Une proposition originale de revenu minimum garanti
C’est grâce à une lettre publiée dans le Devoir que j’ai pris connaissance d’une étude de Kourtney Koebel et Dionne Pohler, doctorante et professeure au Centre for Industrial Relations and Human Resources (Centre des relations industrielles et des ressources humaines) de l’Université de Toronto. Cette étude a été publiée en septembre 2019 et est intitulée Expanding the Canada Workers Benefit to Design a Guaranteed Basic Income (Élargir la portée de l’allocation canadienne pour les travailleurs pour créer un revenu de base garanti). Je me suis dit qu’il serait intéressant de regarder cette proposition de plus près.
Introduction : Les autrices constatent un regain d’intérêt pour le revenu de base garanti (RBG), regain encore plus évident depuis la «mise en place de la Prestation canadienne d’urgence (PCU)», comme mentionné dans la lettre au Devoir. Après avoir déploré qu’on précise rarement la forme que prendrait un RBG et son coût, et pas plus la façon de le mettre en œuvre, elles résument leur proposition.
Formes de RBG : Même si on parle souvent de façon semblable d’un revenu de base universel (RBI) et d’un RBG, on insiste surtout sur son aspect inconditionnel. On mentionne toutefois rarement qu’un RBI de 22 000 $ par année coûterait environ 650 milliards $, soit près du double du budget fédéral de 2019-2020 (environ 355 milliards $) et environ le tiers du PIB canadien (1970 milliards $ en 2019). Il est donc évident qu’un RBG doit plutôt ressembler à un impôt négatif réservé aux personnes qui gagnent moins qu’un seuil de revenu et se réduisant à mesure que leur revenu augmente. Comme on le verra, elles proposent un RBG provincial-fédéral qui conserverait le système progressif d’imposition actuel, mais qui remplacerait un bon nombre des crédits d’impôts actuels en un seul crédit remboursable établi selon le revenu.
Le système de sécurité du revenu du Canada : «Le système de sécurité du revenu du Canada est un mélange complexe de programmes fédéraux et provinciaux qui fournissent une aide au moyen de transferts directs en argent et de subventions fiscales à différentes catégories de personnes et de ménages». Chacun de ces programmes a ses propres critères d’admissibilité et vise des objectifs spécifiques (lutte à la pauvreté, remplacement de pertes de revenus, équité fiscale, incitation au travail, etc.). Malheureusement, plusieurs personnes à faible revenu en âge de travailler, surtout sans enfants, se retrouvent avec des revenus bien inférieurs au seuil de pauvreté et font face à un mur en raison de taux d’imposition effectifs marginaux (TIEM) parfois supérieurs à 100 % dans quelques provinces. Certains programmes peuvent aider à sortir de cette situation, comme les crédits de la TPS et de la solidarité, et l’allocation canadienne pour les travailleurs (ACPT), mais les sommes qu’elles procurent sont trop peu élevées pour fragiliser ce mur. Les autres programmes ne visent pas ces personnes et ont trop souvent été conçus pour satisfaire des lobbys (je simplifie).
Elles poursuivent en montrant qu’un RBG peut représenter une solution à ces problèmes d’équité et d’efficacité pour combattre la pauvreté, et à l’insuffisance des programmes d’aide sociale provinciaux, programmes qui stigmatisent les bénéficiaires et les enferment trop souvent dans un cercle vicieux de précarité et de pauvreté.
Les défis du fédéralisme : Un bon nombre des programmes sociaux relèvent des provinces et leur fonctionnement varie d’une province à l’autre. S’entendre pour un système commun de RBG avec toutes les provinces ainsi qu’avec les Premiers Peuples représente tout un défi, mais il est essentiel de le relever. On peut aussi s’attendre à devoir faire face à de la résistance parmi les groupes qui ne bénéficieraient pas de ce revenu, dont les riches les plus influent.es. Pour vaincre cette résistance, les autrices proposent à cet effet une réforme de l’allocation canadienne pour les travailleurs (ACPT) qui permettrait à beaucoup plus de travailleur.euses d’en bénéficier et aux provinces de la modifier pour l’harmoniser à leurs autres programmes sociaux.
Les défis de l’incitation au travail : Qu’elles soient justifiées ou non, les craintes qu’un RBG désincite au travail sont très répandues et ne sont pas faciles à calmer. Pourtant, on n’observe aucun effet négatif aux actuels crédits d’impôt remboursables (pour enfants ou travailleur.euses), bien au contraire. Il en est de même de l’assurance-emploi. Ce sont plutôt les programmes d’aide sociale actuels qui désincitent souvent au travail, comme mentionné auparavant. Mais, même injustifiées, ces craintes diminuent l’appui à des mesures universelles au profit de mesures associées à des critères d’admissibilité sévères. Elles font aussi en sorte que les dépenses publiques pour les plus pauvres sont souvent plus scrutées (et critiquées) que celles qui bénéficient aux plus riches.
Pour faire face à ces perceptions, les autrices proposent d’ajouter au RBG un programme d’incitation au travail. Ce genre de programmes, comme l’ACPT au Canada et l’EITC aux États-Unis (Earned Income Tax Credit, voir ce billet pour plus d’information sur ce programme), reçoit un grand appui de la population et est peu critiqué, même si leur effet négatif sur le maintien du salaire minimum à un faible niveau mérite de l’être, surtout aux États-Unis (remarque personnelle…).
La proposition : La proposition des autrices est un programme hybride formé d’une part d’une subvention des revenus d’emploi, sur le modèle de l’ACPT actuelle, et d’autre part d’un montant minimal de revenu de base. Il s’adresserait aux personnes âgées de 18 à 64 ans, car elle maintiendrait le programme de sécurité de la vieillesse et le supplément de revenu garanti pour les personnes âgées. D’autres programmes visant d’autres objectifs, comme l’allocation canadienne pour enfants et les prestations de santé et sécurité au travail, seraient aussi conservés.
Même si un tel programme serait plus efficace s’il était conçu par ménage ou par famille, les autrices ont choisi de le baser sur les revenus individuels. En effet, elles considèrent que les femmes ont moins accès aux revenus familiaux et sont plus souvent pauvres (cet argument explique aussi le fonctionnement par personne du revenu minimum garanti de QS), et que le fonctionnement par famille entraînerait des négociations familiales difficiles, inciterait à des séparations artificielles, risquerait d’être accompagné d’enquêtes familiales (comme du temps des boubou macoutes au Québec), ne serait pas harmonisé avec le fonctionnement des autres crédits d’impôt et du système fiscal, et mettrait en cause un des objectifs du RBG, soit le maintien de la dignité et de l’autonomie des personnes.
– paramètres :
- Le montant de base du RBG serait établi en fonction du montant accordé pour une personne seule dans chaque province par l’aide sociale, incluant, si j’ai bien compris, le crédit d’impôt de la TPS (et de la solidarité au Québec);
- le montant maximal reçu serait calculé en fonction du seuil de pauvreté de la mesure du panier de consommation;
- le taux de crédit des revenus d’emploi atteindrait un minimum de 30 % des revenus d’emploi après impôt (ce qui représenterait en Ontario un taux de 50,05 % des revenus avant impôt, comme on peut le voir
dans la partie Phase-in du graphique ci-contre);
- le taux de réduction progressive (Phase-Out dans le graphique) serait établi en fonction du revenu net total de la personne et, pour s’assurer que le TIEM ne soit pas de 100 %, serait de 50 % du revenu net. Les sommes reçues tomberaient à zéro vers un revenu avant impôt de 38 000 $ (dans cet exemple pour l’Ontario).
– coût et financement : Les autrices estiment que cette proposition coûterait environ 90 milliards $. Cette somme serait entièrement compensée par le remplacement des dépenses d’aide sociale, des principaux crédits d’impôt remboursables fédéraux et provinciaux, et de certains crédits d’impôt non remboursables (voir le tableau Appendix B au bas de cette page), le plus important étant le montant personnel de base, qui ne serait toutefois réduit que de moitié au Québec en raison de son niveau élevé. Au bout du compte, le fédéral paierait environ 55 % du coût de la proposition (voir les tableaux de l’Appendix C sur cette page pour le détail du financement par source de revenus et par province).
– impacts sur la distribution des revenus : Les autrices ont réalisé sept tableaux (aux pages numérotés 290 et 291 et 292) pour présenter l’impact de leur proposition par décile de revenus des ménages. Le revenu après impôt des ménages formés :
- de personnes âgées de 18 à 64 ans augmenterait de 11 à 65 % pour les membres des quatre premiers déciles et diminuerait de 1,3 à 3,4 % pour les membres des six déciles supérieurs;
- de personnes seules âgées de 65 ans et plus diminuerait dans tous les déciles, de 2,7 à 10,2 %;
- de couples âgés de 65 ans et plus augmenterait de 1,3 % pour les membres du décile inférieur et diminuerait de 2,1 à 7,8 % pour les membres des autres déciles;
- de familles monoparentales augmenterait de 3,0 à 12,3 % pour les membres des deuxième à quatrième déciles, et diminuerait de 5,6 % pour les membres du décile inférieur et de 1,3 à 11,5 % pour les membres des six déciles supérieurs;
- de deux parents âgé.es de 18 à 64 ans augmenterait de 0,7 à 26,4 % pour les membres des quatre premiers déciles et diminuerait de 1,6 à 3,2 % pour les membres des autres déciles;
- de personnes seules âgées de 18 à 64 ans augmenterait de 3,2 à 128 % (le deuxième décile) pour les membres des six premiers déciles et diminuerait de 3,3 à 8,8 % pour les membres des quatre autres déciles;
- de couples âgés de 18 à 64 ans augmenterait de 0,4 à 48,9 % (le décile inférieur) pour les membres des quatre premiers déciles et diminuerait de 1,9 à 3,8 % pour les membres des autres déciles.
Les principaux ménages gagnants seraient les plus pauvres, et les principaux perdants seraient ceux qui sont peu ou pas avantagés par le RBG et l’ACPT, mais désavantagés par l’abolition des crédits d’impôt, surtout celui du montant personnel de base. C’est pourquoi les personnes âgées de 65 ans et plus, qui ont peu de revenus de travail et ne bénéficieraient pas du RBG et peu ou pas de l’ACPT, seraient perdantes, de même que les familles monoparentales du décile inférieur. Cela explique aussi que les membres des déciles du milieu perdraient plus en pourcentage que celles des déciles supérieurs (mais pas en montants totaux). Les autrices proposent sommairement quelques modifications qui pourraient être apportées à leur proposition pour atténuer ces effets négatifs, dont une plus grande variété de sources de financement, une réduction du taux de réduction progressive (de 50 % dans la proposition actuelle) et une hausse du supplément de revenu garanti (SRG) pour les personnes âgées.
Malgré ces quelques résultats moins positifs, il demeure que cette proposition ferait en moyenne baisser le taux de pauvreté (selon la mesure du panier de consommation) de 40 %, soit de 7,7 à 4,6 %, comme on peut le voir à la dernière ligne du tableau ci-contre (Aggregate). On peut aussi constater que le taux de pauvreté n’augmenterait que chez les personnes seules âgées de 65 ans et plus (Senior Single), mais de 77 % (toutefois de 2,2 % à 3,9 %), catégorie particulièrement défavorisée, ce qui montre que l’amélioration du SRG serait essentielle. On voit aussi que la baisse de ce taux serait très faible chez les familles monoparentales (Single Parent, de 15,2 à 14,8 %, de loin le taux de pauvreté le plus élevé), ce qui montre les limites de cette cette proposition et la nécessité de la compléter avec d’autres mesures. Par contre, la baisse du taux de pauvreté chez les personnes seules âgées de 18 à 64 ans serait appréciable (Non-Senior Single, de 17,0 à 10,4 %), même si insuffisante.
Autres effets de cette proposition : Les effets mentionnés dans la section précédente sont statiques et ne tiennent donc pas compte des changements de comportement que cette proposition entraînerait. Les autrices soulignent qu’aucune personne qui travaillerait entre 9 et 17 heures au salaire minimum selon les provinces ne se situerait sous le seuil de pauvreté, ce qui représenterait un fort incitatif au retour sur le marché du travail des personnes qui jugent actuellement peu ou pas avantageux d’y retourner. Cette proposition pourrait aussi faciliter la vie des personnes qui veulent consacrer plus de temps à des activités non marchandes pourtant utiles socialement (bénévolat et autre). Les autrices soulignent aussi la baisse des coûts administratifs (notamment à l’aide sociale) que permettrait leur proposition et proposent des améliorations à l’assurance-emploi et aux prestations remises aux personnes handicapées.
Et alors…
Cette proposition comporte des éléments drôlement intéressants sur la façon d’implanter un revenu minimum garanti tout en permettant aux bénéficiaires de conserver une part importante de leurs revenus d’emploi, ce que j’ai déjà tenté de faire avec la proposition de Québec solidaire de façon moins efficace que les autrices le proposent ici. Le gros avantage de cette proposition est d’être assez neutre sur le plan de la fiscalité. Elle contient toutefois certaines lacunes en plus de celles mentionnées dans l’étude.
L’étude n’aborde par exemple pas le problème des remboursements des frais médicaux par l’aide sociale ni la situation d’une personne qui perdrait ses sources de revenus en cours d’année et ne pourrait donc pas attendre de remplir sa déclaration de revenus pour avoir droit à cette mesure basée sur des revenus annuels. Les autrices ne parlent pas non plus de l’impact que la hausse de l’ACPT pourrait avoir sur le salaire minimum, qu’il faudrait s’assurer d’augmenter, ni des personnes âgées qui n’ont pas droit au programme de sécurité de la vieillesse et au supplément de revenu garanti. En plus, le niveau de leur RBG est assez faible et laisse encore trop de personnes en situation de pauvreté, d’autant plus que le seuil de pauvreté qu’elles utilisent est en fait inférieur à une véritable sortie de la pauvreté (voir à cet effet ce texte de Vivian Labrie publié par l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques). Cela dit, cette proposition fournit une base solide pour développer un RBG plus satisfaisant, en injectant plus d’argent que le seul transfert de sources de revenus et en corrigeant ses lacunes. Bravo!
J’avais lu cette lettre au Devoir. À cause de ma piètre connaissance de l’anglais, je n’ai pas lu l’étude en question. Je te remercie d’avoir fait ce résumé.
Même si l’argument de l’épisode des boubou macoutes au Québec me touche, je reste persuadé qu’il est préférable de se baser sur le revenu familial.
Le défi de permettre aux bénéficiaires du RMG de conserver une part importante de leurs revenus d’emploi semble bien résolu par les autrices.
La nécessité d’une entente entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux est un obstacle sérieux. La souveraineté du Québec «éliminerait» cet obstacle. Je n’ai pas de boule de cristal, alors je ne vois pas de référendum sur la souveraineté avec 50% + 1 pour cette option de mon vivant.
P.-S. Ton commentaire sur le texte de François Blais dans Le Devoir m’a bien fait rire.
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« je reste persuadé qu’il est préférable de se baser sur le revenu familial»
Moi aussi, d’autant plus que toute femme qui se séparerait aurait droit au RMG complet. Cela permettrait de financer un niveau plus élevé du RMG, comme les autrices de l’étude le mentionnent.
«Ton commentaire sur le texte de François Blais dans Le Devoir m’a bien fait rire.»
J’étais pourtant bien sérieux! J’ai vérifié sur un de mes billets de l’époque pour être certain de ce que j’ai écrit sur le Comité d’experts sur le revenu minimum garanti.
https://jeanneemard.wordpress.com/2017/11/18/rapport-sur-le-revenu-minimum-garanti-pourquoi-55-du-seuil-de-pauvrete/
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Je sais que tu étais sérieux. Je dis seulement que pour la formule d’un commentaire sur le site du Devoir, ton commentaire était bien tourné.
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