Utopies provisoires
Avec son livre Utopies provisoires – Essais de politique sociale, Alain Noël, professeur de science politique à l’Université de Montréal, présente ces utopies, qui désignent «un horizon social-démocrate qui serait à portée de main et réalisable politiquement, mais suffisamment audacieux et cohérent pour susciter l’enthousiasme, mobiliser les citoyens et guider l’action gouvernementale». Dans cette optique, il «fait un tour du monde pour voir comment des actions collectives guidées par une vision, par des principes et par une compréhension juste et mesurée de la réalité peuvent transformer nos vies».
Introduction : L’auteur constate que ses étudiant.es sont de plus en plus pessimistes à propos de l’avenir, même si la situation objective n’a jamais été plus positive (il fournit de nombreuses données à cet effet). Il faut dire que les sujets d’inquiétudes sont nombreux : environnement, réchauffement climatique, niveau des inégalités, populisme (surtout de droite), etc. Il présente ensuite l’objectif et le contenu de son livre, et explique le choix des textes qui le composent. Compte tenu de leur grand nombre (57, regroupés dans 10 sections), je me contenterai de décrire brièvement les sujets abordés, ce qu’a aussi fait l’auteur dans cette introduction.
1. La démocratie sans illusions : L’auteur aborde :
- les motifs parfois étranges et même incohérents des votes des électeur.trices;
- la modification de la façon de gouverner qu’entraînerait une représentation proportionnelle;
- «quelques critères pour juger d’un gouvernement de qualité»;
- «la gestion politique des crises économiques», qui tend à laisser les profits au secteur privé et à socialiser les pertes et les risques.
2. Inégalités et pauvreté : Cette section s’ouvre avec le plus long texte de ce livre. Ce texte présente des données sur différents types d’inégalités au Québec et au Canada (économiques, territoriales, hommes-femmes, peuples autochtones, personnes racisées, personnes handicapées, etc) et les caractéristiques de ces inégalités. L’auteur explique ensuite comment les seuils et les taux de pauvreté sont calculés aux États-Unis, au Canada et en Europe, et que les caractéristiques qui définissent la richesse sont encore plus difficiles à déterminer de façon objective.
3. La lutte contre la pauvreté : L’auteur aborde :
- les «motivations qui animent les personnes vivant en situation de pauvreté», surtout dans leur décision de chercher ou de ne pas chercher un emploi;
- les recommandations présentées en 2009 par le Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, recommandations ignorées par le gouvernement qui a au contraire réduit les prestations d’aide sociale;
- la situation des personnes handicapées, trop souvent ignorée;
- une critique du discours et des actions des gouvernements en matière de pauvreté, qui ne font jamais ce qu’il faudrait faire, soit de redistribuer plus de revenus aux pauvres.
4. Un revenu de base ? : Sur le revenu de base, l’auteur aborde :
- le projet pilote entrepris (mais non terminé) en Ontario;
- le rapport du Comité d’experts sur le revenu minimum garanti (de façon semblable à ce que j’ai fait dans mon billet sur le sujet);
- le plan d’action contre la pauvreté du ministre François Blais (2017) qui, malgré ses nombreux défauts, représente une avancée (timide) sur la reconnaissance des besoins essentiels.
5. Le modèle québécois : Cette section s’ouvre sur trois bilans, le premier 20 ans après le dépôt des recommandations d’un rapport sur l’aide sociale auquel l’auteur a participé, le deuxième 50 ans après le dépôt d’un rapport sur les problèmes constitutionnels au Canada, et le troisième sur l’évolution de la qualité des institutions démocratiques depuis la Révolution tranquille. Puis, l’auteur aborde :
- la détérioration des mœurs politiques sous le gouvernement Charest;
- le rapport des citoyen.nes québécois.es avec l’impôt et avec les services publics;
- l’évolution économique récente au Québec, mettant l’accent sur celle de la région de Québec;
- le bilan négatif des années Couillard;
- les attitudes, surtout celles des jeunes, envers la souveraineté du Québec.
6. Le modèle canadien : Dans le premier texte de cette section, l’auteur prend le pouls de l’État-providence canadien, nettement moins généreux que dans la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Il aborde ensuite :
- le concept de la malédiction des ressources (comme je l’ai fait à quelques reprises, dont ici), malédiction pas seulement économique, mais aussi et surtout démocratique;
- deux bilans, le premier portant sur les premières années du gouvernement Trudeau, insistant notamment sur le soulagement face au départ des conservateurs de Stephen Harper, et le deuxième sur le premier budget de ce gouvernement, avec ses points positifs et ceux plus contestables;
- une réflexion sur la place du Québec dans le Canada.
7. L’État-providence au 21e siècle : Dans le premier texte de cette section, l’auteur avance que les deux dernières décennies ne furent pas seulement des années d’austérité et de néolibéralisme, mais qu’elles ont aussi «donné lieu à des réformes suffisamment importantes pour parler d’une transformation de l’État-providence». Il aborde ensuite :
- le retour en grâce temporaire de la pensée de John Maynard Keynes après la crise commencée en 2007-2008;
- la technique d’affamer l’État pour réduire les impôts et les dépenses publiques;
- les causes du niveau effarent de la dette mondiale (publique et privée);
- le conflit de 2012 sur les droits de scolarité;
- le lien (ou l’absence de lien) entre la progressivité de l’impôt et la lutte aux inégalités;
- le lien (ou l’absence de lien) entre l’universalité des programmes et l’efficacité de la redistribution;
- l’équité intergénérationnelle actuelle et future.
8. Au sud du monde : Entre la moitié et les trois quarts des écarts de revenus dans le monde sont dus au lieu de naissance et à la distribution des revenus dans ce lieu. Ce facteur n’ayant rien à voir avec le mérite, on peut considérer ces écarts de revenus comme des rentes. En plus, ces écarts expliquent en bonne partie les tentatives de migrations de nombreuses personnes des pays pauvres vers les pays riches. L’auteur aborde ensuite :
- un exemple de l’«hypocrisie organisée» de la Banque mondiale dans le financement de projets de développement;
- l’aide internationale par les particuliers, notamment le concept d’altruisme efficace et ses limites;
- une proposition pour améliorer les conditions de vie des personnes qui habitent des pays pauvres, le socle universel de protection sociale;
- les succès du Kerala, qui peuvent être considérés comme un exemple de l’application de la proposition du texte précédent;
- l’impact du programme Bolsa Familia au Brésil;
- les effets délétères de la corruption dans les pays pauvres, notamment au Mali, et l’importance de se doter d’institutions étatiques honnêtes, impartiales et compétentes, là-bas comme ici;
- les avantages d’une identité nationale inclusive en Inde.
9. Temps durs pour la social-démocratie : Dans le premier texte de cette section, l’auteur analyse «les difficultés actuelles avec la social-démocratie en Europe». Il aborde ensuite :
- les avantages de la prédistribution, une série d’interventions survenant avant que le marché ne crée des inégalités (en réglementant, limitant les domaines marchands, favorisant la syndicalisation, offrant des services universels, etc.);
- ses réactions, mitigées face au livre Ne renonçons à rien (voir mon billet plus positif), très positives face au livre Cinq chantiers pour changer le Québec (voir mon billet, lui aussi positif), et positives face au rapport Oser repenser le PQ (que je n’ai pas lu);
- l’importance de lutter contre les inégalités;
- le repositionnement de la plateforme du PQ au centre gauche en 2018 et les déboires des partis sociaux-démocrates en Europe.
10. Contre le nationalisme conservateur : Dans le premier texte de cette dernière section, l’auteur s’inquiète de la montée du nationalisme conservateur un peu partout sur la planète. Il observe que, au clivage traditionnel entre la droite et la gauche, s’ajoute de plus en plus celui entre l’universalisme et le particularisme. Il aborde ensuite :
- le faible potentiel de ce clivage au Québec, comme le montre le peu de succès du PQ avec sa charte des valeurs;
- le nationalisme identitaire de Mathieu Bock-Côté et le critique sévèrement;
- les États-Unis de Donald Trump, qui représentent une autre manifestation du néonationalisme de droite;
- la présence relativement faible de nationalistes conservateurs au Québec, même si le Québec n’est pas à l’abri d’un virage néonationaliste (quoique peu probable).
Conclusion : L’auteur déplore que les décisions, notamment politiques, se basent de moins en moins sur des faits et de plus en plus sur des impressions. Il m’a fait penser à une constatation récente faite par Greta Thunberg à l’émission The Daily Show de Trevor Noah où elle disait que la plus grande différence entre les États-Unis et son pays sur l’approche face au réchauffement climatique est que, aux États-Unis, elle est basée sur une opinion (on y croit ou on n’y croit pas), alors que chez elle (en Suède), le réchauffement climatique est un fait (voir à partir de 5 min 50). L’auteur conclut que c’est «du côté de la raison, de la décence et de la lumière que réside l’espoir».
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire, même si je n’appuie pas toutes les positions de l’auteur (mais quand même la grande majorité). Ce recueil de textes actualisés (provenant surtout de textes publiés dans la revue Options politiques; voir les textes originaux sur cette page) a la grande qualité de couvrir un nombre important de sujets et de les traiter avec brio et érudition. Le style de l’auteur est clair et ses textes sont agréables à lire et suscitent toujours la réflexion. En plus, les 320 notes, presque toutes des références, sont en bas de page!