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Dépossession II

3 février 2020

Les auteur.es du livre Dépossession II – Une histoire économique du Québec contemporain – Les institutions publiques, dirigé par le politologue Philippe Hurteau pour l’Institut de recherche et informations socio-économiques (IRIS), contestent «l’idée selon laquelle le projet de libération nationale des années 1960-1970 aurait porté ses fruits» et démontrent «que la configuration néolibérale de nos institutions publiques remonte aux origines de celles-ci».

Introduction : Philippe Hurteau considère que nous idéalisons souvent la période de la Révolution tranquille, soulignant entre autres le faible contrôle démocratique des acquis qui y ont été obtenus et le caractère équivoque des objectifs qui y étaient poursuivis, soit la visée progressiste (institutions vouées à la justice sociale), la visée modernisatrice (rattrapage du retard économique du Québec) et la visée nationaliste (développement d’une bourgeoisie francophone en mesure de concurrencer «la mainmise des anglophones sur le monde des affaires»). On dit souvent que le courant néolibéral qui s’est installé au pouvoir à compter des années 1980 a remis en question les acquis les plus progressistes de cette période, mais s’agit-il vraiment d’une remise en question ou d’une continuité? C’est entre autres à cette question que tente de répondre ce livre en ayant recours au concept de dépossession «afin de saisir un fil continu trop souvent imperceptible».

1. Santé et services sociaux – Le rêve dissipé des affaires sociales : Guillaume Hébert et Jennie-Laure Sully décrivent tout d’abord l’évolution de la médecine et de l’accès aux soins de santé des débuts de la Nouvelle-France à la création du régime d’assurance maladie en 1970, évolution fortement influencée par les revendications et les actions des mouvements sociaux, dont les syndicats. Ensuite, il et elle ajoutent que la «portée de l’assurance maladie s’élargira graduellement jusqu’en 1982, puis la tendance s’inversera» par la désassurance de nombreux actes.

Les deux conséquences les plus marquantes des très nombreuses réformes mises en place depuis 1982, décrites en détail dans ce texte, sont l’application des principes de la nouvelle gestion publique (pratiques de gestion privée appliquées au secteur public) et la privatisation d’actes médicaux (désassurés et même assurés), de soins de longue durée, de services à domicile, de services auxiliaires (services alimentaires, entretien, lessive, etc.), de services de première ligne (par la création des groupes de médecine de famille, GMF) et de projets de construction (par des partenariats public-privé ou PPP). Cette privatisation se manifeste aussi par les interventions de fondations, comme celles de la famille Chagnon et du docteur Julien. Les auteur.es concluent que, dans «la mesure où l’on considère la santé comme un bien commun, l’usurpation des instruments aptes à l’engendrer, à la préserver ou à la rétablir est une privation – une dépossession – qu’un peuple ne devrait pas avoir à subir».

2. Éducation primaire-secondaire – L’école, toujours au service de la classe dominante? : Wilfried Cordeau, avec la collaboration de Pierre-André Champoux, présente l’évolution du système scolaire québécois en la divisant entre deux périodes charnières. Au cours de la première, qui s’étend de 1960 à 1995, l’école se bâtira «sur une tension structurelle entre, d’une part, les espoirs de démocratisation et de formation générale humaniste, et, d’autre part, l’exigence industrielle d’un système de qualification de masse». Cette période débute vraiment par la création en 1961 de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement (Commission Parent) dans un contexte de retard important de la scolarisation au Québec, surtout chez les francophones. L’auteur souligne que la plupart des recommandations de cette commission ont été mises en œuvre. Malgré les améliorations que la mise en œuvre de ces recommandations a permises, l’école québécoise qui en a résulté a fait l’objet de critiques, tant à gauche (car elle reproduit les inégalités sociales et transmet les valeurs de la classe dominante) qu’à droite (car elle n’est pas assez axée sur les besoins engendrés par la concurrence internationale).

La deuxième période (1995 à aujourd’hui) s’ouvre avec la création de la Commission des États généraux sur l’éducation (voir son rapport) qui débouchera sur de nombreuses réformes, décrites en détail dans ce texte, allant souvent à l’encontre de ses recommandations et laissant pointer l’objectif non avoué de la marchandisation de l’éducation (notamment par l’adoption de l’approche par compétences et par l’application des principes de la nouvelle gestion publique, comme en santé). Ces réformes mèneront à l’instauration d’un système d’éducation à trois vitesses (privé, public sélectif et public «ordinaire») dans un contexte de compressions budgétaires. Ce virage, surtout celui de la marchandisation de l’éducation, n’est pas propre au Québec, mais est encouragé par de nombreux organismes internationaux et canadiens. En se laissant guider ainsi par ces organismes, le Québec participe à la dépossession de ses institutions. L’auteur conclut en en appelant au développement d’une «autre conception du bien commun, susceptible de relancer le projet d’une école plus humaniste, plus démocratique et universellement émancipatrice».

3. Université – Réformes et résistances : Philippe Hurteau et Alexandre Leduc visent avec ce texte à analyser l’évolution des tensions entre la reproduction des élites et l’émancipation de la population dans les universités québécoises depuis leur création au XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Ils présentent aussi trois grands modèles universitaires : l’université marchande, l’université libre et l’université d’État. Ils abordent ensuite :

  • les luttes sur les droits de scolarité et l’aide financière aux études (prêts et bourses) dans les années 1960 et 1970;
  • la création du réseau de l’Université du Québec;
  • l’application des principes de la nouvelle gestion publique, ici aussi;
  • la tendance des universités à se considérer au service des employeurs;
  • la marchandisation de l’éducation;
  • le financement des universités, dont la part provenant du secteur privé et des étudiant.es a grandement augmenté;
  • les tentatives de modifier la «gouvernance universitaire»;
  • la grève de 2012 et ses suites.

Les auteurs concluent qu’il «est urgent de renouer avec un modèle universitaire qui privilégie l’indépendance vis-à-vis du marché et de l’État» et précisent que «c’est grâce aux luttes étudiantes, syndicales et sociales que nos universités pourront devenir autre chose qu’un vaste marché imprégné des valeurs néolibérales».

4. Fiscalité – Une révolution culturelle dont débattre : Pierre-Antoine Harvey «se penche sur l’évolution du régime fiscal des particuliers au Québec et met en lumière les débats qui l’entourent, les acteurs qui l’influencent, les intérêts qui s’y opposent». Il présente cette évolution depuis 1917, mais surtout depuis 1960, expliquant de façon claire et exhaustive les nombreuses réformes fiscales et leurs fondements économiques et idéologiques.

Il conclut que ces réformes ont entraîné «un déclin presque continu de la progressivité du système d’imposition», que les gouvernements ont eu tendance à les justifier «en brandissant l’argument de la compétitivité du régime fiscal québécois par rapport à celui de l’Ontario ou du Canada» et qu’elles ont mené à «la dépolitisation graduelle, au fil des décennies, du débat sur la fiscalité au profit d’un savoir technocratique fondé sur des diagnostics commandés à des spécialistes» souvent orientés idéologiquement. Et ce n’est sûrement pas la CAQ qui renversera ces tendances!

5. Retraite – Responsabilité individuelle ou projet collectif ? : Eve-Lyne Couturier présente l’évolution du système de retraite québécois à partir du XIXe siècle. Seule une faible minorité des travailleur.euses avait accès à des régimes d’employeurs au début de cette période. Le premier régime gouvernemental sera créé en 1908, mais ne sera offert qu’aux personnes qui peuvent cotiser. D’autres améliorations et programmes seront adoptés au cours des années suivantes (dont le régime enregistré d’épargne-retraite ou REER), mais il faudra attendre le milieu des années 1960 pour voir la création du régime des rentes du Québec (RRQ) et du régime de pensions du Canada (RPC).

Ensuite, elle aborde notamment :

  • le rôle et le mandat de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ);
  • la contribution de la CDPQ (j’ajouterais «et des autres fonds de retraite») à la financiarisation de l’économie;
  • l’application de principes de la nouvelle gestion publique à la gouvernance de la CDPQ;
  • le virage vers la promotion de l’épargne individuelle pour financer les retraites dans les années 1980 et par après, aussi bien en augmentant le plafond des REER qu’en favorisant les régimes privés à cotisations déterminées aux dépens des régimes à prestations déterminées;
  • dans la même veine de la priorité donnée à l’épargne individuelle, la création en 2013 de deux programmes ressemblant à des REER collectifs, le régime de pension agréé collectif (RPAC) au fédéral et le régime volontaire d’épargne-retraite (RVER) au Québec;
  • quelques améliorations au programme de la sécurité de la vieillesse (SV) et au supplément de revenu garanti (SRG);
  • le régime de retraite à financement salarial (RRFS), beaucoup plus équitable, mais dont il n’existe que deux exemples au Québec;
  • une amélioration récente au RRQ et au RPC.

Les changements des dernières années, sauf la bonification du RRQ et du RPC, encore là nettement insuffisante, se sont traduits «par un transfert de plus en plus franc du risque sur les individus». L’autrice conclut que «Vieillir est devenu un sport individuel : c’est chacun pour soi».

Conclusion : Après deux livres portant sur le thème de la dépossession, celui-ci sur celle des institutions publiques, le précédent sur celle des ressources naturelles (voir ce billet), Philippe Hurteau fait le point. Sans nier les avancées sociales importantes apportées lors de la Révolution tranquille, il ne peut que constater qu’elle a débouché sur une «transition d’une élite à une autre», d’une élite anglocapitaliste à une élite francocapitaliste, et d’une élite religieuse à une élite technocratique. L’auteur conclut que «c’est à un véritable effort de reprise en main, de «repossession», que doit déployer aujourd’hui le peuple québécois. […] Car aujourd’hui comme à l’aube des années 1960, la même question demeure : comment devenir véritablement maîtres chez nous?»

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire! Ce livre est un cours d’histoire passionnant sur nos institutions publiques. On peut en connaître les grandes lignes, mais, d’un chapitre à l’autre, ce livre nous permet de faire des liens pour mieux comprendre leur évolution, ce qui a bien été, ce qui a accroché et les raisons de ces succès et de ces échecs. Même si ce livre a été écrit par sept personnes différentes, on sent peu de brisure de style entre les textes, qui sont tous agréables à lire. Même si j’ai des réserves sur le concept de dépossession, il demeure pertinent comme trame commune entre ces textes et pour lier ce livre avec le précédent. Les 608 notes, surtout des références, mais aussi des compléments d’information, s’étendent sur 34 pages à la fin du livre, nous obligeant à utiliser deux signets. Heureusement, le livre n’est pas trop lourd!

4 commentaires leave one →
  1. 3 février 2020 5 h 57 min

    Les mouvements de gauche ont encore l’illusion d’un paradis perdu. Ils n’arrivent pas à comprendre qu’ils ont été instrumentalisés à une époque où le grand capital devait ménager sa main-d’œuvre. À partir du moment où le progrès l’a permis, les corporations ont délocalisé leur production et, dans la même logique, organisé le libre-échange. Les organisations syndicales qui se vantaient des résultats de leurs luttes, jusque là, n’y ont rien pu.
    Et maintenant, on veut importer de la main-d’œuvre pour empêcher une raréfaction coûteuse dans les domaines qu’on ne peut déménager et, pour ça, on fait miroiter des terres promises dans les pays où on a instauré le désespoir et la terreur.
    En sus, avec un cynisme abject, on tente de faire passer la pilule aux nations réceptrices en les taxant de xénophobie si elles n’acceptent pas la situation

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  2. 3 février 2020 11 h 25 min

    «les corporations ont délocalisé leur production et, dans la même logique, organisé le libre-échange»

    Avex-vous lu le billet (je n’ose demander si vous avez lu le livre)? Il porte sur les institutions publiques, qui ne sont pas encore contrôlées par «des «corporations», n’ont, à ma connaissance, peu ou pas délocalisé d’activités et sont peu touchées par le libre-échange.

    Quant à l’immigration et à la xénophobie, je ne vois toujours pas à quels chapitres vous faites référence. Votre commentaire était-il destiné à un autre texte? D’un autre site Internet?

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  3. 3 février 2020 17 h 57 min

    Les institutions publiques sont toujours contrôlées par des corporations et leur financement dépend des intérêts qui les contrôlent.
    Quoi qu’il en soit, histoire de préciser que j’apprécie votre travail, j’aimerais bien lire votre recension de cet ouvrage: https://www.penguinrandomhouse.com/books/545397/empty-planet-by-darrell-bricker-and-john-ibbitson/

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  4. 3 février 2020 20 h 31 min

    Oui, ça semble intéressant. 304 pages, c’est limite pour moi en anglais, mais ça va. Réservé! J’en ai toutefois quelques autres à lire avant et une couple déjà programmés. un mois ou deux, donc.

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