Les effets de l’intelligence artificielle sur le monde du travail
Cela fait une vingtaine de mois que je n’ai pas publié de billets sur les effets de l’automatisation des emplois. La raison est simple : je n’ai pas lu d’études qui ajoutaient quoi que ce soit d’important à ce sujet. C’est donc sans trop d’attentes que j’ai entamé le document de travail publié par la Commission de l’éthique en science et en technologie et intitulé Les effets de l’intelligence artificielle sur le monde du travail, même si j’ai toujours trouvé pertinentes les interventions de cet organisme en matière d’éthique. Si j’en parle ici, on devine que c’est parce que je considère que ce document se démarque positivement des autres études sur le sujet.
Introduction
«Dans les dernières années, l’intelligence artificielle (IA) a été le sujet d’une grande attention médiatique». Si ses impacts espérés et craints touchent de nombreux domaines, ce document porte uniquement sur ses effets sur le monde du travail. Il se penche aussi bien sur les conséquences de l’automatisation des tâches sur l’emploi (élimination d’emplois et changements du contenu et de la nature des emplois) que sur celles que l’IA «pourrait avoir sur la relation d’emploi et sur l’organisation du travail», et sur la place que prend le travail rémunéré dans notre société.
Intelligence artificielle et travail
L’auteur (David Rocheleau-Houle) distingue l’intelligence artificielle étroite (liée à une tâche spécifique) de l’intelligence artificielle générale (où les machines «peuvent accomplir toutes les tâches qu’un être humain pourrait accomplir») et précise que c’est sur la première que les travaux se concentrent actuellement, d’autant plus qu’il est loin d’être certain que le développement de la deuxième soit possible. Il explique ensuite le fonctionnement et les caractéristiques de l’intelligence artificielle étroite, et les effets qu’elle peut entraîner sur les récompenses économiques (revenu, consommation, redistribution et protections sociales) et existentielles (estime de soi, contribution à la société, relations sociales, etc.) liées au travail.
Les effets de l’intelligence artificielle sur le nombre d’emplois disponibles
– résultats des principales études : Pour estimer les effets de l’intelligence artificielle sur le nombre d’emplois, l’auteur se base sur une dizaine d’études portant sur le sujet. J’ai au début craint qu’il accorde trop d’importance à l’étude la plus citée (The Future of Employment: How Susceptible Are Jobs to Computerisation? de Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, étude parue en 2013) et sur laquelle d’autres études se sont basées pour prétendre que près de la moitié des emplois (47 % aux États-Unis) disparaîtraient en raison de l’automatisation dans 10 à 20 ans (après six ans, aucune de ces prévisions ou presque ne s’est manifestée). J’ai présenté au moins deux études qui la contredisent de façon convaincante (dans ce billet et surtout celui-là).
D’ailleurs, l’auteur cite aussi la deuxième étude que j’ai mentionnée et quelques autres allant dans le même sens, et, comme moi, leur accorde plus d’importance, elles qui prévoient plutôt la disparition d’environ 10 à 15 % des emplois (avec quelques différences selon les pays), mais la transformation importante du tiers des emplois ou mineure de la majorité des autres emplois. Enfin, d’autres études prévoient aussi la disparition d’une faible proportion des emplois et la transformation d’une proportion importante des emplois, mais aussi la création de nouveaux emplois «liés au domaine de la technologie et aux domaines où seules des qualités « proprement humaines » sont recherchées» (qualités communicationnelles, compréhension d’émotions complexes, qualités liées à la gestion, créativité, imagination, empathie, pensée critique, etc.), création compensant les pertes, avec en plus des emplois «plus stimulants et rémunérateurs que les emplois préalablement disponibles» (avec raison, l’auteur relativise plus loin cette affirmation, car cela pourrait être le contraire pour certains des nouveaux emplois).
Cela dit, comme les nouveaux emplois (exigeant en général des compétences élevées) ne seront pas nécessairement pourvus par les personnes qui perdront leur emploi (exigeant en général peu de compétences), il est certain qu’il faudra prévoir des mesures gouvernementales pendant «une période de transition plus ou moins longue».
– facteurs influençant l’utilisation de l’automatisation de l’emploi et la rapidité de son implantation : Les études qui arrivent aux résultats les plus négatifs à la suite de l’automatisation de l’emploi reposent sur le postulat que «dès que la technologie est disponible, elle est utilisée». Or, plusieurs facteurs peuvent influencer cette utilisation et la rapidité de son implantation :
- adaptation de la technologie (tests, problèmes techniques, fiabilité et bogues, disponibilité de la main-d’œuvre formée, etc.);
- coûts d’implantation et rentabilité (l’automatisation peut être plus chère que le fonctionnement actuel);
- impact des variations du coût de la main-d’œuvre sur la rentabilité des systèmes automatisés;
- acceptabilité sociale (comme la faible utilisation des caisses automatisées qui existent depuis des décennies, mais qui ne plaisent pas à la clientèle qui préfère les contacts humains).
– conclusion : Face à tant de facteurs dont l’impact ne peut pas être estimé, il serait pour le moins imprudent de prévoir précisément les conséquences de l’automatisation sur la proportion d’emplois qui seraient détruits, l’ampleur de la transformation des emplois et la rapidité de ces changements. Cela dit, on peut quand même conclure que :
- les emplois les plus menacés sont ceux qui comportent surtout des tâches routinières (manuelles ou cognitives);
- les personnes possédant le moins de compétences sont aussi plus menacées, à la fois de perdre leur emploi et d’avoir de la difficulté à en trouver un autre;
- les emplois liés à l’automatisation et aux relations humaines sont les moins menacés et seront les plus avantagés;
- la proportion d’emplois à temps plein devrait diminuer (j’ai trouvé la démonstration de cette conclusion moins convaincante);
- le contenu de la majorité des emplois sera modifié.
Les effets de l’intelligence artificielle sur la relation d’emploi
«Outre le fait que l’IA et l’automatisation risquent de modifier le nombre et le contenu de certains emplois, l’IA risque aussi de modifier de manière importante la relation d’emploi».
– emploi temporaire : L’auteur souligne que l’emploi temporaire «prend une place de plus en plus importante dans le monde du travail». Or, selon les données du tableau 14-10-0072-01 de Statistique Canada, si la proportion d’emplois temporaires a augmenté quelque peu de 1997 à 2010 au Québec et dans le reste du Canada, il a baissé au Québec de 2010 à 2018, revenant même à son niveau de la fin des années 1990, et est demeuré stable dans le reste du Canada. Pour appuyer sa prévision, il cite un sondage montrant que les employeurs disent chercher du personnel de plus en plus flexible. Mais, ils ont toujours dit ça. De mon côté, je pense que deux tendances opposées s’affrontent, soit la rareté de main-d’œuvre, qui porte les employeurs à conserver des postes permanents (comme les données depuis 2010 le montrent bien), et le désir de disposer d’une main-d’œuvre flexible. En plus, cette tendance sera influencée par l’ampleur des effets de l’automatisation. Si ces effets sont négatifs, la rareté de main-d’œuvre s’atténuera et la deuxième tendance pourrait l’emporter. S’ils sont plus modérés avec la création d’autant d’emplois que de pertes, la première devrait se maintenir.
L’auteur mentionne aussi la croissance de l’emploi «sur demande» (ou du travail informel), mais les données montrent que ce type d’emploi ne représente qu’une très faible part du marché du travail et qu’il est rarement la principale source de revenus des personnes qui effectuent ce genre d’activités (voir ce billet). Encore là, si la rareté actuelle de la main-d’œuvre se maintient, il serait étonnant que bien des gens acceptent de travailler à des activités qui offrent d’aussi mauvaises conditions de travail. Notons ici que la source mentionnée par l’auteur à ce sujet porte sur le marché du travail européen, où le taux de chômage est nettement plus élevé qu’ici dans plusieurs de ses pays.
– agence de placement 2.0 : Cette partie va dans le même sens que la précédente, axant son analyse sur les plateformes numériques. Mes remarques aussi vont dans le même sens : oui, la technologie permet de précariser les emplois, mais le niveau de son utilisation dépend de l’évolution de la rareté actuelle de la main-d’œuvre.
– travail autonome : L’auteur prévoit une augmentation du travail autonome, en lien avec la demande de flexibilité de la main-d’œuvre. Mais, son analyse comporte quelques erreurs. Il écrit par exemple que «la plupart des travailleurs autonomes sont soit âgés de 15 à 24 ans, soit âgés de 60 ans ou plus». Cette affirmation est étrange, car le document qu’il cite montre que les personnes âgées de 65 ans et plus occupaient en 2016 un peu plus de 10 % des emplois autonomes, celles âgées de 55 à 64 ans 23 %, celles âgées de 25 à 54 ans 65 % et celles âgées de 15 à 24 ans … 2,4 %, en forte baisse par rapport à 1995 (7,8 %)! Les données du recensement, elles, nous montrent que le taux de travailleurs autonomes était en 2016 au Québec de 2,6 % chez ces jeunes, bien moins que la moyenne (12,1 %). Par contre, il est vrai qu’il était le plus élevé chez les 65 ans et plus, soit de 32,6 %. Mais, après avoir dit que ce type d’emploi serait en hausse, il avance plus loin qu’il est en fait difficile de prévoir son évolution, étant actuellement stable (en fait en légère hausse, mais en baisse en proportion au Canada et au Québec depuis la fin des années 1990, selon les données du tableau 14-10-0027-01 de Statistique Canada). Là, je suis d’accord!
– utilisation des plateformes numériques : L’auteur montre que l’IA facilite et simplifie l’utilisation des plateformes numériques. C’est tout à fait vrai, mais cela ne veut pas dire que les travailleur.euses, actuellement en position de force, vont accepter en grand nombre des emplois plus flexibles comme les employeurs le voudraient bien.
– externalisation : L’auteur montre que l’IA facilite et simplifie l’externalisation dans d’autres pays (pauvres) des tâches (simples) que l’IA ne peut pas accomplir. Comme on l’a vu dans ce billet portant sur le livre En attendant les robots – Enquête sur le travail du clic d’Antonio A. Casilli, cela est exact et existe déjà. L’impact de cette externalisation sur les marchés du travail québécois et canadien est toutefois difficile à estimer.
– conclusion : L’auteur analyse les effets positifs et négatifs des tendances présentées dans cette section. Elles sont selon lui positives pour les employeurs (gains en flexibilité, surtout) et mixtes pour les travailleur.euses. Il en voit certaines positives (autonomie et flexibilité pour les personnes que ça intéresse) et d’autres négatives (moins bonnes conditions de travail, moins de protection sociale, etc.). À ce sujet, l’auteur considère avec raison que, si ces tendances se concrétisent, l’État aura l’obligation de «revoir, et peut-être d’étendre, les différents cadres normatifs et légaux qui régissent les relations d’emploi».
Les effets de l’intelligence artificielle sur l’organisation du travail
– la gestion des ressources humaines : L’IA peut être utilisée à la fois pour sélectionner le personnel, prévoir ses comportements et l’évaluer. Elle peut aussi «faciliter l’organisation du travail, analyser l’humeur des employés, automatiser les réponses aux demandes techniques des employés» et les surveiller et les contrôler. L’auteur précise à cet effet que «De telles possibilités soulèvent évidemment des enjeux liés à la protection de la vie privée des travailleurs, en plus de soulever des enjeux liés au respect de l’autonomie des travailleurs».
– la collaboration entre les travailleurs et la machine : Au sujet de cette collaboration ou de ce partage de tâches, l’auteur analyse trois grands types d’interactions, soit «la machine comme assistante, la machine comme gestionnaire et la machine comme collègue de travail».
Enjeux éthiques liés aux effets de l’intelligence artificielle sur le monde du travail
Si l’IA peut entraîner des effets positifs sur le marché du travail, elle menace aussi certains droits.
– la justice distributive : L’auteur présente ici trois théories de la justice distributive, soit l’approche prioritariste qui avance que ce sont les populations les plus défavorisées qui devraient profiter en premier lieu de la valeur générée par l’IA, l’approche égalitariste, par laquelle la valeur «doit être distribuée de manière égale parmi les membres de celle-ci» et l’approche suffisantiste qui impose que tous et toutes disposent d’un minimum de ressources. Il explique ensuite l’impact du choix de ces approches (qui pourrait porter sur d’autres approches que celles qu’il a présentées) sur la population et les inégalités. L’auteur aborde aussi les enjeux de l’adaptation des programmes sociaux, des politiques publiques d’emploi et de formation, des normes du travail, du droit du travail et des politiques fiscales.
– la dignité et le bien-être des travailleur.euses : L’auteur aborde ici les «enjeux éthiques évoquant les valeurs de la dignité et du bien-être des travailleurs» sujet au cœur du mandat de la Commission de l’éthique en science et en technologie. Ces enjeux portent sur l’utilité sociale d’un emploi, les valeurs de la personne qui l’occupe, la dimension sociale du travail, l’isolement des personnes, la déshumanisation possible du travail, la protection et le respect de la vie privée, le droit à l’égalité et à la non-discrimination et la négociation des conditions de travail.
Conclusion
L’auteur résume le contenu de ce document de travail et annonce qu’il sera suivi d’ici la fin de 2020 «d’un avis consacré aux enjeux de justice distributive soulevés par le déploiement de l’IA dans le monde du travail». À suivre!
Et alors…
J’ai peut-être semblé sévère envers certaines hypothèses et quelques données pas toujours adéquates présentées dans la section sur les effets de l’intelligence artificielle sur la relation d’emploi. Malgré ces petites erreurs et mes désaccords avec certaines hypothèses, je tiens à préciser que j’ai trouvé ce document de très bonne tenue, en fait un des bons que j’ai lus sur ce sujet. Il est en effet difficile d’aborder cette question comme l’auteur l’a fait, en tentant de s’y retrouver dans les prévisions divergentes (euphémisme) des personnes et organismes qui ont publié sur cette question et en extrapolant les conséquences sur les formes que pourrait prendre l’emploi à l’avenir, sur l’organisation du travail qui prévaudra et sur les enjeux éthiques que ces changements soulèveront. Il est certain qu’il existe un niveau élevé d’incertitude sur ces développements, mais ce document a su brosser un portrait complet des changements qui risquent de survenir, tout en étant prudent sur son estimation de l’ampleur de ces changements. Pour cela, je dis bravo!