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L’atteinte de la cible canadienne d’émissions de GES en 2030

6 décembre 2019

La Commission de l’écofiscalité du Canada a publié à la fin novembre un rapport intitulé Combler l’écart : scénarios concrets pour atteindre la cible canadienne en matière de GES en 2030. La publication de ce rapport a été assez bien couverte par les médias (par exemple dans ces deux articles d’Éric Desrosiers du Devoir), mais surtout sur sa conclusion qu’il faudrait porter en 2030 à 210,00 $ la tonne de CO2 la taxe sur le carbone (actuellement à 20,00 $) pour que le Canada puisse atteindre sa cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), soit 30 % sous le niveau de 2005.

Ce rapport m’intéresse pour plusieurs raisons. Tout d’abord, je me méfie des organismes centrés sur une seule vocation, ici l’écofiscalité. Ensuite, j’ai travaillé (avec succès) pour que Québec solidaire (QS) cesse de s’opposer aux mesures d’écofiscalité dans son plan de lutte contre la pollution et les émissions de GES. Cela dit, ces mesures doivent s’insérer dans un plan qui comprend aussi des mesures contraignantes (ou réglementaires) et des investissements dans des projets d’innovations et de remplacement des infrastructures émettrices. Par exemple, dans un cas comme la construction de l’usine de GNL Québec ou du troisième lien, on ne doit pas utiliser une taxe pour rendre ces projets plus chers, mais bien les interdire. Il en est de même pour l’utilisation à long terme des véhicules automobiles qui fonctionnent avec des énergies fossiles. On pourrait dans un premier temps taxer davantage les véhicules les plus énergivores, mais il faudra les interdire tôt ou tard et investir dans des services de transport en commun urbains et interurbains pour offrir une option à l’auto solo, dont l’utilisation devra aussi être remise en question. Or, je craignais que le rapport de la Commission mette tous ses œufs dans le panier de l’écofiscalité. Pour le savoir, il fallait que je le lise.

Introduction

La Commission considère que la tarification du carbone est l’approche la plus efficace par rapport aux coûts. Ces coûts comprennent pour les ménages «des baisses salariales, des pertes d’emploi ou un plus faible rendement sur leur épargne et leurs investissements» ainsi que des prix et des impôts plus élevés, et pour les entreprises des hausses de coûts des intrants, une baisse des ventes et des profits, et une productivité moins élevée.

La Commission considère aussi l’équité de la contribution demandée (critère satisfait par la taxe fédérale au moyen de la remise de la majorité des recettes aux ménages, avantageant ceux à faible revenu qui paient moins de taxes, mais reçoivent le même montant que les autres) et la visibilité des coûts qui rendent une mesure plus efficace (autre critère satisfait par cette taxe). Ce rapport vise à analyser les mesures possibles de lutte aux émissions de GES et à déterminer les plus efficaces (et les moins coûteuses).

La politique climatique en contexte

Cette section présente la dynamique du réchauffement climatique (qui se manifeste surtout au Canada par de grands incendies de forêt et des inondations, sans compter les canicules et bien d’autres effets) et les cibles de réduction des émissions de GES (une réduction de 30 % par rapport au niveau de 2005 en 2030 et de 80 % en 2050) par rapport à leur évolution projetée (voir ce graphique). La Commission précise aussi que les «Canadiens ne comptent que pour 0,5 % de la population mondiale, mais sont responsables de 1,6 % des émissions globales de GES» et que l’inaction d’un pays aussi riche et aussi émetteur aurait un effet démobilisateur sur les autres pays (et vice-versa). Elle fait ensuite le tour des mesures prises et projetées, qui n’ont pas permis jusqu’à maintenant de réduction notable (baisse de moins de 5 % de 2005 à 2016) et seraient insuffisantes pour atteindre l’objectif de baisse de 30 % d’ici 2030 (elles permettraient une diminution d’au plus 20 %, baisse loin d’être acquise, surtout si on construit des pipelines et des oléoducs).

Des instruments politiques pour atteindre la cible de 2030 au Canada

Les trois instruments analysés dans cette section (laissant de côté la persuasion morale, les campagnes d’information, les politiques d’approvisionnement et les achats de crédits internationaux d’atténuation qui financent des réductions d’émissions réalisées dans d’autres pays) sont :

  • la tarification du carbone : il s’agit des taxes sur le carbone, des systèmes de plafonnement et d’échange de droits d’émission et de la tarification basée sur la production, trois mesures mettant un prix sur les émissions de GES et générant des recettes que l’on peut employer pour aider les ménages et les entreprises à faire face aux coûts accrus ou pour investir dans des projets innovateurs; le principe est de laisser aux entreprises et aux ménages le soin de choisir la façon de faire face aux hausses de prix générées par ces tarifs (diminuer ou modifier sa consommation, isoler sa maison, etc.);
  • la réglementation : il s’agit d’interdire complètement des produits (réglementation prescriptive, comme l’interdiction des ampoules incandescentes, du DDT ou peut-être un jour des automobiles à essence) ou ceux qui dépassent une norme d’efficacité (réglementation flexible, comme la norme de carburants à faible teneur en carbone en Colombie-Britannique et ailleurs);
  • les subventions : il s’agit de subventionner l’achat de produits ou de technologies qui réduisent les émissions de GES, soit directement (montants pour l’achat d’une voiture électrique, financement de la recherche, etc.) ou indirectement (crédits ou déductions d’impôts, surtout, par exemple sur l’achat de titres de transport en commun).

La Commission analyse ensuite ces trois types de mesures en matière de visibilité, de coûts et d’efficacité. Sa préférence pour la tarification du carbone est évidente dans cette analyse.

Trois approches de politique climatique au banc d’essai

Les trois approches analysées ici sont la tarification du carbone, un mélange de réglementation extensive et de subventions, et un autre mélange de subventions et de réglementation des pratiques industrielles. La Commission utilise pour cette analyse un modèle dynamique d’équilibre général calculable (le modèle gTech de Navius Research), type de modèles avec des hypothèses irréalistes que j’ai déjà critiqués à quelques reprises (entre autres ici, ici et ici). Disons que je m’attendais à trouver cette bibitte dans ce rapport… Au moins, la Commission mentionne que ce modèle a des imperfections (et que «cette estimation se voulait surtout une façon de comparer le coût et l’efficacité de la tarification du carbone avec d’autres moyens d’action»), mais ne parle pas des pires (les conclusions de ce genre de modèles sont en général dans leurs hypothèses et dans leurs équations). Cela dit, je ne peux pas commenter davantage, car la Commission ne décrit pas son fonctionnement. Il faut donc faire un acte de foi pour croire en ses résultats, ce que je ne ferai pas!

C’est avec ce modèle que la Commission est arrivée à la conclusion qu’il faudrait porter en 2030 à 210,00 $ la tonne de CO2 la taxe sur le carbone pour que le Canada puisse atteindre sa cible de réduction des émissions de GES, soit plus du double (102,00 $) de la conclusion du directeur parlementaire du budget (DPB) établie en juin dernier à l’aide d’un autre modèle d’équilibre général calculable (ENVISAGE). C’est dire comme ces modèles sont fiables et précis (et qu’ils dépendent des hypothèses retenues, non mentionnées dans les deux cas)… Notons que toutes les recettes de cette tarification seraient remises aux ménages, sauf une partie de celles provenant des entreprises.

Cette approche de la tarification du carbone comprend certaines réglementations pour les émissions de méthane des sites d’enfouissement, les normes nationales d’efficacité énergétique, les normes minimales de consommation moyenne de carburant applicables à l’industrie automobile, les normes d’électricité renouvelable et les normes de carburants à faible teneur en carbone. Elle ne tient pas compte des innovations qui peuvent survenir (surtout si on investit dans la recherche, mais rien n’est prévu ici à cet effet), innovations qui pourraient permettre l’atteinte de la cible de 2030 à un niveau moins élevé de taxation. Mais, les modèles ne sont pas bons pour prévoir les innovations, nous dit la Commission.

L’approche du mélange de réglementation extensive et de subventions regroupe une série de mesures réglementaires, mais qui ne me semblent pas si «extensives» (quoique pas mauvaises). Pas question, par exemple, de réduire l’extraction de pétrole en Alberta et en Saskatchewan ou d’interdire GNL au Saguenay ou la vente de voitures à essence à compter d’une année donnée (2025 en Norvège, 2030 au Danemark, etc.). Les investissements en transport en commun me semblent plus intéressants. Ces mesures exigeraient pour leur financement des hausses importantes d’impôts variant selon les provinces de 1,5 à 3,5 points de pourcentage pour les particuliers et de 1,0 à 2,5 points pour les entreprises, et cela, en tenant compte d’une tarification du carbone à 50,00 $ la tonne de CO2 (niveau prévu pour 2022).

Sans surprise, le modèle gTech juge cette approche plus coûteuse et moins efficace que la tarification du carbone. Ce que je trouve étrange, c’est que les effets de la tarification du carbone puissent se produire sans dépenses de l’État. Par exemple, on dit dans le rapport que la tarification ferait augmenter l’utilisation du transport en commun, ce qui est en effet une conséquence logique, mais pour que cela se fasse, il faudrait y investir pour en offrir davantage! Pourtant, je le rappelle, toutes les recettes seraient remises aux ménages et cette approche ne prévoit aucune augmentation d’impôt ou autre source de financement.

L’approche de subventions et de réglementation des pratiques industrielles ferait encore plus augmenter les impôts, cette hausse variant selon les provinces de 4,0 à 10,5 points de pourcentage pour les particuliers et de 2,0 à 6,0 points pour les entreprises, et là aussi, en tenant compte d’une tarification du carbone à 50,00 $ la tonne de CO2. La Commission explique cette hausse plus élevée que dans l’approche précédente par le fait que les règlements proposés ici ne touchent que les pratiques industrielles et que cette approche exige donc plus de subventions. L’analyse de cette approche est selon moi une perte de temps, car elle ne fait que la ridiculiser, comme le montre le graphique ci-contre qui indique la croissance prévue par le modèle gTech selon l’approche retenue : la première permettrait une croissance du PIB par habitant intéressante, la deuxième, une croissance plus faible et la troisième, entraînerait une baisse du PIB par habitant. On s’en doutait un peu…

La Commission fournit ensuite quelques raisons de la plus grande efficacité de la tarification : elle est plus flexible, touche tous les secteurs (ce qui est un de ses plus grand avantages, selon moi), n’exige pas de hausses d’impôts (si on n’investit pas, c’est vrai, mais ses avantages seront par le fait même limités), est peu coûteuse à administrer et suscite plus d’innovations que les autres approches (la démonstration n’est pas convaincante sur ce dernier point).

Des options plus efficaces sur le plan économique

La première option consiste à ne compenser que les ménages à faible revenu (les 40 % les plus pauvres), ce qui exige environ 15 % des recettes (car ces ménages émettent moins que les ménages plus riches), et à utiliser le reste des recettes pour réduire l’impôt sur le revenu des particuliers et des entreprises, réduction variant de 0,5 point de pourcentage au Québec à 7,0 points en Saskatchewan pour les particuliers et de 1,0 point au Québec à 7 points en Saskatchewan pour les entreprises (voir les deux graphiques de cette page), variation d’une ampleur que la Commission n’explique pas et que je ne comprends pas non plus, comme si les recettes tirées de la tarification seraient environ 10 fois moins élevées par habitant au Québec qu’en Saskatchewan. Cette baisse d’impôt favorise théoriquement la croissance de l’économie et des investissements (mais cela ne se produit presque nulle part en réalité, comme on l’a vu lors des baisses d’impôts aux entreprises de Harper et de Trump). Elle prévoit aussi que ces réductions pourraient être moindres pour pouvoir «financer les infrastructures, rembourser la dette publique, investir dans l’innovation et les technologies de réduction des GES, par exemple» (ce qui, sauf le remboursement de la dette, serait déjà mieux et plus cohérent pour permettre ou faciliter les changements de comportements incités par la tarification). Elle contient aussi quelques autres modifications, dont des investissements en recherche et développement (c’est bien). Cette option ferait, selon le modèle gTech, augmenter la croissance un peu plus que l’approche 1.

La Commission propose aussi des options «améliorées» des deux autres approches (avec des réglementations plus flexibles), ce qui donnerait de toute façon des résultats moins bons que ceux de l’approche 1 modifiée du paragraphe précédent.

Conclusions et recommandations

La Commission revient sur le contenu des parties précédentes et émet ses recommandations :

  • établir des politiques rigoureuses permettant d’atteindre les cibles de réduction des émissions de GES en ajustant ces politiques en fonction des résultats réels;
  • miser sur une tarification du carbone croissante;
  • advenant un rejet de la tarification du carbone croissante, adopter des mesures réglementaires flexibles dont la rigueur augmente progressivement.

Et alors…

Je peux sembler sévère face à ce rapport, d’autant plus que, comme je l’ai mentionné en amorce, j’appuie l’adoption de mesures écofiscales. Je suis par contre allergique aux études qui défendent une solution précise plutôt que d’analyser une question de façon impartiale. Comment se fait-il, par exemple, qu’aucune approche mixte, disons une hausse de la taxe à 100,00 $ la tonne de CO2 avec une réglementation conséquente et un certain nombre d’investissements en innovation et en infrastructures, n’ait été présentée? Il faut dire qu’avec le modèle utilisé, il est presque certain que la Commission aurait conclu à la supériorité de la taxe à 210,00 $ la tonne.

Tout n’est pas mauvais dans ce rapport, mais il donne raison aux personnes qui s’opposent à l’écofiscalité parce qu’elles craignent qu’on mette ainsi tous nos œufs dans le panier des mesures axées sur le fonctionnement des marchés, qui ne fonctionnent d’ailleurs à peu près jamais comme la théorie le prétend. Oui, l’écofiscalité présente certains avantages sur la réglementation (notamment parce qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas tout réglementer), mais la réglementation en présente aussi sur la fiscalité, par exemple pour interdire des produits ou des procédés qu’une taxe ne peut que réduire, ce que le rapport reconnaît, mais pas à sa juste mesure et pas dans suffisamment de domaines. Et la persuasion. la sensibilisation et les campagnes d’information peuvent aussi contribuer, mais, ça aussi, les modèles ne peuvent pas, même avec leurs hypothèses, en mesurer l’impact.

Pire, ce rapport ne dit rien sur le moyen d’atteindre la cible de 2050, soit une réduction de 80 % sous le niveau de 2005. Pour atteindre cette cible, il faudrait qu’il ne reste que 20 % des émissions de 2005, par rapport à 70 % en 2030, soit un niveau trois fois et demie moins élevé qu’en 2030 seulement 20 ans après! Comme les premières réductions sont les plus faciles à réaliser, à combien cette taxe devrait monter pour éviter l’adoption de réglementations? Et, serait-ce possible? Je considère (comme bien d’autres) que les mesures adoptées pour atteindre la cible de 2030 doivent être conçues pour contribuer aussi à l’atteinte de celles de 2050. Et, pour cela, l’écofiscalité ne sera jamais suffisante à elle seule. Ça prend des changements de modes de vie et de gros changements que jamais des incitatifs fiscaux ne suffiront à provoquer à eux seuls.

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