Retour sur le marché du travail d’avril 2020
J’ai publié un billet sur les données du mois d’avril de l’Enquête sur la population active (EPA) en mai, mais je soulignais qu’il fallait prendre les estimations de l’emploi (et des baisses d’emploi) de l’EPA par industrie avec des pincettes en raison de leurs marges d’erreur importantes. Comme je l’ai fait pour les données de mars, je reviens donc sur les données globales et par industrie en utilisant les données de l’Enquête sur l’emploi, la rémunération et les heures de travail (EERH) qui ont été publiées jeudi dernier. Je pourrai ainsi comparer les baisses d’emploi globale et par industrie selon ces deux sources, et savoir quels sous-secteurs des industries les plus atteintes ont subi les pertes les plus importantes.
En effet, alors que les estimations de l’EPA sont sujettes à d’importantes marges d’erreur, surtout pour les données désagrégées comme celles sur l’emploi par industrie, les données de l’EERH n’ont pas de marge d’erreur, car elles proviennent d’un recensement des salarié.es de toutes les entreprises à partir de leur liste de paye. Ainsi, alors que l’EPA ne fournit des estimations que pour 19 niveaux de désagrégation industrielle, l’EERH en publie pour 398! Par contre, l’EERH ne comptabilise pas les travailleur.euses autonomes, les salarié.es du secteur de l’agriculture, les grévistes, les personnes en lock-out et celles en congé sans solde, alors que les estimations de l’EPA le font. Le plus grand défaut de ces données est qu’elles ne sont publiées que près de deux mois après celles de l’EPA et carrément deux mois après les faits.
Données industrielles
Le tableau qui suit, basé sur le contenu des tableaux 14-10-0223-01 et 14-10-0355-01 de Statistique Canada, compare les données désaisonnalisées sur l’emploi de février et avril 2020 selon l’EPA et l’EERH, et souligne les différences entre ces données.
Notons que ces différences peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs. Par exemple, la différence de plus de 550 000 emplois entre les estimations de l’EPA en février 2020 (4 384 500) et les données de l’EERH (3 815 175) s’explique surtout par le fait que les données de l’EERH ne couvrent que les salarié.es non agricoles et donc pas les travailleur.euses autonomes et les salarié.es du secteur de l’agriculture. Ce facteur joue aussi un rôle dans la différence du pourcentage de baisse de l’emploi entre février et avril entre les estimations de l’EPA (-18,7 %) et les données de l’EERH (-19,4 %). On peut en effet voir dans le tableau ci-contre tiré des estimations de l’EPA (voir le tableau 14-10-0288-01) que si l’emploi global a baissé de 18,7 %, cette baisse fut de 21,0 % pour les employé.es (14,8 % et 17,0 % respectivement dans le reste du Canada). J’ai aussi indiqué dans ce tableau pour information les baisses spécifiques de l’emploi chez les employé.es des secteurs public (8,4 % au Québec et 4,8 % dans le reste du Canada) et privé (25,3 % au Québec et 20,8 % dans le reste du Canada), pour montrer à quel point elles furent plus élevées dans le secteur privé, et celles, beaucoup moins élevées, chez les travailleur.euses autonomes (3,0 % au Québec et 2,6 % dans le reste du Canada). Notons que, lors de récessions, la baisse d’activités autonomes se traduit plus souvent par une baisse des heures travaillées et des revenus, ce qui fut le cas en avril («59,4 % des travailleurs autonomes indépendants (1,2 million) ont travaillé moins de la moitié de leurs heures habituelles au cours de la semaine du 12 avril, y compris 38,4 % qui n’ont travaillé aucune heure»), que par des pertes d’emplois, les travailleur.euses autonomes n’abandonnant pas leur emploi pour une baisse d’activités qu’ils et elles jugent temporaire.
Comme la baisse de l’emploi salarié au Québec fut plus importante selon les estimations de l’EPA (21,0 %) que selon les données de l’EERH (19,4 %), il est clair que d’autres facteurs ont pu jouer. On pourrait penser à la marge d’erreur des estimations de l’EPA, ce qui est possible, mais il y en a au moins un autre. En effet, la semaine de référence de l’EPA était du 12 au 18 avril et celle de l’EERH était du 24 au 30 avril. Habituellement, cette différence a peu d’impact, mais comme ces baisses sont intimement liées aux décisions gouvernementales, cette différence de près de deux semaines peut avoir eu des conséquences. Par exemple, le gouvernement a déconfiné les garages, l’aménagement paysager et le secteur minier le 15 avril et la construction domiciliaire le 20 avril. Cela dit, les estimations de l’EPA par industrie ne sont pas assez désagrégées pour pouvoir vérifier si ces décisions peuvent expliquer les écarts de baisse de l’emploi selon les deux enquêtes. La présence des travailleur.euses autonomes dans les estimations de l’EPA peut aussi fausser les comparaisons (comme dans la construction et dans les autres services où entre 20 % et 30 % des travailleur.euses sont autonomes). On remarquera que les écarts de croissance, illustrés dans la dernière colonne du premier tableau sont bien moins élevés qu’ils l’étaient en mars, les plus élevés étant même inférieurs à sept points de pourcentage. Voici les industries dont les écarts étaient supérieures à cinq points :
-
services d’enseignement, baisse de 17,3 % selon l’EPA et de 10,4 % selon l’EERH (j’y reviendrai plus loin);
-
foresterie, pêche, mines, exploitation en carrière, et extraction de pétrole et de gaz, baisses de 17,3 % et de 11,3 %;
-
services publics, baisses de 6,4 % et de 0,7 %;
-
transport et entreposage, baisses de 17,7 % et de 12,1 %.
Notons aussi qu’un autre facteur peut expliquer l’écart de volume d’emploi entre ces deux types de données. En effet, alors que, pour l’EERH, l’industrie à laquelle appartient un employeur est déterminée par son attribution par l’Agence du revenu du Canada (ARC) lors de son enregistrement, cette industrie est attribuée en fonction des réponses des personnes interrogées pour l’EPA. Ce facteur pourrait expliquer les différences de volume d’emplois dans certaines industries.
J’ai aussi produit un tableau semblable pour le reste du Canada. On peut y voir que les différences de niveaux de croissance globale et par industrie y sont en général moins élevées que pour le Québec, une seule étant supérieure à 5 points de pourcentage (les autres services) par rapport à quatre pour le Québec.
Les données par sous-secteurs de quelques industries
Comme mentionné en amorce, je visais entre autres par ce billet à vérifier quels sous-secteurs des industries les plus atteintes avaient subi les pertes d’emploi les plus importantes. Pour ce faire, j’ai toutefois dû utiliser un tableau contenant des données non désaisonnalisées (le tableau 14-10-0201-01), car ce tableau fournit des données pour 398 niveaux de désagrégation industrielle au lieu de 26 pour celui que j’ai utilisé pour les tableaux précédents en données désaisonnalisées. Le fait que ces données ne soient pas désaisonnalisées explique que les taux de baisses d’emplois que je présenterai dans cette section ne correspondent pas parfaitement à ceux du premier tableau. Cela dit, les différences sont moins importantes que je le pensais, surtout pour la construction (40,9 % par rapport à 42,0 %).
– Construction
Comme on peut le voir dans le tableau ci-contre, l’emploi a diminué considérablement dans tous les sous-secteurs de la construction entre février et avril 2020. La baisse la plus importante a été observées chez les entrepreneurs en installation d’équipements techniques (électricité, plomberie et autres, 45 %) et la moins élevée dans le lotissement de terrains, le sous-secteur qui compte le moins de salarié.es (baisse de quand même 27 %). On notera que la baisse dans la construction résidentielle (35,5 %) fut moins élevée que la moyenne (40,9 %), alors qu’elle était la plus touchée en mars. Ce changement est probablement dû à la fin du confinement annoncée le 15 avril, comme mentionné plus tôt. L’emploi a aussi moins diminué dans la construction de routes, de rues et de ponts (32 %), secteur dont certaines activités sont essentielles pour la sécurité de la population.
– Fabrication
Dans la fabrication (industrie qu’on appelle aussi secteur manufacturier), la baisse du nombre d’emplois entre février et avril en données non désaisonnalisées fut de 19,9 % (plutôt que de 20,7 % en données désaisonnalisées et de 22,9 % selon les estimations de l’EPA) et s’est observée dans tous les sous-secteurs. Les baisses les plus importantes furent dans la fabrication de vêtements (48 %) et de meubles (44 %), et dans l’impression (33 %), tandis que les plus faibles furent dans la fabrication du papier (2 %), de produits informatiques et électroniques (8 %), de produits chimiques (8 %) et d’aliments (10 %), quatre industries jugées prioritaires par le gouvernement du Québec. Notons que la première transformation des métaux fut la seule autre industrie à connaître une baisse inférieure à 10 % (9,8 %, mais 8,2 % dans le sous-secteur de la production et la transformation d’aluminium, industrie qui a réussi à convaincre le gouvernement du caractère prioritaire de ses activités).
– Services d’enseignement
Depuis mon premier billet sur les conséquences de la COVID-19 sur le marché du travail, je me gratte la tête au sujet des estimations de l’emploi dans les services d’enseignement par l’EPA : baisse de 22,8 % ou de 72 600 en mars, hausse de près de 18 000 en avril (pour une baisse de 55 000 ou de 17,3 % entre février et avril, comme on peut le voir dans le premier tableau de ce billet) et une hausse de plus de 35 000 en mai (pour une baisse de 19 700 ou de seulement 6,2 % entre février et mai). Alors que les données de l’EERH ont montré une baisse de seulement 3200 ou de 0,9 % en mars (baisse révisée à 4700 ou à 1,3 %), laissant penser que la baisse de 72 600 emplois selon l’EPA était un des 5 % des cas où l’erreur est plus grande que la marge d’erreur à 95 % (11 000 dans cette industrie, selon les données du tableau 14-10-0355-01 de Statistique Canada), voilà que les données de l’EERH montrent en avril une diminution de près de 29 000 emplois, pour une baisse totale de 33 500 ou de 9,4 % entre février et avril (comme on peut le voir dans le tableau qui suit), baisse encore nettement inférieure à celles des estimations de l’EPA pour la même période (55 000 ou 17,3 %, je le rappelle) et avec un écart encore supérieur à la marge d’erreur à 95 %, mais de beaucoup moins. Avec la hausse de 35 000 de l’estimation de l’EPA en mai, il ne serait pas étonnant de voir cet écart disparaître, quoique les données de l’EERH devraient aussi augmenter en mai en raison de la réouverture des écoles primaires hors de la région de Montréal le 11 mai. On verra ça le mois prochain!
Le tableau ci-contre montre quelques baisses importantes, mais surtout dans les sous-secteurs «hors du secteur de l’éducation primaire, secondaire, collégial ou universitaire», comme je le mentionnais dans mon billet sur les données de mars de l’EERH. Ces baisses ont en effet varié de 12 % (écoles de commerce et de formation en informatique et en gestion) à 45 % (autres établissements d’enseignement et de formation). Ces baisses ne peuvent toutefois pas influencer beaucoup l’évolution de l’emploi dans cette industrie, en raison du faible volume d’emploi dans ces sous-secteurs (3,3 % de l’emploi et 21 % de la baisse totale). En fait, près des trois quarts (73 %) de la baisse du secteur provient de celle dans les écoles primaires et secondaires (10,6 %, mais de 24 500 emplois), probablement des enseignant.es suppléant.es et d’autres employé.es non permanent.es. Les baisses furent de bien moindre envergure aux niveaux collégial et universitaire (1,7 % et 1,9 %). Il faut dire que les cours se sont poursuivis à distance, mais on aurait pu s’attendre à plus de pertes d’emplois dans les postes de non enseignant.es. Tant mieux si ce ne fut pas le cas!
– Soins de santé et assistance sociale
Dans le secteur des soins de santé et de l’assistance sociale, les baisses selon l’EPA et l’EERH furent du même ordre de grandeur, soit de respectivement 8,5 % et 6,8 % (6,6 % en données non désaisonnalisées). Les deux tiers de la baisse de 31 000 emplois viennent des bureaux de médecins (2500 ou 13 %), dentistes (de 12 200 ou 67 %) et autres praticien.nes (6000 ou 41 %), alors que les autres baisses importantes viennent des services d’assistance sociale (11 400 ou 11 %), dont les services de garde (4700 ou 9 %) et les services individuels et familiaux (5200 ou 16 %). J’ai aussi noté une hausse de 2,3 % ou de 2400 dans les établissements de soins infirmiers et de soins pour bénéficiaires internes qui comprennent les centres hospitaliers de soins de longue durée (CHSLD). Je n’ai pas présenté de tableau cette fois, car avec les données pour les 17 sous-secteurs de cette industrie, il aurait été trop gros…
– Information, culture et loisirs
Dans les industries de l’information, de la culture et des loisirs, la baisse fut aussi du même ordre de grandeur dans les estimations de l’EPA (23,7 %) que dans les données de l’EERH (26,3 %, ou de 27,1 % en données non désaisonnalisées pour une baisse de 35 400 emplois). Les baisses furent supérieures à 50 % dans les autres services de divertissement et de loisirs (68 % ou 20 800 emplois), chez les promoteurs (diffuseurs) d’événements artistiques et sportifs et d’événements similaires (54 % ou 3300 emplois), dans les parcs d’attractions et salles de jeux électroniques (51 % ou 650 emplois), et dans les sports-spectacles (50 % ou 700 emplois). Soulignons aussi la baisse de 3200 emplois ou de 23 % dans les industries du film et de la vidéo. Encore là, le grand nombre de sous-secteurs (près de 20) m’a incité à ne pas présenter de tableau.
– Services d’hébergement et de restauration
La baisse de l’emploi dans les services d’hébergement et de restauration fut la plus importante de toutes les industries à la fois selon les estimations de l’EPA (50,6 %) et selon les données de l’EERH (55,1 % ou 57,0 % en données non désaisonnalisées). Sans surprise, la baisse la plus forte en pourcentage provenait des débits de boissons alcoolisées (79 %, ou 10 350 emplois), mais la plus forte en nombre des restaurants (57 % ou 119 000 emplois). Notons que les recettes du sous-secteur de la restauration (incluant les débits de boissons alcoolisées) ont diminué encore plus que l’emploi, soit de 67 % (par rapport à 58 % pour l’emploi), selon le tableau 21-10-0019-01 de Statistique Canada.
– Autres services (sauf les administrations publiques)
La baisse de l’emploi dans les autres services fut aussi du même ordre de grandeur selon les données de l’EPA (27,6 %) et selon les estimations de l’EERH (28,7 %, mais de 28,8 % en données non désaisonnalisées). La baisse de loin la plus forte en pourcentage a eu lieu dans les services de soins personnels (coiffure, esthétique, tatouage, massage et autres, 67 %), mais s’est observée en nombre dans la réparation et l’entretien (28 % ou de 12 100 emplois), dont 6800 dans la réparation et l’entretien de véhicules automobiles (données non illustrées dans le tableau, 26 %). Notons que la baisse fut plus faible dans les services funéraires (21 %) et surtout dans les organismes religieux, fondations, groupes de citoyens et organisations professionnelles et similaires (16 %), sous-secteurs moins touchés par la réduction des activités non prioritaires. Dans ce derniers sous-secteur, notons la baisse de «seulement» 10 % dans les Associations de gens d’affaires, organisations professionnelles et syndicales et autres associations de personnes.
Et alors…
Avec notre désir d’être informé sur-le-champ, il est toujours frustrant de devoir attendre plus de deux mois avant de prendre connaissance de données sur un phénomène. Par contre, cette attente permet justement de consulter des données véritablement fiables et non pas approximatives sur les conséquences des décisions gouvernementales pour combattre la COVID-19. Il faut en plus pour bien les interpréter connaître les différences entre les univers de l’EPA et de l’EERH, et faire une gymnastique mentale pour naviguer entre les données désaisonnalisées et non désaisonnalisées, alors que les baisses d’emploi n’ont presque rien à voir avec la saison. Mais, cela vaut la peine!
Mais, comme les écarts de baisses d’emplois entre les estimations de l’EPA et les données de l’EERH furent moins importants ce mois-ci qu’en mars, l’apport le plus important de ce deuxième billet portant sur les données de l’EERH est l’information qu’il fournit par sous-secteur. Il nous évite de tenter de deviner quels ont été les sous-secteurs les plus touchés. Une baisse dans un secteur peut par exemple cacher des hausses dans certains sous-secteurs, comme on l’a vu dans l’industrie des soins de santé et d’assistance sociale. Bien sûr, cela nous ramène à la deuxième vague de fermetures à un moment où une forte proportion de ces industries ont repris leurs activités. Mais à quel point? On a vu dans les estimations de l’EPA pour le mois de mai que l’emploi a connu une reprise intéressante, aussi bien aux États-Unis (avec une hausse de l’emploi se situant entre 1,9 % et 2,8 %, selon la source) qu’au Canada (1,8 %), et encore plus au Québec (de 6,5 %), mais l’ampleur de cette reprise par secteur et surtout par sous-secteur est moins évidente. C’est ce que nous verrons dans un mois!
Trackbacks