Les riches au Québec en 2016
Le ministère des Finances du Québec (MFQ) a publié le 30 janvier dernier ses Statistiques fiscales des particuliers pour l’année 2016, soit près de trois mois plus tard que l’an dernier pour l’année 2015. Notons que cette compilation a été faite 18 mois après la date limite de remise des déclarations (fin avril 2017), comme pour les versions portant sur 2010 et les années suivantes. Et, ô joie, le MFQ offre pour la première fois des tableaux en format .xlsx!
Trois sources de données différentes
Si j’attends cette version avant d’analyser les données sur les déclarations de revenus, c’est que ce document est le plus complet sur la question, tant par la quantité de variables présentées que par le nombre de déclarations traitées. En effet, les données les plus hâtives sur le sujet, mises à part les statistiques préliminaires T1 («fondées sur près de 95 % des déclarations de revenus et des prestations des particuliers»), vraiment trop préliminaires pour effectuer une analyse qui a du sens, sont celles du tableau 11-10-0055-01 de Statistique Canada qui présente des données pour 2016 depuis déjà octobre 2018 et qui dénombrait 6 473 630 contribuables pour le Québec. Notons en plus que les données de ce tableau reposent sur un échantillon de 20 % de ces contribuables. Quelques mois plus tard, l’Agence du revenu du Canada (ARC) a publié ses statistiques finales de la T1, qui, elles, étaient basées sur 6 561 590 contribuables, soit quand même 87 960 ou 1,4 % de plus que le tableau de Statistique Canada, mais avec des revenus totaux supérieurs de 1,9 %, ce qui montre que les contribuables qui ont les plus hauts revenus déposent plus souvent leur déclaration en retard. D’ailleurs, la moyenne des revenus déclarés des 6 473 630 contribuables du tableau de Statistique Canada était de 42 400 $, tandis que celles des 87 960 contribuables qui se sont ajoutés était de 58 750 $, moyenne plus élevée de 39 %.
Celles que je vais présenter dans ce billet se basent sur les déclarations de 6 604 916 contribuables (soit 43 326, ou 0,7 % de plus que les données des statistiques finales fédérales et 131 286 ou 2,0 % de plus que celles du tableau 11-10-0055-01). Et, comme les règles fiscales ne sont pas les mêmes au fédéral et au provincial, les données de ces documents (dont le revenu total) ne sont pas comparables.
Statistique Canada a publié en janvier 2018 une étude qui nous apprend que les personnes qui déposent leurs déclarations en retard ont des caractéristiques bien différentes de celles qui les déposent à temps et que ces différences peuvent amener des biais dans les analyses de ces données. Cette étude montre que je fais bien d’utiliser la source qui fournit le plus de données provenant des personnes ayant déposé leur déclaration en retard, même si cette source est publiée quelques mois après les autres.
Évolution du nombre de riches au Québec
Le tableau qui suit montre certaines des caractéristiques des contribuables les plus riches du Québec et la part des femmes dans ces caractéristiques.
Nombre, pourcentage et croissance : Les trois premières colonnes de ce tableau nous apprennent que 6,4 % des contribuables du Québec ont déclaré des revenus de 100 000 $ ou plus en 2016. Cette proportion est en hausse par rapport à 2015 (6,1 %, donnée non présentée dans ce tableau, mais comprise dans le tableau du billet portant sur 2015). Cette hausse s’explique par le fait que leur nombre a augmenté de 5,4 % alors que le nombre de contribuables ayant déclaré moins de 100 000 $ n’a augmenté que de 0,42 %, soit 13 fois moins. La troisième colonne nous montre que c’est parmi les contribuables ayant déclaré 250 000 $ et plus que la hausse fut la plus faible (0,11 % par rapport à la moyenne de 0,72 %). Cette faible hausse suit celle beaucoup plus forte observée en 2015 (7,2 %).
Comment expliquer cette faible hausse du nombre de super-riches? J’ai expliqué l’an dernier que l’année 2015 était atypique. En effet, en prévision de la hausse qui a porté en 2016 de 29 à 33 % le taux d’imposition maximal fédéral des contribuables déclarant 200 000 $ et plus de revenus imposables, ou de 24,2 à 27,6 % pour les contribuables du Québec, en tenant compte de l’abattement du Québec remboursable de 16,5 %, un bon nombre des contribuables riches qui pouvaient le faire ont devancé en 2015 le versement de certaines sommes, surtout les dividendes (voir ce billet pour plus de précisions à ce sujet). Par exemple, les dividendes déclarés par les contribuables gagnant au moins 250 000 $ du Québec ont augmenté de 29,8 % entre 2014 et 2015, mais ont diminué de 6,9 % entre 2015 et 2016. Ainsi, la part des revenus tirés de dividendes pour ces contribuables est passée de 19,3 % de leurs revenus totaux en 2015 à 15,1 % en 2016. Cette part (15,1 %) a même été la plus faible depuis au moins 2008. De même, la proportion des dividendes touchés par les contribuables ayant déclaré 250 000 $ et plus est passée de 40,9 % en 2015 à 32,1 % en 2016, proportion encore ici la plus faible depuis au moins 2008. Ce décalage du versement des dividendes pourrait aussi expliquer la forte hausse du nombre de contribuables gagnant entre 200 000 $ et 250 000 $ (9,5 % par rapport à la hausse de 4,7 % en 2015 et à la moyenne de 0,72 % en 2016), un bon nombre de contribuables ayant gagné tout juste un peu plus de 250 000 $ en 2015 en raison du versement anticipé des dividendes cette année-là ayant probablement gagné un peu moins en 2016.
La proportion de femmes parmi les contribuables fut de 50,9 %, proportion presque identique à celle de 2015 (51,0 %, leur nombre ayant augmenté de 0,65 % tandis que le nombre d’hommes augmentait de 0,79 %), proportion un peu plus élevée que dans la population âgée de 18 ans et plus en 2016 (50,5 %, selon le tableau 17-10-0005-01). Cette proportion plus élevée peut sembler étrange, mais s’explique peut-être par le fait que certains crédits, comme celui pour enfants, sont en général versés aux femmes (à 90,9 % en 2016) et qu’elles doivent déposer une déclaration de revenus pour y avoir droit.
Le fait que ces données soient présentées en dollars courants explique en partie le fait que le nombre de contribuables déclarant avoir gagné 100 000 $ a augmenté autant. En effet, comme le taux d’inflation en 2016 était de 0,7 %, 100 000 $ en 2015 valaient 100 700 $ en 2016. En conséquence, comme on peut estimer qu’environ 5 000 personnes gagnaient entre 100 000 $ et 100 700 $ en 2016 (en me basant sur le fait que 210 441 contribuables avaient déclaré des revenus se situant entre 100 000 $ et 129 999 $ et que leur revenu moyen était un peu inférieur à la moyenne de 115 000 $ de cette tranche, soit de 112 435 $), la hausse globale du nombre de personnes gagnant 100 000 $ et plus passerait en dollars constants de 5,4 % à environ 4,2 %. Il n’empêche que cette croissance de 4,2 % est plus de huit fois plus élevée que la hausse du nombre de contribuables gagnant moins de 100 000 $ en dollars de 2015 (0,50 %).
Cela dit, nos riches sont proportionnellement moins nombreux que dans le reste du Canada. En effet, en comparant les données fiscales fédérales pour le Canada avec celles pour le Québec, on observe que la proportion de contribuables qui gagnent au moins 250 000 $ était de 0,70 % au Québec, mais de 1,05 % dans le reste du Canada, proportion qui est plus élevée de 49 % à celle du Québec, écart en baisse par rapport à 2015 (65 %). Par contre, le revenu moyen de ces super-riches s’écartait moins, avec 498 260 $ au Québec par rapport à 511 228 $ dans le reste du Canada, soit 2,6 % de plus, écart aussi en baisse par rapport à 2015 (11,3 %). En raison de la plus grande importance du versement anticipé des dividendes dans le reste du Canada qu’au Québec, leur nombre a diminué de 8,3 % entre 2015 et 2016, alors qu’il a augmenté de 0,5 % au Québec. Bref, la proportion de super-riches est plus élevée dans le reste du Canada qu’au Québec, mais cet écart s’est atténué entre 2015 et 2016, comme je l’avais anticipé dans mon billet de l’an passé.
Revenus et impôts
Les quatrième et cinquième colonnes (intitulées «Revenus» et «Impôts»), montrent que si les 6,4 % des contribuables les plus riches, soit ceux gagnant au moins 100 000 $, payaient 37,8 % des impôts en 2016, ils avaient déclaré 26,4 % des revenus, soit plus de quatre fois plus que la moyenne. Et ceux et celles qui avaient déclaré au moins 250 000 $ ont payé 13,9 % des impôts, mais ont accaparé 9,0 % des revenus, soit près de 12 fois plus que leur proportion parmi les contribuables (0,76 %). Ils ont en moyenne amassé 511 800 $ chacun.e, soit 16 fois la somme déclarée par le contribuable médian (celui dont la moitié gagne plus que lui et la moitié moins), soit environ 31 900 $.
Il est aussi intéressant de noter que les contribuables qui ont déclaré au moins 250 000 $ ont payé 16,7 % de leurs revenus totaux en impôt provincial, soit 55 % de plus que la moyenne (10,8 %, en tenant compte des 35,9 % des contribuables qui n’en ont pas payé du tout même s’ils ont gagné 10,9 % de tous les revenus, dont 490 avaient déclaré au moins 250 000 $). En fait, si on considère que les contribuables ne déclarent que la moitié de leurs gains en capital, le véritable taux d’imposition des plus riches passe de 16,7 % à 15,2 %, taux moindre que celui des contribuables gagnant entre 200 000 $ à 249 999 $ (15,5 %). Ce nouveau taux (15,2 %) n’est plus que 44 % plus élevé que le taux moyen de 10,6 % (au lieu de 55 % plus élevé si on ne tient pas compte que seule la moitié des gains en capital sont déclarés). Notons aussi que les gains en capital sur la vente d’une résidence principale ne sont pas imposables, ce qui a coûté à l’État québécois environ 2,2 milliards $ en 2016 (voir au haut de cette page). Mais, comme ce gain en capital n’est pas déclaré, le document ne donne aucune information sur le revenu des contribuables qui bénéficient de cette dépense fiscale importante.
Le tableau montre ensuite que les femmes n’ont déclaré que 42,0 % des revenus, même si elles représentaient 50,9 % des contribuables, et qu’elles payaient 39,1 % des impôts. En fait, le revenu moyen déclaré en 2016 par les hommes (51 488 $) était 43,4 % plus élevé que le revenu moyen déclaré par les femmes (35 903 $). L’ampleur de cet écart pourrait étonner, mais il faut comprendre que les comparaisons de revenus entre les hommes et les femmes portent souvent sur le marché du travail, alors que ces données portent sur toutes les sources de revenus. Non seulement les femmes sont désavantagées sur le marché du travail par leur taux d’emploi moins élevé, leur salaire horaire plus faible et leur nombre inférieur d’heures travaillées (la différence des revenus d’emploi explique près de 75 % de l’écart de 43,4 %), mais elles ont aussi moins de revenus d’autres sources (environ 22 % de moins).
Il est aussi intéressant de constater que notre système fiscal provincial est beaucoup moins progressif que le système fédéral, avec un taux maximal d’imposition de 25,75 %, à peine 72 % de plus que le taux actuel le plus bas de 15 % (mais de 16 % en 2016, pour un écart à l’époque de seulement 61 %), alors que la différence est bien plus grande au fédéral, les taux passant de 15 % à 33 % (en fait de 12,5 % à 27,6 % au Québec, en tenant compte de l’abattement du Québec remboursable de 16,5 %), une différence de 120 %, soit 65 % de plus que la différence au Québec (et 97 % de plus en 2016). D’ailleurs, les contribuables québécois qui ont gagné 250 000 $ et plus par année ont payé 20,2 % de leurs revenus totaux en impôt fédéral, soit 118 % de plus que la moyenne de 9,3 %, écart deux fois plus élevé que celui observé dans l’impôt provincial (55 %, je le rappelle).
Autres caractéristiques
La sixième colonne du tableau montre comment se répartit en fonction du revenu la Déduction pour frais d’exploration et de mise en valeur, qui est une déduction «relative aux ressources (notamment à l’égard d’actions accréditives ou d’autres participations) pour les frais d’exploration ou de mise en valeur engagés au Canada ou à l’étranger ou pour les frais engagés à l’égard de biens canadiens relatifs au pétrole ou au gaz» (voir la définition de la ligne 39 sur cette page). Déjà qu’il est douteux que l’État offre une déduction pour ce genre d’«investissement» (il dépense pour se faire vider son sous-sol ou même celui d’autres pays!), mais le tableau nous permet de constater que 91,9 % de cette déduction a été accordée en 2016 aux 6,4 % des contribuables qui ont eu un revenu d’au moins 100 000 $, et 71,7 % aux 0,76 % des contribuables ayant eu un revenu d’au moins 250 000 $ (soit 94 fois plus que leur proportion). Comme les femmes sont sûrement bien moins nombreuses dans les clubs des 100 000 $ et 250 000 $ et plus (le fichier ne fournit pas de données à ce sujet), on ne s’étonnera pas de constater qu’elles n’ont réclamé que 17,2 % de ces déductions.
Les deux dernières colonnes de ce tableau montrent que les plus riches bénéficient de façon hors-norme des deux types de revenus qui sont imposés à un taux inférieur à celui appliqué aux autres types de revenus. Les contribuables ayant gagné 250 000 $ et plus par année ont en effet accaparé 50,7 % des gains en capital (67 fois plus que leur proportion parmi les contribuables), imposés à 50 % de leur valeur, et 32,1 % des dividendes, eux aussi imposés à un taux moindre (réduction dépendant du type de dividendes). Les femmes, de leur côté, n’ont déclaré que 33,9 % des gains en capital et 32,7 % des dividendes.
En plus, 63,9 % de la déduction pour gain en capital (donnée non illustrée dans le tableau) est allée aux contribuables gagnant 250 000 $ et plus et 8,2 % aux contribuables gagnant entre 200 000 $ et 250 000 $. Or, cette déduction est essentiellement accordée aux exploitant.es agricoles qui vendent leur ferme (et dans quelques autres situations, voir l’explication de la ligne 54 sur cette page) et qui ne font généralement partie des plus riches qu’une seule fois dans leur vie. Ce facteur explique aussi la présence de contribuables gagnant 250 000 $ et plus qui n’ont pas payé d’impôt (490 personnes, comme mentionné auparavant) et qui ont reçu des sommes du crédit d’impôt pour la solidarité (1361 personnes), leur gain en capital déclaré étant effacé par la déduction pour gain en capital. Ces personnes n’ont sûrement pas déclaré beaucoup d’autres revenus.
Les contribuables les plus riches bénéficient aussi de façon disproportionnée, quoiqu’à un niveau moindre, des déductions associées aux Régimes enregistrés d’épargne retraite (REER). Les 0,76 % les plus riches ont bénéficié de 8,9 % de ces déductions (12 fois plus que la moyenne). Et j’imagine que si l’État ne contribuait pas autant à leur retraite, ils vivraient sûrement celle-ci dans la misère la plus abjecte… Voilà une bonne raison pour limiter davantage le plafond des sommes qu’on peut déposer dans un REER comme le recommandent QS et la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics (voir la solution 3). Finalement, les femmes ne déclarent que 38,2 % de ces déductions.
Et alors…
La plus grande surprise que j’ai eue en analysant les statistiques fiscales des particuliers de 2016 est le fort rapprochement du revenu moyen des plus riches du Québec à celui des plus riches du reste du Canada, l’écart entre les deux étant passé de 11,3 % à 2,6 % entre 2015 et 2016. Je sais bien que ce rapprochement est dû en bonne partie au fait que les contribuables du reste du Canada ont plus utilisé le devancement des dividendes en 2015 en prévision de la hausse du taux d’imposition maximal fédéral en 2016, mais l’ampleur de ce rapprochement m’a étonné.
Cela dit, la conclusion de ce billet demeure la même que pour les années précédentes : «Et, je n’ai parlé que des sommes déclarées par les riches, pas de l’évasion fiscale ni des paradis fiscaux…», tout en sachant que les proportions de revenus détournés dans ces paradis ont plus tendance à augmenter qu’à diminuer. Et on peut penser que la hausse de l’exercice en société des activités des membres des ordres professionnels (voir ce billet), notamment des médecins, fait diminuer artificiellement le nombre des contribuables gagnant au moins 250 000 $ et le revenu que ces membres déclarent. Malgré ces phénomènes et les plaintes qu’on entend année après année sur le fait qu’on n’a pas assez de riches au Québec, leur nombre ne cesse d’augmenter! Mais, le gâteau ne sera jamais assez gros pour qu’ils acceptent de le partager davantage, à moins qu’on les y contraigne!
P.S. Revenu Québec publie maintenant des données préliminaires sur les statistiques fiscales. Celles de 2017 sont sur cette page. On notera qu’on y trouve des données sur le nombre de contribuables gagnant entre 500 000 $ et 1 000 000 $ (10 595, ou 0,16 % des contribuables), et 1 000 000 $ et plus (3 587, ou 0,06 % des contribuables). Malheureusement, on ne peut pas comparer ces données avec celles des années précédentes. En plus, le nombre de retardataires dont les données ne sont pas encore compilées doit être assez élevé, car le nombre total de contribuables est près de 2 % moins élevé que le total de 2016, alors qu’il devrait être plus élevé (hausse de 0,7 % en 2016, par exemple).
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