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Le salaire minimum à 13,10 $

27 décembre 2019

Il y a deux ans, quand le gouvernement a annoncé que le salaire minimum passerait de 11,25 $ à 12,00 $ en mai 2018, Simon Gaudreault, alors économiste principal à la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), a déclaré que «Quand le salaire minimum augmente de 6.7 %, les revenus des entreprises n’augmentent pas automatiquement de 6,7 %», déclaration qui m’avait amené à contredire cet argument démagogique dans ce billet. Cette année, le vice-président de la FCEI, François Vincent, a été plus original en affirmant, à la suite de l’annonce de la hausse de 0,60 $ de 12,50 $ à 13,10 $ en mai prochain, que «La hausse proposée de 4,8 % du salaire minimum est presque aussi importante que leur marge de profit», comme si cette hausse allait éliminer complètement la marge de profit des entreprises. Cherchant en plus à nous émouvoir, il a ajouté que «Pour atténuer cette pression financière, c’est souvent l’entrepreneur lui-même qui va travailler davantage ou diminuer son propre salaire». Il n’a par contre pas dit un mot sur les conditions de vie de leurs employé.es qui touchent le salaire minimum. Bref, que la hausse du salaire minimum soit de 6,7 % ou de 4,8 % ou même plus basse, elle représenterait dans tous les cas une charge trop élevée pour nos pauvres employeurs selon la FCEI. Cet argument, aussi mauvais que celui d’il y a deux ans, nous permet de nous poser la bonne question : de combien les revenus d’une entreprise doivent-ils augmenter pour compenser la hausse de 4,8 % du salaire minimum?

Analyse d’impact réglementaire

Chaque fois que le gouvernement annonce une hausse du salaire minimum, c’est-à-dire chaque année, le Secrétariat du travail du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale produit un document intitulé Analyse d’impact réglementaire – Révision du taux général du salaire minimum. Même si les médias n’en parlent presque jamais, c’est dans ce document qu’on trouve les motifs de la hausse adoptée. Il contient aussi de nombreuses données difficilement accessibles ailleurs. Comme je l’ai fait il y a près de deux ans, je vais utiliser ces données pour aborder différents aspects de la hausse du salaire minimum et pour répondre à la question que j’ai posée en amorce.

Ce document est précieux. Mais, il faut toujours avoir en tête en le lisant qu’il est un document promotionnel, non exempt de comparaisons complaisantes, voire trompeuses. Par exemple, on peut y lire à propos du graphique ci-contre, qu’une «hausse du SM [salaire minimum] de 0,60 $ l’heure surpasserait de plus de 3,64 points de pourcentage le taux de croissance du PIB réel par habitant».

Comment peut-on comparer la croissance du PIB réel par habitant, c’est-à-dire après avoir enlevé les effets de l’inflation, avec la croissance en dollars courants du salaire horaire moyen (SHM) et du salaire minimum (SM)? C’est carrément trompeur. Cela dit, le graphique nous montre tout de même que la hausse de 4,8 % du salaire minimum sera nettement supérieure aux prévisions d’inflation (croissance de 1,91 % de l’indice des prix à la consommation, IPC dans le graphique) et de croissance du salaire horaire moyen (3,47 %). Il était inutile d’en remettre avec des comparaisons trompeuses.

Quelques caractéristiques comparées des salarié.es au salaire minimum

Le tableau ci-contre a été construit à partir de données publiées dans le document d’analyse d’impact. La première ligne nous apprend qu’il y avait entre mai 2018 et avril 2019 en moyenne 326 100 personnes au salaire minimum (SM), représentant 8,8 % de l’emploi salarié total. En fait, ce nombre est un peu surestimé, car il s’agit du nombre de personnes qui recevaient un salaire horaire de 12,50 $ ou moins entre mai 2018 et avril 2019, alors que le salaire minimum était en fait de 12,00 $ au cours des mois retenus. C’est d’ailleurs pourquoi on trouve un nombre plus élevé de salarié.es au SM dans ce document (et ce tableau), soit 326 100, que dans les données publiées par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) dans cet autre tableau, soit 295 800 en 2018. Ce tableau nous apprend aussi que :

  • les femmes représentaient 58,3 % des personnes touchant 12,50 $ ou moins, mais 48,2 % de celles gagnant un salaire plus élevé;
  • plus de 65 % des personnes touchant 12,50 $ ou moins travaillaient dans le commerce de détail (40,2 %) et dans l’hébergement et la restauration (26,4 %), proportions beaucoup plus élevées que chez les autres salarié.es (10,3 % et 4,7 %);
  • malgré cette concentration, les personnes touchant 12,50 $ ou moins ne représentaient qu’un peu plus du tiers (35,0 %) de la main-d’œuvre de l’hébergement et la restauration, et qu’un peu plus du quart (27,2 %) de celle du commerce de détail.

Par ailleurs, le tableau de l’ISQ nous indique que plus de 60,0 % des personnes touchant le salaire minimum (178 600 sur 295 800) travaillaient à temps partiel, c’est-à-dire moins de 30 heures par semaine, proportion environ quatre fois plus élevée que chez les autres travailleur.euses (15,4 %), selon le tableau 14-10-0327-01 de Statistique Canada. Ce constat rend peu pertinents les calculs de l’analyse d’impact qui compare dans ce tableau le revenu annuel de personnes touchant le salaire minimum au seuil de faible revenu selon la mesure du panier de consommation (MPC) en se basant sur des semaines de travail de 32 et de 40 heures (et un travail à l’année), ce qui n’est le cas que d’une minorité de ces personnes.

D’autres données à la page 7 du document nous montrent que, toujours entre mai 2018 et avril 2019, il y avait 409 100 personnes qui recevaient un salaire horaire de moins de 13,10 $ (et 1600 qui avaient un salaire égal à 13,10 $), soit 11,0 % des salarié.es. Cette donnée explique que le ministre ait déclaré lors de l’annonce de la hausse du salaire minimum que «409 100 salariés (…) vont bénéficier de cette augmentation-là le 1er mai 2020, dont 235 700 femmes». En fait, comme la hausse du salaire minimum ne se produira qu’en mai prochain et que cette donnée est une moyenne de la situation observée entre un et deux ans avant cette date, alors que le salaire minimum était de 12,00 $ seulement, il est plus que probable qu’il y aura moins de 400 000 personnes qui profiteront directement de la hausse à 13,10 $ en mai prochain. Par contre, il faut tenir compte des personnes gagnant déjà 13,10 $ de l’heure ou un peu plus qui obtiendront des hausses de salaires pour conserver un certain écart salarial avec les personnes touchant le salaire minimum. Le document ne tente malheureusement pas d’estimer l’ampleur de cet effet indirect (ou effet d’émulation).

Hausse des revenus nécessaire

Le tableau qui suit, tiré de celui de la page 15 du document, permet entre autres d’évaluer l’importance relative de la masse salariale versée aux personnes qui travaillent au salaire minimum par rapport à la masse salariale versée à l’ensemble des salariés.

Ce tableau nous montre dans la partie du haut le nombre moyen de personnes salariées au Québec de mai 2018 à avril 2019, le nombre total d’heures qu’elles ont travaillé et la masse salariale qu’elles ont reçue (y compris «les retenues et les cotisations payées par les employeurs», ce qui augmente la masse salariale de 16,3 % en moyenne). La partie du centre présente les mêmes données, mais pour les personnes touchant le salaire minimum (c’est-à-dire ayant reçu un salaire horaire de 12,50 $ ou moins entre mai 2018 et avril 2019). Enfin, la troisième partie, que j’ai ajoutée au tableau du document, indique le pourcentage des salarié.es, des heures travaillées et de la masse salariale des personnes touchant le salaire minimum par rapport aux mêmes données pour l’ensemble des salarié.es. Les colonnes présentent ces données pour l’ensemble des industries, pour les trois grands secteurs de l’économie (primaire, secondaire et des services) et pour les deux industries où on trouve proportionnellement le plus de salarié.es touchant le salaire minimum, soit le commerce de détail et l’hébergement et la restauration.

Ce tableau permet de constater que si, entre mai 2018 et avril 2019, les personnes touchant 12,50 $ ou moins occupaient 8,8 % des emplois salariés, leurs heures travaillées ne représentaient que 6,4 % du total et les salaires qu’elles recevaient seulement 2,7 % de la masse salariale totale, soit 3,2 fois moins que leur part des emplois salariés. Cette donnée est importante, car elle montre à quel point il est absurde de penser qu’une hausse de 4,8 % (ou même de 6,7 %) de sommes qui ne représentent que 2,7 % de la masse salariale puisse avoir un effet majeur sur le marché du travail et sur les finances des entreprises. Cette hausse représente en effet directement seulement 0,13 % de la masse salariale globale (4,8 % x 2,7 % = 0,13 %). Même en doublant ce coût pour tenir compte de la hausse salariale des personnes gagnant entre 12,50 $ et 13,10 $ et de la hausse indirecte qui serait accordée aux personnes gagnant un peu plus de 13,10 $ pour qu’elles conservent un certain écart salarial avec les personnes touchant le salaire minimum, cette hausse ne s’élèverait qu’à 0,26 % de la masse salariale globale.

D’ailleurs, on peut lire à la page 14 du document que «L’augmentation de la masse salariale au SM selon la hausse de 0,60 $ l’heure serait de 252,5 millions de dollars, soit 0,14 % de l’ensemble de la masse salariale brute au Québec», résultat très semblable au mien. Comme les personnes qui gagnaient 13,10 $ et moins en moyenne entre mai 2018 et avril 2019 auront sûrement eu des hausses salariales entre cette période et mai 2020, on peut même penser que cet impact serait en fait encore moins élevé que cela.

Pour les deux secteurs où on trouve proportionnellement le plus de personnes touchant le salaire minimum, soit le commerce de détail et l’hébergement et la restauration, les auteur.es calculent que la hausse du salaire minimum augmentera leur masse salariale de respectivement 0,60 % et 0,95 %, taux ressemblant au résultat de mes calculs (0,58 % et 0,93 %). En tenant compte des effets indirects, on peut estimer que ces deux hausses seraient d’au plus 1,2 % et 1,9 %.

Je pourrais arrêter là, mais la masse salariale n’est qu’un des postes de dépenses des entreprises! Pour répondre à ma question (de combien les revenus d’une entreprise doivent-ils augmenter pour compenser la hausse de 4,8 % du salaire minimum?), il faut en plus savoir quel pourcentage représente la masse salariale des entreprises sur leurs ventes totales.

Pour répondre à cette question, j’ai utilisé les données des tableaux 33-10-0006-01 (ensemble du secteur des entreprises), 33-10-0102-01 (hébergement), 21-10-0171-01 (restauration) et 20-10-0066-01 (commerce de détail) de Statistique Canada. Ces données m’ont permis de calculer que la masse salariale (y compris les avantages sociaux) représentait au Canada en moyenne pour 2013 à 2017 environ 18 % des ventes dans l’ensemble des entreprises, et pour le Québec, environ 12 % dans le commerce de détail et 32 % dans l’hébergement et la restauration.

Compte tenu des effets direct et indirect de la hausse du salaire minimum de 4,8 % sur la masse salariale totale et de la part de la masse salariale sur les ventes, on peut donc estimer que la croissance des ventes (ou des prix) nécessaire pour la compenser est de :

  • effet direct sur les ventes pour l’ensemble des entreprises : 0,13 % (effet sur la masse salariale) x 18 % (part de la masse salariale sur les ventes) = 0,023 %;
  • effets direct et indirect sur les ventes pour l’ensemble des entreprises : 0,26 % x 18 % = 0,047 %;
  • effet direct sur les ventes pour le commerce de détail : 0,60 % x 12 % = 0,072 %;
  • effets direct et indirect sur les ventes pour le commerce de détail : 1,2 % x 12 % = 0,14 %;
  • effet direct sur les ventes pour l’hébergement et la restauration : 0,95 % x 32 % = 0,30 %;
  • effets direct et indirect sur les ventes pour l’hébergement et la restauration : 1,9 % x 32 % = 0,61 %.

On peut donc conclure que, plutôt que de nécessiter une hausse des ventes de 4,8 %, la hausse des recettes de l’ensemble des entreprises devra plutôt se situer entre 0,023 % (effet direct) et 0,047 % (effets direct et indirect) pour compenser les effets de la hausse du salaire minimum de 4,8 %, soit entre 103 et 205 fois moins que cette hausse! Ce calcul permet aussi d’estimer l’effet sur l’inflation, ce qui est pertinent, car bien des adversaires de la hausse du salaire minimum prétendent que la hausse du salaire minimum est inutile, car cette hausse serait absorbée par l’inflation qu’elle générerait. Or, l’inflation générée par la hausse du salaire minimum de 4,8 % sera, si les employeurs la compensent entièrement en haussant leurs prix (et non pas en baissant leur propre salaire, comme l’avançait le vice-président de la FCEI), entre 0,023 % et 0,047 %, soit de moins de 0,05 point de pourcentage. Aussi bien dire qu’elle sera presque nulle!

Pour les deux secteurs où on retrouve le plus de personnes touchant le salaire minimum, la hausse des ventes (ou des prix) nécessaire pour compenser la hausse du salaire minimum de 4,8 % varierait entre 0,07 % et 0,61 %, soit entre 8 et 67 fois moins que celle du salaire minimum. Et, notons que si cet effet est plus élevé que la moyenne dans ces deux industries, c’est qu’il y a des industries où cet effet est encore moindre que la fourchette moyenne de 0,023 % à 0,047 %! On peut finalement ajouter que, même si le gouvernement n’avait pas adopté une hausse du salaire minimum, les employeurs auraient sûrement augmenté les salaires des personnes touchant le salaire minimum ou un peu plus de 1 ou 2 % ou même, qui sait, de la moyenne de 3,47 % prévue dans le document (comme indiqué dans le premier graphique de ce billet). En tenant compte de ce facteur, on peut conclure que l’effet spécifique sur les prix de la hausse du salaire minimum sera en fait bien plus faible que mes calculs l’estiment, et qu’il ne sera pas nécessaire que les employeurs rognent sur les profits de leur entreprise ou travaillent de nombreuses heures sans rémunération pour y faire face.

Et alors…

Ce billet a permis de déconstruire un des mythes le plus souvent entretenu par les adversaires des hausses du salaire minimum. Année après année, ils et elles reviennent avec les mêmes épouvantails : cette hausse nuirait aux personnes qu’elle est censée aider en entraînant des baisses d’emplois (effet qui ne s’observe pas depuis longtemps), l’emploi diminuerait pour les jeunes et la hausse les ferait décrocher davantage de l’école (bizarre de logique qui prétend que la baisse de l’emploi chez les jeunes en fera décrocher davantage pour occuper des emplois qu’on prévoit moins nombreux…), cette hausse créerait une forte inflation qui annulerait les avantages de l’augmentation de leurs salaires, etc. Malgré certaines incertitudes dans mes calculs (surtout sur l’effet d’émulation), l’écart entre les affirmations des adversaires de la hausse du salaire minimum et les résultats de mes calculs (et de ceux du Secrétariat du travail) ne laissent aucun doute sur la fausseté de ces affirmations.

Ce qu’il y a de bien avec le document d’analyse d’impact que le Secrétariat au travail publie pour expliquer les motifs de la hausse du salaire minimum est que, quand la hausse est significative comme depuis quelques années (deux hausses de 0,50 $, une de 0,75 $ et la prochaine de 0,60 $), on y trouve des données et des analyses allant dans le sens des arguments des personnes (comme moi) et des organismes qui revendiquent de fortes hausses du salaire minimum. On y parle par exemple du coût très élevé que le roulement de personnel représente pour les employeurs, roulement qui peut être réduit en augmentant les salaires, notamment au moyen d’une hausse du salaire minimum.

Les auteur.es reviennent malgré tout avec la supposée nécessité que le salaire minimum ne dépasse pas un certain niveau du salaire moyen, soit 47 % avant ces quatre hausses et maintenant 50 %. Il est peut-être bon de préciser que, l’an passé, ce document prévoyait que la hausse du salaire minimum à 12,50 $ porterait ce ratio à 0,5002 en mai 2019 (voir le graphique au bas de cette page), alors que le rapport de cette année montre qu’il a en fait atteint 0,4933 ce mois-là (voir le graphique au bas de cette page) et que la hausse de cette année le ferait atteindre 0,4993 en mai 2020. Cela dit, cette méthode montre que, sans la hausse plus importante que prévue du salaire moyen, la hausse du salaire minimum de cette année aurait été minime si on avait voulu absolument que le salaire minimum ne dépasse pas 50 % du salaire moyen. C’est aussi ce que je crains pour l’an prochain. Si la hausse prévue de 3,47 % du salaire horaire moyen ne se réalisait pas, est-ce à dire que le salaire minimum serait gelé? Cette possibilité montre l’urgence de faire augmenter le ratio maximal du salaire minimum de 50 % du salaire horaire moyen, vu qu’on sait maintenant que rien de désastreux ne surviendrait, ce ratio ayant atteint 57 % en Ontario en 2018 (voir le graphique au bas de cette page) sans effet négatif sur le marché du travail! À 57 ou 58 %, on l’aurait, le salaire minimum à 15,00 $!

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