Les souffrances invisibles
C’est à la suggestion de Julia Posca que je me suis procuré le livre Les souffrances invisibles – Pour une science du travail à l’écoute des gens de l’ergonome, généticienne et professeure émérite du Département des sciences biologiques de l’UQAM, Karen Messing. Cette lecture fut pour moi la première d’un livre en format électronique, fermeture des bibliothèques oblige! Dans ce livre, Karen Messing «démontre comment certains environnements de travail rendent les gens malades», aussi bien les «ouvriers d’usine exposés à des poussières radioactives» que les «préposées au nettoyage, en passant par les caissières, les serveuses ou les enseignantes».
Avant-propos : L’autrice explique comment elle en est venue à travailler dans le domaine des risques sur la santé en milieu de travail, surtout du côté de ceux qui menacent des femmes et qui sont beaucoup moins bien documentés que ceux qui affectent des hommes. Elle présente ensuite ses objectifs, esquisse le contenu du livre et remercie les personnes qui ont collaboré avec elle.
1. Les travailleurs d’usine : L’autrice raconte ses premières expériences de travail dans des emplois peu rémunérés qui lui ont permis de mieux comprendre les travailleur.euses de ces secteurs et «les relations de pouvoir entre employeurs et employés». Elle a constaté l’ampleur de ce pouvoir quand elle a voulu enquêter sur les conséquences pour des travailleurs et leurs enfants de la présence de produits radioactifs dans une raffinerie de phosphate. Non seulement aucun «expert» n’a voulu s’en mêler, mais elle a reçu «une menace de poursuite en justice» si elle persévérait. Puis, elle raconte une autre expérience tout aussi décevante, cette fois dans un milieu hospitalier. De ces expériences, elle a «pris conscience du gouffre qui sépare les travailleurs de statut social inférieur des scientifiques et des classes qui leur sont supérieures».
2. Le monde invisible du nettoyage : C’est grâce à des rencontres avec le personnel hospitalier, en particulier des employé.es du nettoyage, que l’autrice est passée de la génétique à l’ergonomie. Elle nous raconte comment cela s’est passé, autant en raison de l’accumulation de déceptions face au manque d’éthique des scientifiques en génétique que de ses observations sur la dangerosité des milieux de travail et des possibilités de les améliorer concrètement grâce à des mesures ergonomiques. Elle décrit ensuite ses premières expériences en ergonomie, notamment avec des préposées au nettoyage de trains en France et d’hôpitaux au Québec. Ces expériences furent décevantes, car peu de ses recommandations ont été appliquées à long terme. Elle souligne aussi le peu de respect démontré à ces préposées aussi bien par leurs collègues des autres professions, que par la direction et par le public (elle parle du personnel «invisible»), même si leur travail est essentiel.
3. Debout immobiles : Les employeurs obligent beaucoup d’employées à travailler debout sans que ce soit nécessaire au lieu de leur fournir des sièges, notamment dans les banques, les magasins d’alimentation et les bars, leur causant ainsi des douleurs importantes et inutiles au dos, aux jambes et aux pieds. L’autrice a analysé ces postes de travail, ici et en Europe, et a observé que la présence de sièges variait passablement, était plus fréquente en Europe, mais dépendait de la volonté des employeurs, et cela de façon arbitraire. Elle a ensuite pu explorer plus à fond les facteurs précis qui causent les douleurs du travail debout. «Nous pensons fortement que la mise à disposition d’un siège assis-debout aiderait à prévenir ces troubles, le coût étant par ailleurs peu prohibitif». Après des années de recherche et d’échanges avec des employées et des employeurs, elle en est venue à la conclusion que c’est une question de conflits entre classes sociales et de manque d’empathie.
4. Le cerveau des travailleurs à bas salaire : L’ergonomie est une discipline centrée sur l’observation et la discussion. La profession d’ergonome est aussi «idéale pour observer le fossé empathique». Les aptitudes d’observation et de discussion de l’autrice se sont révélées essentielles lors de recherches qu’elle a menées avec des collègues sur le travail d’opératrices de machines à coudre, d’emballeuses dans une pâtisserie industrielle bruyante, de serveuses et d’employé.es de casino. Dans toutes ces recherches, elle a observé que les personnes qui occupent ces professions ont toutes des «compétences cachées» pour régler des problèmes qui surviennent toujours dans le cadre de leurs fonctions.
5. Le travail d’équipe, une réalité invisible : Comme son titre l’indique, ce chapitre porte sur le travail d’équipe, aussi bien dans les professions analysées que dans les groupes de recherche avec lesquels l’autrice a collaboré. Le travail d’équipe est essentiel entre autres chez les caissières de banque, sans que l’employeur en soit conscient. Il en est de même chez les préposé.es aux bénéficiaires et chez les technicien.nes ambulancier.ères. Le travail d’équipe pâtit de la montée du travail et des horaires atypiques, et de l’ajustement des besoins en personnel en fonction des événements (besoins estimés de plus en plus souvent par des algorithmes), aussi bien dans la vente au détail que dans les services de santé, dans les centres d’appels et même dans les abattoirs.
6. Violation de domicile : Le travail de nuit et les horaires variables entraînent souvent des conséquences néfastes sur la vie familiale et sur la santé physique et mentale des travailleur.euses. L’autrice raconte quelques-unes de ses interventions à ce sujet, soulignant encore ici le manque d’empathie et de respect des employeurs pour les personnes qui occupent les emplois les moins bien rémunérés.
7. Des enseignantes et des chiffres : Ce chapitre porte sur les pièges de la mesure, qui est souvent utile, mais parfois inutile, voire nuisible. Elle donne des exemples des effets de la mesure sur le travail des enseignant.es, qui, à son étonnement, ne sont pas beaucoup plus respecté.es que les travailleur.es des professions analysées dans les chapitres précédents, tant par la direction que par les parents. Elle observe aussi que, même en réunion syndicale, les enseignant.es sont plus intéressé.es à discuter des services offerts aux élèves que des facteurs qui peuvent menacer leur santé et leur sécurité au travail.
8. Devenir une scientifique : Ce chapitre raconte l’expérience de l’autrice dans des universités d’élite et son cheminement pour devenir professeure d’université et directrice d’un centre de recherche «généreusement subventionné».
9. Sur les crabes, la douleur et le scepticisme des chercheurs : L’autrice relate cette fois ses travaux (et ceux d’autres scientifiques) sur les travailleur.euses des usines de transformation du crabe à Terre-Neuve et sur la Basse-Côte-Nord du Québec. Encore là, elle s’étonne du manque d’empathie de trop de chercheur.euses en médecine. Elle aborde aussi la force du lobby patronal qui cherche à nier les souffrances des travailleur.euses et à discréditer les études et les chercheur.euses qui ont observé et rapporté ces souffrances.
10. Les orteils d’un statisticien et le fossé empathique dans la littérature scientifique : Pourquoi juge-t-on significatif un événement qui a une probabilité de 95 % d’être vrai? Pourquoi pas 90 % ou 99 %? On verra ici le rôle des orteils du titre de ce chapitre dans ce choix… L’autrice aborde ici cette question et d’autres utilisations arbitraires des statistiques en matière de santé, et explique les conséquences de ces utilisations sur la santé des travailleur.euses et sur le taux d’acceptation de leurs demandes d’indemnisation.
11. Des chercheurs à l’écoute ? : L’autrice revient sur le manque d’empathie envers des personnes de classes sociales «inférieures». Elle constate que ce n’est que lorsque les employé.es sont solidaires et persévérant.es (sans ou avec un syndicat, mais préférablement avec) qu’ils et elles peuvent obtenir des conditions de travail plus satisfaisantes et plus sécuritaires. C’est ainsi que la loi sur le «retrait préventif» pour les salariées enceintes ou qui allaitent a été adoptée en 1979 au Québec et qu’elle a résisté aux contestations menées par les employeurs, améliorant non seulement leurs conditions de travail, mais aussi celles de leurs collègues.
Elle aborde ensuite les obstacles à surmonter, les gestes à poser et les mécanismes de collaboration à créer pour faire avancer la science ergonomique et mieux protéger les travailleur.euses. Et elle conclut :
«Espérons que les gens vont se réveiller et se rendre compte qu’il est dans leur intérêt de favoriser la recherche en santé au travail, orientée par les besoins des personnes qui font ce travail. Espérons que les chercheurs comprendront que la science, à partir des questions posées par la communauté, est source de données précieuses que d’autres types de recherche ne mettent pas en lumière. Espérons que les travailleurs et travailleuses reconnaîtront qu’ils et elles ont le droit d’exiger le respect de leur savoir et de leurs efforts.»
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! Ce livre est tellement intéressant et son sujet tellement pertinent que je me demande comment il se fait que je n’en ai pas entendu parler plus tôt, alors qu’il a été publié en 2016. En plus, comme le disait Julia Posca dans sa suggestion, ce livre devient plus d’actualité en cette période où on salue avec raison le travail des caissières et des autres employé.es des commerces de détail «qui nous permettent de nous procurer des biens essentiels» malgré la pandémie. Est-il possible que cette reconnaissance soudaine ne soit pas ponctuelle, ce qui nous permettrait de franchir de façon durable le fossé empathique dont parle à plusieurs reprises et dans de nombreux contextes Karen Messing? Souhaitons-le et espérons que, si c’est le cas, cela contribuera à l’amélioration des conditions de travail (y compris salariales) de toutes les personnes que notre société a habituellement trop tendance à oublier ou même à déconsidérer.
Les 202 notes se répartissant sur 23 pages sont à la fin, mais, dans un livre électronique, cela ne représente pas un problème. Cela m’aurait toutefois déplu si j’avais dû les chercher dans un «vrai» livre!
Effectivement, c’est une lecture très appropriée en ce moment! J’ai utilisé le concept de fossé empathique dans ma thèse sur les papas, car l’expérience vécue par les pères pendant leur congé pourrait avoir servi de pont pour combler ce fossé pour certains. 🙂
Espérons que notre expérience actuelle nous rende plus sensibles aux travail des enseignants, caissières, infirmières…
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L’as-tu lu?
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