À côté de nous le déluge
Avec son livre À côté de nous le déluge – La société d’externalisation et son prix, Stephan Lessenich, professeur au département de sociologie de l’Université Ludwig Maximillian à Munich, dévoile «au grand jour la violence structurelle de la société d’externalisation» et «provoque une prise de conscience nécessaire, premier pas vers une indispensable remise en question globale du capitalisme».
Préface – Le poids de la légèreté de notre être : Arnaud Theurillat-Cloutier, enseignant en philosophie au cégep et doctorant en sociologie, nous montre que «nous ne croyons plus ce que nous savons» en matière de réchauffement climatique. Il vante le concept de ce livre ainsi que l’analyse sociologique qu’en fait l’auteur. Il conclut que ce ne sont pas que les enfants des pays riches qui ont droit à un avenir, mais tous les enfants de cette planète.
À côté de nous le déluge : L’auteur raconte la «rupture de barrages de Bento Rodrigues, survenue le 5 novembre 2015», désastre environnemental qu’il considère «banal» face au nombre de désastres du genre qui se produisent dans des pays pauvres en raison de l’avidité des transnationales, de la corruption et du peu de réactions des pays riches qui ferment les yeux, préférant profiter des avantages des productions en cause dont les désavantages (pas seulement environnementaux) sont ressentis violemment loin d’eux (je simplifie). Il aborde ensuite :
- les inégalités de richesse mondiales et l’appétit insatiable des personnes qui possèdent déjà une part indécente des richesses au détriment de celles qui n’ont presque rien («la belle vie au détriment d’autrui»);
- ce que comprend le concept d’externalisation;
- le concept de société d’externalisation qui évolue avec le système capitaliste;
- le mensonge du concept de ruissellement des richesses (ou de percolation);
- le fait que la croissance des uns dépend uniquement de l’exploitation des autres;
- le capitalisme qui «a pris le monde d’assaut, en donnant en partage l’opulence aux uns et les déversements de boues toxiques aux autres».
L’externalisation, ou les inégalités sociales considérées sous l’angle des interrelations : L’auteur revient sur l’historique de l’externalisation. Elle daterait d’au moins 500 ans et se serait étendue avec le capitalisme. Il ajoute qu’elle se manifeste aussi à l’intérieur des pays entre les classes sociales. Il précise que, contrairement à ce que prétendaient les économistes classiques, les termes des échanges internationaux ne dépendent pas en premier lieu des marchés, mais bien plus de la puissance des États (et des sociétés transnationales, selon moi). Il aborde ensuite :
- le concept d’externalité en économie, en fournissant des exemples d’externalités négatives comme la pollution;
- le concept de croissance capitaliste qui repose sur l’exploitation des humains, des animaux et de la nature;
- le fait que l’externalisation n’est pas seulement un phénomène économique, mais qu’il touche aussi les comportements sociaux;
- la présentation d’un cadre conceptuel d’analyse sociologique de l’externalisation portant sur sa structure, son mécanisme et sa pratique;
- les différents types d’inégalités (colonisateur.trices-colonisé.es, classes sociales, hommes-femmes, patronat-salariat, etc.);
- la pratique de l’habitus dans la société d’externalisation;
- la conclusion que «l’externalisation est une question de pouvoir, d’exploitation et d’habitus»;
- les raisons (complexes, mais passionnantes), surtout psychologiques, qui expliquent que les pays riches se considèrent des donateurs pour les pays pauvres, alors qu’ils en sont en fait de gros débiteurs (environnement, santé, travail mal payé, exploitation, etc.).
Vivre et laisser mourir – l’externalisation comme mode d’échange inégal : L’auteur analyse l’image qu’a la population de l’Europe de ses valeurs (celle des Lumières, surtout) et compare ces valeurs aux pratiques de la société d’externalisation qu’elle met en fait en œuvre. Dans cette analyse, il aborde :
- la baisse de l’emploi agricole en Europe, dû en bonne partie à des gains de productivité, mais aussi à l’exterritorialisation des terres agricoles dans des pays pauvres (notamment pour la culture du soja, du coton et des palmiers à huile), alors que ces pays utilisent leurs terres pour nourrir les personnes et les animaux des pays riches plutôt que pour leurs besoins;
- la dépendance des pays pauvres aux prix mondiaux et les conséquences de ces externalisations (agriculture industrielle, effets des pesticides et des désherbants sur la santé, déforestation, émissions de gaz à effet de serre, déplacement de populations, travail mal payé, érosion, etc.);
- la hausse de l’empreinte écologique externalisée en grande partie dans les pays pauvres;
- l’Anthropocène qu’il associe au capitalisme occidental;
- le gaspillage consumériste dans les pays riches;
- les raisons du refus d’un «véritable changement en profondeur du système»;
- l’externalisation des déchets dans les pays pauvres et dans les océans;
- l’illusion d’un capitalisme vert (ou d’une croissance verte) compte tenu des limites de la planète;
- l’établissement d’une démocratie mondiale comme piste de solution.
L’intérieur contre l’extérieur – l’externalisation en tant que monopole de la liberté de circulation : L’auteur donne des exemples de la vie à l’ère de la mondialisation, mais précise que cette vie n’est accessible qu’aux populations du Nord. La liberté de circulation est relativement facile entre les pays riches (et presque totale entre les pays européens), mais pas des pays pauvres vers les pays riches, comme le montre la «crise» des réfugié.es et la difficulté d’obtenir des visas pour se rendre dans les pays riches. Il aborde ensuite :
- les contraintes de liberté de circulation dans les pays riches pour les plus pauvres qui ne peuvent parfois pas se rendre dans les quartiers riches, dont certains sont même clôturés;
- la croissance des voyages en avion (et, dans une moindre mesure, en bateaux de croisière) dans les pays riches et ses conséquences sur l’environnement et sur le type d’emplois dans les pays pauvres;
- la loterie du droit de naissance, qui ne touche pas que la richesse et les revenus, mais aussi la liberté de circulation, la liberté d’opinion, le droit à l’éducation, à la santé et à la sécurité sociale, et bien d’autres droits en fonction de son lieu de naissance, de son genre, de son ethnie et d’autres caractéristiques de ses parents;
- le capitalisme fossile;
- le fait que la proportion de réfugié.es est beaucoup plus faible dans les pays riches que dans les pays pauvres, même si les premiers se plaignent beaucoup plus de leur présence;
- l’externalisation par les pays riches des soins personnels (surtout aux enfants et aux personnes handicapées et âgées) et d’autres activités mal rémunérées (comme dans l’agriculture) ou illégales (comme la prostitution) à des travailleur.euses étranger.ères temporaires qui ont beaucoup moins de droits que les immigrant.es reçu.es et que les autres citoyen.nes des pays riches.
L’auteur conclut que notre mode de vie (aux dépens des autres) s’effondrerait sans la société d’externalisation.
Il faut qu’on se parle – on ne peut plus se voiler la face : L’auteur présente une foule de données illustrant le niveau élevé d’inégalités de revenus et de richesse, surtout à l’échelle mondiale, et soulignant les forces et surtout les faiblesses des indicateurs utilisés, comme le fait de ne pas tenir compte des conditions de vie et de travail des populations des pays pauvres. Il aborde ensuite :
- les différences d’espérance de vie et d’espérance de vie en santé entre les pauvres et les riches (pour le Canada et le Québec, voir ce billet), et entre les populations des pays riches et pauvres;
- le cas des pays, comme la Chine, qui sont à la fois les victimes de l’externalisation des pays riches et qui externalisent eux-mêmes dans des pays encore plus pauvres;
- l’externalisation du filtrage du contenu d’internet à des employé.es mal payé.es des pays pauvres (voir ce billet pour plus de précision);
- les conséquences des inégalités et de la société d’externalisation, de plus en plus évidentes et difficiles à ignorer;
- les raisons pour sortir de la société d’externalisation et les moyens pour le faire.
Épilogue – le doux fleuve de la catastrophe : L’auteur revient sur le désastre du Rio Doce (doux fleuve) et décrit ses conséquences un an après. La société minière responsable s’est entendue avec le Brésil pour payer 5,7 milliards d’euros (sur 15 ans, alors que le Brésil réclamait au départ 38 milliards d’euros) et s’en est remise. Par contre, ce n’est pas le cas de cette région qui subit encore des conséquences de ce déversement et les subira encore longtemps. L’auteur en conclut que la société minière a internalisé quelques pertes, mais que le Brésil en ressentira les externalités les plus importantes pendant une longue période.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! L’auteur met le doigt avec ce livre sur un élément capital de la différence de niveau et de qualité de vie entre les pays. Je conteste moi-même souvent les données par pays sur les émissions de gaz à effet de serre, justement parce qu’on ne tient pas compte de l’externalisation de ces émissions. Ce livre a la qualité d’aller encore plus loin et de faire le tour de l’ensemble des domaines qui sont externalisés, avec la plupart du temps des sources crédibles. Il n’est pas toujours facile à lire (l’auteur est sociologue), mais son contenu est toujours intéressant et éclairant.
Par ailleurs, comme dans presque tous les livres à thèse, l’auteur tend à mettre l’accent sur les faits et arguments qui l’appuient et à laisser de côté ceux qui pourraient la relativiser. Par exemple, la croissance ne provient pas que de l’exploitation des autres, comme il le laisse entendre à quelques reprises. En effet, la croissance n’est pas un phénomène à somme nulle, les gains des uns ne provenant pas uniquement des pertes des autres, mais aussi, entre autres, de la recherche, de la scolarisation et des services publics. Il le dit d’ailleurs lui-même à d’autres endroits. Autre exemple, il affirme que le «ménage le plus défavorisé qui soit» des pays riches (incluant les sans-abri) est mieux placé matériellement «qu’environ 85 % des humains dans le monde». Que tous les Chinois.es et les habitant.es des pays qui connaissent des inégalités monstrueuses (ce dont il parle), donc qui comprennent des personnes très à l’aise et riches? Ce genre d’exagération est inutile pour étayer sa thèse qui se défendrait très bien sans ces excès (non appuyés par des sources qui sont pourtant nombreuses dans ce livre).
Finalement, les notes, formées de références et de compléments d’information, sont en bas de page.
Intéressant!
Mais « Il n’est pas toujours facile à lire (l’auteur est sociologue), mais son contenu est toujours intéressant et éclairant. » Ah ah ah! Les sociologues ont donc une généralité d’être difficile à lire? Pour certains, j’avoue que ce n’est pas faux! 😉
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C’est un peu beaucoup un running gag. Je dis fréquemment que j’ai de la difficulté à lire les sociologues et les philosophes. En fait, je n’ai en général pas vraiment de problème, mais, avec certain.es, je dois relire à plusieurs reprises quelques paragraphes pour commencer à comprendre ce qu’ils veulent dire. Celui-ci n’est pas parmi les pires, mais j’ai par bout dû relire à quelques reprises. Pas souvent, heureusement!
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