La feuille de route du CPQ
Quand la Feuille de route pour une relance économique sécuritaire et durable a été publiée de 20 avril dernier par le Conseil du patronat du Québec (CPQ), les médias semblaient n’avoir lu que le communiqué de presse de l’organisme et certaines parties du document avant d’en parler. Par exemple, la dizaine de citations de cet article de Radio-Canada paru le jour même de sa publication viennent du communiqué de presse et de la conclusion du document et ne concernent que les grands objectifs sans s’attarder aux moyens pour les atteindre. L’article du Devoir paru le lendemain allait un peu plus loin, avec des extraits de l’introduction et de la mise en contexte, mais se contentait aussi de mentionner les grands enjeux, sans aborder les moyens qui forment pourtant la plus grande partie de cette feuille de route.
J’ai ensuite lu quelques extraits moins généraux sur mon fil Facebook, ainsi que la critique de son contenu en santé et sécurité au travail dans ce billet de Shanie Roy sur le blogue de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). Je me suis dit que ce serait bon d’en faire une lecture plus approfondie, même s’il y a des activités plus intéressantes à faire en confinement!
Introduction et mise en contexte
Après un avant-propos politique et un résumé des constats abordés dans cette feuille de route, le CPQ affirme son intention de se concentrer sur les impacts économiques qui touchent et toucheront les organisations (lire les employeurs) et la main-d’œuvre. Il poursuit en :
- exigeant des conséquences sévères «pour les personnes ou organisations qui ne respecteront pas les consignes», mais ajoutant que ces conséquences ne doivent pas toucher tout le monde, mais uniquement les «récalcitrants» pour ne pas nuire à «la continuité même des affaires des autres organisations»;
- soulignant l’importance d’éviter un deuxième confinement;
- demandant aux gouvernements «de mettre de l’avant des projets structurants à court, moyen et long terme» dans de nombreux domaines «avec une perspective de développement durable»;
- reconnaissant que «le redémarrage sera long et risqué».
Le CPQ conclut cette section en présentant les trois enjeux que ce document analysera en fonction de quatre phases, soit le très court terme, le court terme, le moyen terme et le long terme (de 1 mois à plus de 18 mois).
Enjeux reliés à la santé et sécurité des travailleurs et des clientèles sur les lieux d’activité de l’organisation
La feuille de route veut éviter que le gouvernement adopte des mesures de sécurité mur à mur ou qu’il intervienne dans chaque établissement, mais veut plutôt que les milieux de travail (lire les patrons) «puissent prendre des mesures qui respectent les principes édictés» et que le gouvernement se contente d’intervenir là où il y a des problèmes. Cela dit, le CPQ recommande que chaque milieu de travail se dote d’un plan précis de mesures de prévention, sans toutefois que ce plan soit approuvé par une instance gouvernementale, mais en souhaitant que la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) prépare des programmes génériques pour «faciliter l’établissement des plans pour les petites organisations».
Le document liste ensuite les mesures de base à adopter : lavage de mains fréquent, nettoyage des surfaces, isolement des personnes à risque et contaminées, etc. Par contre, le CPQ veut faire modifier les normes de distanciation. Il recommande en effet une distanciation de deux mètres seulement si c’est possible (sans préciser ce que «possible» veut dire), affirmant que la littérature scientifique semble indiquer que le risque n’est significatif (qu’est-ce qu’un risque significatif?) qu’à une distance d’un mètre et moins (!) et encore là, en fonction «d’une durée d’exposition excédant 10 à 15 minutes». Wow, ici, le CPQ se prétend mieux en mesure d’interpréter la littérature scientifique que les responsables de la santé publique! Et «sembler indiquer» lui suffit pour contredire les normes actuelles! Il ajoute que «si la durée de proximité est inférieure à un mètre pendant 15 minutes ou plus par épisode», des «vêtements spécifiques ou survêtements peuvent être envisagés, si nécessaire». Notons encore que ces mesures ne seraient pas obligatoires, mais seulement envisagées, si nécessaire, comme si cela ne l’était pas, même avec des risques moindres que ceux évoqués par le CPQ! Il parle de proscrire les rassemblements «de plusieurs personnes dans un espace restreint», à moins que «les activités le nécessitent et que des mesures de préventions adaptées soient mises en place», c’est-à-dire «visière longue (lavable), masque (lavable si possible) et lunette ou écran fixe». Comme ces mesures visent ce qu’il appelle le court-moyen terme (deux à six mois), je crois qu’il serait plus avisé de simplement retarder l’ouverture des milieux de travail où des rassemblements de ce genre sont «nécessaires».
C’est tout pour cet enjeu pourtant majeur!
Enjeux reliés aux capacités opérationnelles des organisations
Le CPQ craint que «certains compétiteurs étrangers fournissant des produits et services au Canada» aient un pas d’avance sur les entreprises locales «si les autorisations de reprise sont trop tardives ou trop contraignantes». Recommande-t-il alors des conditions à imposer à ces compétiteurs étrangers? Non. C’est seulement un message pour que les gouvernements annoncent la reprise des activités le plus rapidement qu’il le peut, avec le moins de conditions possible. Il se demande plutôt «quelles sont les ressources dont elle [l’organisation] a besoin pour fonctionner à court et moyen terme, et à quel moment celles-ci seront-elles disponibles et accessibles».
La suite est une énumération impossible à résumer des composants de chacune de ces ressources, soit les ressources financières, humaines, matérielles, technologiques, informationnelles, énergétiques, administratives et de soutien. Le CPQ mentionne ensuite l’importance de « mettre en place plus rapidement les mesures et infrastructures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre et à améliorer notre performance environnementale», mais, même si cet objectif est inscrit en caractère gras, on n’y mentionne aucunes mesures ou infrastructures permettant de l’atteindre. Il parle aussi de la tendance visant à «assurer davantage d’autonomie nationale dans la production de biens et services», mais, encore là, il ne précise pas ce qu’il faut faire à cet égard, se contentant de souligner l’importance de ne pas toucher au «marché transversal pancanadien». Bref, il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent dans cette section.
Enjeux reliés aux interventions et services du secteur public (fédéral, provincial, municipal) à l’égard des organisations
Le CPQ salue d’entrée de jeu l’intervention rapide des gouvernements pour créer des programmes à l’intention des entreprises et des citoyen.nes touché.es par la crise. Il ajoute toutefois qu’on ne sait rien des mesures qui seront mises en œuvre pour favoriser la reprise. Il s’inquiète notamment de «la capacité de financement des institutions financières traditionnelles» qui pourrait être limitée en raison des nombreux prêts actuels et du fait que les «obligations de réserve et de capitalisation des institutions sont assez strictes». En conséquence, le CPQ s’attend à ce que les gouvernements transforment une partie des prêts actuels et à venir en «prises de participation en équité dans les organisations» (nationalisations partielles), tout en prévoyant s’en départir par la suite. Le CPQ recommande ensuite une série d’interventions en les classant par domaine et en leur accordant un niveau d’importance.
– financement de la reprise (essentiel) :
- maintenir les mesures d’aide actuelles, puis les retirer graduellement;
- faciliter davantage l’accès au crédit à très faible taux d’intérêt, avec en plus l’offre par les gouvernements de garanties, d’assurances crédit et de cautionnements (pour socialiser les pertes tout en gardant les profits privés);
- diminuer les exigences (le CPQ parle de bureaucratie…) des organismes de financement gouvernementaux (le CPQ renouvelle régulièrement cette recommandation qui n’est donc pas liée à la crise actuelle, comme on peut le voir dans ce document datant de 1999);
- offrir un crédit d’impôt pour investisseur pour les personnes qui achètent des actions d’entreprises cotées en bourse et faciliter l’inscription des autres entreprises en bourse (un autre crédit!);
- aider les secteurs qui seront touchés plus longtemps par la crainte de contamination, comme la restauration, les loisirs, le transport aérien (qu’on devrait selon moi moins aider en raison de ses impacts environnementaux et de la menace bien plus importante pour la survie de l’espèce que la COVID-19 que représente le réchauffement climatique) et autres;
- ajouter des congés de taxes foncières et de cotisations sociales (même des reports aux contributions aux régimes de retraite privés!), et aider aux dépenses fixes comme les loyers;
- ne pas tenir compte de la COVID-19 dans les maladies subies en milieu de travail pour les cotisations des employeurs au régime de santé et sécurité du travail (ce qui serait le meilleur moyen pour que les entreprises ne prennent pas toutes les mesures nécessaires pour les éviter, comme on l’a vu plus tôt avec la volonté du CPQ de réduire les normes de la distanciation sociale);
- autres (payer plus vite ses fournisseurs, créer d’autres subventions et d’autres allègements fiscaux, faire patienter les institutions financières, etc.).
– services d’aide et d’accompagnement aux entreprises (important) :
- «acheter local et plus vert et encourager la relance des entreprises au Québec, dans le respect des règles de libre-échange» (je ne suis pas contre, mais ça me semble un peu contradictoire);
- «offrir des incitatifs pour faciliter la nouvelle organisation du travail qui sera nécessaire, dont le télétravail, et l’acquisition d’outils numériques»;
- créer de nouveaux partenariats public-privé avec le milieu de l’enseignement supérieur (surtout pas, il y en a déjà trop!);
- améliorer les services Internet haute vitesse en région (en les nationalisant, pas de problème!);
- aider pour faciliter les exportations et les importations des entreprises (contradictoire avec la première recommandation et avec une précédente sur l’objectif d’assurer une « autonomie nationale dans la production de biens et services»).
– services reliés à la jeunesse (essentiel) :
- modifier les horaires des écoles et des garderies pour qu’ils correspondent mieux aux besoins des entreprises (cette recommandation et les suivantes visent le retour en classe prévu et non pas le long terme; elle appuie quand même l’hypothèse voulant que le gouvernement ouvre les écoles pour libérer les parents et faciliter leur retour au travail);
- «analyser la possibilité que la participation sur place des élèves soit facultative» sans nuire à leurs apprentissages;
- «maximiser les possibilités du numérique et de la formation à distance»;
- bien protéger les jeunes et les enseignant.es (au moins…).
– services de transport des personnes dans le contexte de la COVID-19 (essentiel) :
- obliger le port d’équipements de protection, dont des masques, dans le transport en commun et les ascenseurs (je ne suis pas contre, mais je me fierais davantage aux recommandations de la sécurité publique à cet effet, surtout sur l’utilisation d’ascenseurs);
- répartir les heures de travail pour diminuer l’impact des heures de pointe (d’accord, si les entreprises sont prêtes à le faire! Ça pourrait même être une bonne idée de continuer après la crise).
– services reliés à la main-d’œuvre (essentiel) :
- assurer la disponibilité de la main-d’œuvre durant la crise (les détails de cette recommandation sont complexes, mais corrects, car le CPQ demande surtout des services «d’accompagnement en gestion des ressources humaines et d’une veille pour identifier les enjeux et les solutions»);
- veiller à ce que les programmes d’aide n’enlèvent pas l’incitation au travail (la priorité pour l’instant est d’appuyer et de protéger les citoyen.nes, pas de les inciter à retourner au travail!);
- penser aux pénuries et planifier l’arrivée des travailleurs étrangers au cours des prochains mois (à part dans l’agriculture et quelques autres domaines, ça peut et doit attendre);
- «Retraite Québec devrait analyser la possibilité d’offrir pour un temps limité la possibilité de prendre une retraite anticipée en réduisant les pénalités aux travailleurs de 60 ans et plus qui souffrent d’une maladie chronique sévère» (pas mauvais! Mais pourquoi «pour un temps limité»?).
– services de conformité dans le contexte de la COVID-19 (essentiel) : ne pas augmenter trop les «mécanismes d’inspection et de prévention» (devant les risques actuels, il faut justement faire le contraire!).
– services de santé (essentiel) :
- rendre disponible du matériel et des équipements de protection aux employé.es des entreprises qui rouvriront et s’assurer de disposer de tests rapides ou instantanés;
- faire appel au secteur privé pour compléter les services publics «en matière de soins de santé, de diagnostics, de laboratoires, de solutions thérapeutiques, de recherche et développement, de soutien psychosocial et autres» (cela pourrait aider, tant que cela ne fait que compléter les services publics, surtout sans les remplacer, mais le CPQ recommande aussi d’alléger la réglementation pour permettre à des laboratoires privés d’analyser les échantillons prélevés chez les citoyen.nes, montrant son objectif que le secteur privé évince le secteur public).
– allègement réglementaire (important) :
- «La reprise requerra un allègement réglementaire nécessaire (au moins temporaire), dans tous les domaines où cela peut être envisagé : droit des sociétés, valeurs mobilières, institutions financières, droit et marché immobilier, régimes de retraite, droit du travail, normes et équité ainsi que relations de travail, environnement, droit municipal, ressources naturelles, agroalimentaire, autres manufacturiers, transport des marchandises et des personnes, commerce de détail, restauration, hôtellerie et tourisme, construction et bâtiment, octroi des contrats publics, sciences de la vie, services de santé et services aux aînés, etc.» (cette recommandation est hallucinante : on demande carrément d’instaurer le laisser-faire dans tous les domaines, même si ce type d’«allègement» est à la source d’une grande partie des problèmes qu’on a vécu au cours des 40 dernières années, notamment de la hausse des inégalités, de la crise de 2009 et du réchauffement climatique; en plus, le CPQ demande aux employé.es de laisser tomber leurs droits et aux gouvernements d’alléger l’encadrement des services aux aînés dans le contexte actuel où ces services sont déjà nettement insuffisants et où leurs droits ne sont pas respectés!);
- «les gouvernements devraient suspendre toute démarche réglementaire ou toute réglementation qui devait entrer en vigueur au cours des prochains mois à moins qu’elle ne soit considérée comme essentielle ou que le but soit d’alléger le fardeau des entreprises» (oublions toute réglementation pour corriger les lacunes observées notamment dans la mise en place des mesures de protection en entreprise!);
- «plusieurs des nouvelles dispositions introduites récemment en matière de normes du travail et d’équité salariale (par ex., les préavis, les heures supplémentaires, la définition d’agences de placement, le maintien de l’équité salariale, les journées de congé, etc.) constituent des embûches sérieuses à la flexibilité nécessaire touchant l’organisation du travail, dans le contexte de la COVID-19. Un allègement temporaire pour une durée de deux ans serait indiqué» (encore là, le CPQ se sert de la situation actuelle pour demander de diminuer les protections qui seraient accordées aux travailleur.euses et qui pourraient éviter les abus bien connus des agences de placement);
- «la législation et la réglementation en place ainsi que les contrats d’emploi et conventions collectives devraient pouvoir s’ajuster en fonction des nouvelles réalités du monde du travail. Les employeurs auront besoin de beaucoup plus de flexibilité sur le plan de l’organisation du travail» (en plus de vouloir un allègement de la réglementation du droit du travail et de l’équité en emploi, le CPQ voudrait pouvoir modifier les conventions collectives et autres contrats de travail à sa guise, en fonction de ses objectifs uniquement!);
- «la possibilité que le gouvernement puisse suspendre rapidement par décret des dispositions légales qui freineraient le retour à la santé économique» (plus vague que ça, c’est dur; en même temps, ça ressemble à un chèque en blanc).
J’arrête là, même si la feuille de route contient d’autres recommandations touchant les services publics, les services juridiques (aller plus vite), les services sanitaires et d’entretien, les infrastructures et la construction, des recommandations de long terme et des «facteurs de succès» (quatre vœux pieux…). Mais, je tiens à conserver la conclusion :
«Soyons prudents, mais confiants, soyons créatifs, mais réalistes, soyons déterminés, mais ouverts, mais surtout, soyons en action et soyons bons»
La feuille de route se poursuit sur 16 pages avec des annexes qui présentent les principales mesures adoptées par les gouvernements à l’intention des citoyen.nes et des entreprises.
Et alors…
Quand on ne regarde que les principes de base et la conclusion vertueuse de cette feuille de route (oui, soyons bons!), on peut en venir à féliciter le CPQ pour son ouverture d’esprit et rédiger des articles qui donnent l’impression que le CPQ veut vraiment le mieux pour le Québec. La destination de la route ne pose en effet pas vraiment de problèmes, alors que les moyens pour s’y rendre en présentent de nombreux. Ces recommandations puent l’opportunisme, car ils ne font en fait que reprendre les revendications constamment mises de l’avant par le CPQ en ne les adaptant à la situation actuelle que superficiellement. J’ai cité dans le billet un document datant de 1999 sur la bureaucratie, j’ajouterai ici ce communiqué de décembre 2019, dans lequel le CPQ dit demander depuis des années «un allègement du fardeau réglementaire des employeurs du Québec». Notons que cette demande est survenue au moment où le taux d’emploi atteignait un sommet historique au Québec et le taux de chômage un plancher historique (voir ce billet) : pas mal pour une société supposément engluée dans la bureaucratie et paralysée par la réglementation!
Le CPQ me fait penser aux républicains des États-Unis qui ne voient qu’une solution à tous les problèmes économiques, soit de baisser les impôts des riches. Le CPQ, lui, croit que l’allègement réglementaire est la seule solution à tous les problèmes, même quand il n’y en a pas ou en situation de crise pandémique! Dans un communiqué plus récent, publié une semaine après sa feuille de route, le CPQ en a remis en soulignant «que même si la reprise des activités dans les réseaux de la grande région de Montréal se fera une semaine plus tard, il sera sage que ce délai ne soit pas plus long» tout comme «en ce qui concerne la réouverture des commerces». Bizarre de sagesse qui demande de ne pas associer une telle décision à l’évolution de la COVID-19! Bref, il a beau enrober sa feuille de route et son discours d’objectifs en matière de sécurité, de baisses des émissions de GES et d’amélioration de notre performance environnementale (sans aucune mesure pour atteindre ces objectifs), le CPQ sera toujours un organisme corporatiste ne visant que les intérêts de ses membres et ne se préoccupant pas des conséquences de ses recommandations sur le reste de la société. S’il voudrait que nous soyons bons, j’aimerais de mon côté qu’il soit meilleur!
Finalement, ça peut être très intéressant de lire attention le coeur des documents…!
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Toujours, surtout pour une feuille de route, qui vise justement à décrire le trajet, pas seulement les lieux de départ et d’arrivée!
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