Guérir du mal de l’infini
Avec Guérir du mal de l’infini – Produire moins, partager plus, décider ensemble, Yves-Marie Abraham livre «un convaincant plaidoyer pour refuser la croissance et envisager la transition d’un monde essentiellement basé sur l’entreprise vers un monde fondé sur les communs».
Avant-propos : L’auteur explique comment il en est venu à écrire ce livre.
1. Sacrée économie! : Notre société a rejeté en grande partie le caractère sacré des religions, mais a toujours besoin d’idéaux collectifs qui se manifestent autrement. Le sacré est maintenant lié à bien d’autres valeurs et réalités, notamment aux activités économiques, dont l’idéal collectif est la croissance (je simplifie, comme je le ferai encore!). C’est d’ailleurs notamment pour cette raison que les réactions au concept de décroissance sont aussi négatives, car ce concept représente «une attaque frontale contre notre sacré». On a bien tenté de jumeler les avantages de la décroissance et de la croissance par des concepts comme celui du «développement durable», mais sans changement notable aux effets délétères de la croissance sur l’environnement. L’auteur précise qu’il «ne s’agit pas de promouvoir la «décroissance économique», mais plutôt une décroissance de l’économie, pour rendre possible l’émergence de nouveaux idéaux collectifs». Pourquoi alors avoir choisi le concept de décroissance pour caractériser ce mouvement? J’y reviendrai en conclusion. Il conclut ce chapitre introductif ainsi :
«Pourquoi et comment accomplir cette révolution? Telles sont les deux questions auxquelles je tenterai de répondre dans les pages qui suivent.»
2. La croissance comme autodestruction : «Une croissance infinie dans un monde fini est impossible». Pour démontrer l’exactitude de cette affirmation, même si elle semble évidente, l’auteur répond à ses détracteurs, en soulignant notamment les lacunes et les contradictions du concept d’économie verte.
3. La croissance comme injustice : L’auteur décrit les dégâts environnementaux causés par la croissance et par le fonctionnement actuel de l’économie, dégâts qui sont loin de se limiter au réchauffement climatique. Ensuite, il montre que la croissance qu’on vante tant profite surtout à une faible proportion de l’humanité et se fait en exploitant sa majorité, ainsi que les espèces vivantes non humaines (animales et végétales). Il conclut ce chapitre avec quelques recommandations qui permettraient, selon lui, de corriger en grande partie ces injustices.
4. La croissance comme aliénation : L’auteur vise cette fois à trouver les facteurs ou les raisons qui expliquent la course néfaste à la croissance, en en profitant pour analyser et critiquer les hypothèses émises par des économistes orthodoxes ou même environnementalistes (dont celle qui prétend qu’il s’agit d’une tendance innée). Cette analyse est approfondie et remonte à la préhistoire pour montrer que le désir de croissance est relativement récent. Il en arrive à la conclusion que cette course est essentiellement due au fonctionnement du capitalisme. Il se penche ensuite sur le niveau de liberté (d’où le mot «aliénation» dans le titre de ce chapitre) et de bonheur de la population dans ce système.
Je dois avouer que, malgré sa pertinence, ce chapitre m’a fait grincer des dents fréquemment en raison des nombreuses exagérations (par exemple, les antibiotiques auraient eu des effets plus négatifs que positifs dans nos vies, même s’il est vrai que leur abus doit être dénoncé) et sélections des faits (pas un mot sur les vaccins, plus difficiles à critiquer). Les vacances ne seraient qu’un moyen inventé par la classe dirigeante pour nous rendre plus productifs, alors qu’elle les a longtemps combattues (et y résiste encore dans de nombreux pays), mais ne seraient pas du tout le résultat des luttes sociales (en tout cas, il n’en parle pas). Et j’en passe…
5. Sortir de l’Entreprise-monde par les communs : Ce chapitre vise à présenter les façons d’orienter «la transition vers des sociétés postcroissance : produire moins, partager plus, décider ensemble» pour en venir à l’«abolition de la société de croissance». Après avoir présenté et rejeté quelques «solutions» proposées par des personnes d’autres mouvances, l’auteur recommande «de se débarrasser» des entreprises, du salariat, de la propriété privée, de la «dissociation entre travail de production et travail de reproduction». Il considère que les ressources devraient être «partagées équitablement entre les humains, dans le respect de la vie des êtres vivants non humains». Il rejette ensuite la possibilité que l’État prenne possession de ces entreprises pour de nombreuses raisons, entre autres parce que c’est justement l’État qui a créé les entreprises et qui a assuré leur encadrement, et parce que les expériences de prise de possession d’entreprises par l’État ont été historiquement pour le moins malheureuses. Il propose plutôt une structure fondée sur les communs. Je laisse le plaisir de découvrir les détails de cette proposition aux personnes qui liront ce livre.
Épilogue : «La course sans fin à la production de marchandises et à la toute-puissance technoscientifique : voilà le «mal de l’infini».». Avec l’accentuation de la fréquence et de l’ampleur des catastrophes écologiques, le besoin de mettre fin à cette course et d’y réagir avec une société basée sur les communs deviendra de plus en plus pressant. L’auteur explique ensuite pourquoi il n’a pas prévu de période de transition entre le monde actuel et celui des communs, et apporte quelques précisions sur d’autres «solutions» qu’il a rejetées.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! J’ai tenté dans ce billet de présenter sans trop de détails et de commentaires la thèse de l’auteur (je sais, je n’ai pas vraiment réussi). La présentation de cette thèse est en effet l’intérêt premier de ce livre. Comme dans tous les textes que j’ai lus sur le sujet, je n’ai pas été convaincu, même si je partage un bon nombre des objectifs des décroissancistes. J’ai toujours l’impression qu’ils et elles sont piégé.es par l’étiquette qu’ils ont choisie. Au lieu de se limiter à décrire leurs objectifs et les façons de les atteindre, ils et elles doivent toujours expliquer pourquoi ces objectifs exigent une baisse du PIB, cet indicateur mal foutu qui mesure sur une même échelle un dollar utilisé pour soigner la population et un dollar utilisé pour la tuer.
Par ailleurs, l’auteur a beau dire que le virage de la production de biens vers celles de services ne suffit pas à réduire l’utilisation de ressources non renouvelables, il ne précise pas les services dont il parle. Améliorer les services sociaux, en santé et en éducation n’exige pourtant pas beaucoup de ressources matérielles, tandis que des travaux d’ingénierie débouchent toujours sur l’utilisation de ressources, en grande majorité non renouvelables. Le type de services vers lesquels le virage de production se réalise a donc un impact important sur la réduction de l’utilisation de ressources. Donner un salaire pour le travail domestique, comme le propose l’auteur, ferait augmenter le PIB (car on comptabiliserait une activité actuellement non comptabilisée, sans changement réel de production), mais n’aurait pas d’impact direct sur l’utilisation de ressources. Il s’agit d’un bon exemple pour montrer que le niveau du PIB est loin d’être le seul déterminant de l’utilisation des ressources.
En fait, comme il l’explique dans la dernière partie du livre, l’auteur en appelle surtout à un changement majeur du mode de vie. Est-ce que cela ferait augmenter ou baisser le PIB? Cette question est pour moi accessoire, car tout dépend de ce que le PIB calcule, comme mes exemples du travail domestique et des services publics le montrent. Mais, l’étiquette de la décroissance force ses adeptes à répondre à cette question, alors qu’il est probable que ce concept ne serait même plus utilisé si leur objectif était atteint. D’ailleurs, comme mentionné dans mon compte-rendu du premier chapitre, l’auteur lui-même affirme qu’il «ne s’agit pas de promouvoir la «décroissance économique», mais plutôt une décroissance de l’économie, pour rendre possible l’émergence de nouveaux idéaux collectifs». Il écrit aussi que le mot décroissance «est un mot désagréable à nos oreilles, et que c’est ce qui fait une partie de sa force» et qu’il représente «un slogan provocateur» qui «se veut libérateur, émancipateur, avant tout». Il voit l’utilisation de ce slogan comme un atout, alors que je considère qu’il est, comme tout slogan, plus un outil de marketing pas très efficace qu’un concept représentant bien les objectifs de ce mouvement.
Ce différend n’enlève rien à l’intérêt de ce livre, à l’acuité et à la pertinence de la plupart des analyses de l’auteur, même si j’ai parfois trouvé qu’il exagérait et ne faisait pas toujours preuve de générosité interprétative envers les arguments des opposant.es à la décroissance. Il demeure que ce livre permet de mieux comprendre les thèses de ce mouvement, ce qui était l’objectif de l’auteur. De ce côté, c’est mission accomplie! Autre point positif, les notes sont en bas de page.
Si je suis sensible aux questions que soulève la question de la décroissance, surtout sur le plan environnemental, je ne suis pas moi-même en décroissant. Sortir de la croissance, ce n’est pas utiliser le même indicateur (c.-à-d. PIB) en sens inverse.
En revanche, les tenants de la décroissance, comme Yves-Marie Abraham, nous donnent l’occasion de 1) remettre en question la poursuite effrénée de la croissance dans un monde aux ressources limitées et 2) d’envisager de nouveaux modes de vie plus respectueux de la biodiversité et de la limite des écosystèmes.
Il est plus que temps d’opérationnaliser des indicateurs de bien-être qui soient en phase avec les vrais défis du 21e siècle : les inégalités, la démocratie et l’écologie, et d’aligner nos politiques publiques sur ces indicateurs de bien-être humain et pas uniquement sur la croissance du PIB.
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Je préfère, et de loin, le concept de post-croissance à celui de décroissance.
«La post-croissance est-elle une utopie? Pour Éric Pineault, qui prépare un livre sur le sujet, la réponse est non. «La sphère politique n’est pas encore rendue là, convient-il. Mais les scientifiques et les environnementalistes questionnent de plus en plus notre croyance en la croissance. Même le milieu syndical commence à remettre en question le modèle de la croissance par la grande industrie. À mesure que s’effrite la croyance dans le développement durable, un vide se crée qu’il faut remplir avec une autre vision.»
Je vais certainement lire ce livre!
https://www.actualites.uqam.ca/2020/post-croissance-ere-covid-19
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