mais améliorerait l’équité du système fiscal, notamment parce que la richesse est un indicateur important de l’avantage qu’ont les riches, dont ceux qui ont hérité de cette richesse (espérance de vie plus longue, meilleure santé, enfants qui étudient plus longtemps et dans de meilleures écoles, enfants qui feront bien plus souvent partie des plus riches à l’âge adulte, etc.). En plus, comme mentionné plus tôt, les riches ne paient pas leur juste part d’impôt (comme le soulignait en 2011 Warren Buffett en montrant à l’aide de sa déclaration de revenus qu’il avait un taux d’imposition inférieur à celui de sa secrétaire). Ils fournissent beaucoup d’autres arguments (certains très techniques) pour montrer que cet impôt est fortement désirable.
Comme dans les sections précédentes, il et elle présentent un certain nombre d’objections potentielles à l’adoption de cet impôt, mais y répondent éloquemment.
– taxe sur les transactions financières : Cette taxe s’appliquerait lors de la vente d’actifs financiers, comme des actions, des obligations et des produits dérivés, mais pas sur une nouvelle émission d’actions ou d’obligations ni sur l’achat de monnaies étrangères. Elle est la raison d’être de la création de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC). Selon le Bureau du budget du Congrès (CBO), l’adoption d’une taxe de 0,1 % sur les transactions financières rapporterait 810 milliards $ en 10 ans. Une taxe de ce type existe en France et est en discussion au sein de l’Union européenne. Cette taxe aurait aussi le potentiel de décourager quelque peu les transactions à haute fréquence (flash trading), ce qui serait une bonne chose.
Les auteur.es présentent ici aussi les objections les plus répandues à cette taxe, mais concluent que ses avantages surpasseraient nettement ses désavantages. Selon les options retenues et les taux d’évitement observés, l’ensemble de ces mesures rapporterait entre 10000 et 19000 milliards $ sur 10 ans.
Et alors…
Cette étude nous fournit une série de moyens pour imposer les plus riches. Son contenu est tout à fait différent de celui du livre au même titre (Taxing the Rich) que j’ai présenté il y a trois ans dans ce billet. Ce livre était plutôt philosophique (et répétitif…), alors que cette étude est factuelle, présentant les moyens d’imposer les plus riches, les sommes qui en résulteraient et les avantages et désavantages de chaque option. Elle pourrait aussi servir de référence pour le prochain cadre financier de Québec solidaire! Finalement, cette étude a satisfait l’objectif que j’avais en décidant de la lire et de la présenter ici, soit de mettre la table avant la lecture du livre de Thomas Piketty.
Tu commets encore la même erreur que par le passé. Les dividendes et gains en capitaux ne sont pas moins imposés. Ces revenus émanent de profits d’entreprises qui ont déjà été taxés, donc le taux marginal moins élevé vise à tenir compte de la combinaison des deux impôts pour éviter la double imposition.
https://minarchiste.wordpress.com/2016/11/04/le-traitement-fiscal-preferentiel-des-dividendes-et-gains-en-capital/
Autre erreur, tu négliges de mentionner que la réforme fiscale de Trump réduit les possibilités d’évitement fiscal pour les entreprises grâce à la clause Base Erosion and Anti-Abuse (BEAT). En échange, il a réduit le taux d’imposition, ce qui est plus optimal.
https://www.taxpolicycenter.org/briefing-book/what-tcja-base-erosion-and-anti-abuse-tax-and-how-does-it-work
Il est dorénavant plus difficile pour les entreprises américaines d’éviter l’impôt, mais le taux d’imposition est plus bas. Suite à la réforme, de nombreuses multi-nationales ont rappatrié les encaisses qu’elles conservaient à l’étranger pour éviter l’impôt, signe que le système est maintenant moins distordu.
En fait, malgré un taux d’imposition plus faible, les firmes telles que Apple paient dorénavant plus d’impôts qu’avant! Tu n’as qu’à ouvrir les états financiers pour le constater.
En revanche, la réforme fiscale n’a pas impacté l’imposition des dividendes et gains en capitaux de manière significative.
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C’est quoi l’idée de présenter les revenus sur 10 ans? Ils font ça aussi dans les discussions sur l’assurance-maladie et ça met de la confusion dans les esprits qui sont habitués aux budgets annuels
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«Tu commets encore la même erreur que par le passé. Les dividendes et gains en capitaux ne sont pas moins imposés.»
Ce serait gentil d’attribuer ces reproches aux auteur.es de cette étude, dont je ne fais que rapporter les conclusions. Vous pouvez leur écrire, si vous voulez.
Je peux suivre votre raisonnement pour les dividendes, mais moins pour les gains en capital individuels (dont la part venant de l’inflation devrait selon moi être exemptée). En outre, les individus qui transfèrent leurs revenus d’emploi en dividendes peuvent en verser aux autres membres de leurs famille, comme les médecins qui décident d’exercer en société.
Par ailleurs, la grande majorité des mesures présentées dans cette étude touchent l’impôt des particuliers (ou couples), pas celui des sociétés, si ce n’est l’annulation de la baisse de 28 à 21 % et certains effets croisés entre ces deux impôts. Cela explique, j’imagine, qu’elle n’aborde pas les points que vous soulevez.
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@ Gilbert Gélinas
Parce que les effets de telles mesures prennent souvent quelques années à se stabiliser. Cela dit, je vous invite vous aussi à écrire aux auteur.es pour leur poser la question. Personnellement, les divisions par 10 ne me posent aucun problème. Tant que cette période est spécifiée de façon claire, cela ne me dérange pas.
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