Les déductions d’impôt pour dons aux États-Unis
Je conserve depuis décembre 2019 les coordonnées d’un billet de Timothy Taylor portant sur les personnes qui bénéficient de déductions d’impôt pour dons de charité aux États Unis. Cela fait quelques années que je n’ai pas publié de texte sur le sujet, alors que j’en écrivais au moins un par année avant 2012. Il faut dire que Statistique Canada a mis fin à son Enquête canadienne sur le don, le bénévolat et la participation dont les dernières données ont été publiées en 2012 et portaient sur 2010. Cette enquête a été remplacée par le volet Dons, bénévolat et participation de l’Enquête sociale générale, mais Statistique Canada ne prévoit diffuser des données de la version la plus récente (2018) qu’en 2020. Tout ce que Statistique Canada semble diffuser sur le sujet pour l’instant vient des données des déclarations de revenus (voir ces tableaux) et ne touche donc que les dons déclarés avec des reçus admissibles, mais pas les dons faits sans déductions d’impôt.
L’étude que présentait ce billet de Timothy Taylor a été rédigée par Robert Bellafiore, publiée par le Joint Economic Committee (JEC) et est intitulée Reforming the Charitable Deduction (Réformer la déduction pour dons de charité). Cette étude est surtout intéressante pour les données qu’elle contient. Notons que j’avais déjà présenté les particularités de la philanthropie aux États-Unis en 2012, mais l’étude que je commenterai ici analyse cette question sous un angle différent.
Introduction
Au moins depuis les écrits d’Alexis de Tocqueville vers 1830, les États-Unis se donnent une réputation d’altruisme, d’une société qui peut soutenir ses membres les moins favorisés sans l’aide de l’État. De précédentes études du JEC (dont celle-ci) ont toutefois montré que les institutions de la société civile se sont grandement affaiblies depuis quelques décennies. L’auteur estime qu’une modification des mesures fiscales encourageant les dons de bienfaisance (ou de charité) contribuerait au redressement de la situation.
Tendances des dons de charité aux États-Unis
Les dons de charité, déductibles d’impôt ou non, ont atteint 428 milliards $ aux États-Unis en 2018 (en 2010, les dons de ce pays par habitant étaient environ deux fois et demie plus élevés qu’au Canada). La proportion de ces dons sur le PIB est passée de 1,6 % en 1978 à 2,1 % en 2018, mais est assez stable depuis 2000 (voir le deuxième graphique de cette page). Par contre, la proportion des ménages qui effectuent des dons a grandement diminué, passant de 66 % à 56 % entre 2000 et 2014, surtout pour les dons non déductibles d’impôt (étrangement, ce taux par adulte était de 84 % au Canada en 2010). La part des dons individuels est passée de 83 % à 66 % entre 1978 et 2018 (baisse plus forte chez les moins riches que chez les plus riches), pendant que celle provenant d’entreprises, d’héritages et surtout de fondations augmentait (voir le deuxième graphique de cette page).
Comme la valeur des dons augmentent, ce changement pourrait ne pas être bien important. Or, les individus ne donnent pas aux mêmes types de causes selon leurs revenus. Le graphique qui suit (tiré de cette autre étude) montre la répartition des dons en 2005 selon les tranches de revenus.
Ce graphique montre que les ménages qui avaient des revenus inférieurs à 100 000 $ et entre 100 000 $ et 200 000 $ par année donnaient surtout aux organismes religieux (67 % et 57 % de leurs dons), à ceux qui aident à satisfaire aux besoins de base (Help Meet Basic Needs, 10 % et 12 % de leurs dons) et aux organismes comme Centraide (Combined, 9 % et 11 %). Les ménages qui avaient des revenus se situant entre 200 000 $ et 1 million $ donnaient en premier lieu aux établissements d’enseignement (32 %), aux organismes religieux (23 %), aux organismes des arts (comme des musées, 15 %) et aux organismes comme Centraide (11 %). Finalement, les ménages qui avaient des revenus supérieurs à 1 million $ donnaient en premier lieu aux établissements d’enseignement et de santé (25 % chacun), aux organismes religieux (17 %) et aux organismes des arts (15 %), avec moins de 5 % de leurs dons aux organismes qui aident à satisfaire aux besoins de base et aux organismes comme Centraide.
Et la tendance semble s’être accentuée depuis 2005. Selon un article de The Atlantic, 34 des 50 plus gros dons en 2012 ont été remis aux établissements d’enseignement «dont la grande majorité sont des collèges et des universités, comme Harvard, Columbia et Berkeley, qui s’adressent à l’élite nationale et mondiale», dans certains cas pour améliorer les possibilités que les enfants des ménages donateurs fréquenteront ces établissements. Neuf autres sont allés à des musées et les sept derniers à des établissements de santé ou à des organisations caritatives à la mode comme le Central Park Conservancy. Aucun de ces dons n’a été accordé à des organismes aidant les plus pauvres ou à Centraide. Et comme la part des dons des plus riches est en hausse, la situation risque de s’empirer à l’avenir. L’auteur ajoute que cette tendance a été encouragée par des changements apportés au cours des dernières décennies à la fiscalité des dons.
Aperçu des déductions pour dons de charité
Les dons de charité bénéficient aux États-Unis de déductions d’impôt pouvant atteindre 60 % des sommes données. Ces dépenses fiscales ont atteint 54,1 milliards $ en 2018. Ces déductions ne sont toutefois pas accessibles pour tous les dons et même à toutes les personnes qui en font à des organismes admissibles. En 2016, le taux de dons admissibles passait en effet de 3,5 % pour les personnes ou les ménages (le document n’est pas clair à cet effet) qui avaient gagné moins de 10 000 $ par année à 93,4 % pour les personnes ou les ménages qui avaient gagné 200 000 $ et plus (voir le graphique sur cette page).
Le graphique ci-contre est encore plus éloquent. En 2018, plus de 55 % des déductions pour dons de charité ont été accordées aux personnes ou ménages faisant partie du 1 % le plus riche et près de 85 % (56,4 + 18,6 + 8,5 = 83,5) à ceux faisant partie du 10 % le plus riche, alors que moins de 2 % (1,6 + 0,3 + 0,0 = 1,9) ont été accordées aux 60 % les plus pauvres. Pour fin de comparaison, notons que, selon les Statistiques fiscales des particuliers du Québec de 2016, les personnes ayant gagné 250 000 $ et plus représentaient 0,76 % des contribuables, mais avaient reçu 37 % des crédits pour dons, soit près de 50 fois leur représentation. À l’inverse, les personnes ayant gagné 35 000 $ et moins représentaient 54 % des contribuables, mais n’avaient reçu que 8,0 % de ces crédits.
Il est normal que les gens qui donnent plus aient droit à plus de déductions que ceux qui donnent moins, mais les proportions des déductions des riches sont bien plus élevées que celles de leurs dons. On peut d’ailleurs voir sur cet autre graphique que le coût réel d’un don de 100 $ passe de 70,90 $ pour les membres du 1 % le plus riche à 99,80 $ pour les ménages des 20 % les plus pauvres (quintile inférieur). Cela signifie que les plus pauvres reçoivent 0,20 $ de déductions pour leurs dons de 100 $ alors que les plus riches en reçoivent 145 fois plus (29,10 $)! Bref, le fisc accorde 145 fois plus pour des dons qui vont souvent à des organismes dédiés aux plus riches (comme les universités de l’élite) que pour des dons qui vont davantage aux organismes religieux (dont certaines activités aident les plus pauvres), aux organismes qui aident à satisfaire aux besoins de base et aux organismes comme Centraide.
Conclusion – Réformer la déduction pour dons de charité
L’auteur examine l’impact de quelques changements fiscaux, comme le remplacement des déductions par des crédits d’impôt remboursables. Cela ferait augmenter les dons, surtout dans les secteurs qui en ont le plus besoin. Il examine aussi l’impact de créer un plancher de dons en dessous duquel il n’y aurait pas de déductions ou de crédit, et de modifier le plafond qui donne droit à des déductions.
Et alors…
Cette étude m’a attiré bien plus en raison des données qu’elle contient que des suggestions de l’auteur. Face à ces données, je me demande surtout pourquoi l’État accorde des déductions ou des crédits d’impôt à des contribuables qui donnent de l’argent à des universités d’élite ou à d’autres organismes qui travaillent auprès des personnes les plus favorisées de la société, comme l’Institut Fraser ou l’Institut économique de Montréal. Les crédits d’impôt pour des dons à des organismes religieux dans un État qui se veut laïque méritent aussi une analyse sérieuse, même si une part (laquelle?) de leurs activités soulagent la pauvreté.
Il est clair que la vision de l’auteur, favorisant les dons privés aux interventions gouvernementales, ne correspond pas du tout à la mienne. Oui, les dons privés ont leur place, mais souvent parce que les programmes gouvernementaux sont insuffisants. Ils ne remplaceront jamais des politiques de redistribution plus équitables. L’auteur escamote aussi la question des interventions des fondations. Notons que j’ai abordé cette question dans bien d’autres billets.
Ce genre de données montrent l’importance de revoir les politiques gouvernementales en la matière. Il s’agit d’un sujet délicat, mais important. Il faut s’interroger à la fois sur le concept d’organismes de bienfaisance qui donne droit à des crédits d’impôt, sur les montants admissibles et sur les obligations de ces organismes de rendre compte de l’utilisation des sommes qu’ils récoltent. Ce document m’a aussi fait regretter que Statistique Canada ne fournisse pas de données aussi complètes sur cette question, alors que les données les plus récentes sur le sujet datent de 2010, il y a 10 ans. Et même à l’époque, ces données étaient bien moins complètes que celles que j’ai présentées dans ce billet, par exemple sur les types d’organismes qui en reçoivent en fonction du revenu des donateur.trices. Je dois ici préciser que certaines des données de cette étude datent de plus longtemps encore (2005 pour les secteurs de dons par tranche de revenus). Je ne sais pas quelles pressions il faudrait faire pour que Statistique Canada reconduise l’enquête qu’elle a abandonnée, probablement en raison des compressions imposées par le gouvernement Harper à Statistique Canada. Mais, ce serait essentiel qu’elle le fasse.
Très intéressant Mario, merci ! Je m’attendais aussi à des conclusions complètement opposées à celles que l’auteur offre. Ne vaudrait-il pas mieux imposer uniquement un plafond, et peut-être même rendre les déductions décroissantes? Mon intuition me dit qu’il doit y avoir des avantages sociopsychologiques à simplement donner, peu importe le montant. Donc il serait bénéfique d’inciter le plus de gens possible à donner. Et les plus riches donneront de toute manière car ils retirent probablement le gros de leur satisfaction de la réputation associée à leur dons. Un autre avantage des politiques de redistribution est qu’il est plus probable qu’elles survivent en période difficile, alors que le robinet des dons se ferme rapidement dans ces cas-là…
J’aimeJ’aime
En fait, que ce soit en raison du lobby des donateurs ou des organismes de bienfaisance, les gouvernements ont plutôt tendances à avantager les gros dons. Même au Québec et au Canada, le crédit est plus élevé pour des dons de plus de 200 $.
En plus, je me rappelle les recommandations du «Groupe de travail sur la philanthropie culturelle» formé en 2013 par le gouvernement du Québec (voir ce billet https://jeanneemard.wordpress.com/2013/06/19/la-philanthropie/), qui favorisaient les gros donateurs. En plus, ce rapport reposait sur de fausses prémisses (voir le billet), mais c’est un autre débat…
« Ne vaudrait-il pas mieux imposer uniquement un plafond, et peut-être même rendre les déductions décroissantes?»
Je ne sais pas. Le principal, pour moi, est de modifier les conditions de l’octroi du statut d’organisme de bienfaisance. Pour éviter d’avantager les plus riches, ce crédit devrait être remboursable et être du même niveau peu importe le montant du don. Il y a actuellement un plafond au fédéral, mais il est très élevé (75 % du revenu net au fédéral, voir https://www.canada.ca/content/dam/cra-arc/formspubs/pbg/5000-s9/5100-s9-19f.pdf). Au provincial, c’est plus compliqué, avec un statut spécial pour le mécénat culturel (grille 395 à https://www.revenuquebec.ca/documents/fr/formulaires/tp/2019-12/TP-1.D.GR%282019-12%29.pdf).
Quant à savoir si les riches donneraient autant sans crédit, j’en doute, mais il faudrait vérifier, si c’est possible!
J’aimeJ’aime
Les déductions fiscales sont complètement anti-démocratiques. Quand le budget d’un gouvernement pèse au % près ce qu’il donne aux administrations, le donateur oblige d’une certaine façon l’état à participer (2/3 de son don), à son musée fondation, à tel sport, ou toute autre chose, au détriment du budget général d’administrations qui servent à tous.
Le don se passe de discussion et de vote à l’assemblée, il va obliger l’état (comme au US) à aider universités de luxe, et à accroître les inégalités des chances des citoyens.
Le « je donne » donc « je choisis » ne devrait pas exister dans une société dite démocratique.
https://lejustenecessaire.wordpress.com/2021/03/18/le-rmu-premier-pas-ecologique/
De plus, comme les riches ne donnent pas tous la même chose, il y a une forme d’injustice entre eux, certains paieraient 100% d’impôts qui sert la démocratie, quand d’autres ne participeraient qu’à 50%, le reste sponsorisant un sport qui leur sert de panneau publicitaire, ou autre chose…
J’aimeAimé par 1 personne