Les PDG, leur chance, leurs biais et leur rémunération
J’attends souvent de mettre la main sur plusieurs études sur un sujet avant d’en parler ici. Dans ce billet, je vais présenter trois documents portant sur les PDG que j’ai mis de côté (pas les PDG, les documents!) au cours des derniers mois.
La valeur de la chance sur le marché du travail pour les PDG
L’étude intitulée The Value of Luck in the Labor Market for CEOs de Mario Daniele Amore et Sebastian Schwenen a été publiée par le Centre for Economic Policy Research (CEPR) en juin 2020. Un résumé de cette étude en anglais est aussi disponible sur le site VoxEU du CEPR (où j’en ai pris connaissance).
– Introduction : L’impact des PDG sur les entreprises a fait l’objet de nombreuses études avec des résultats contradictoires. D’autres ont analysé la pertinence de leur rémunération (voir par exemple ce billet). Un facteur qui revient fréquemment dans ces études est le rôle de la chance dans leur performance et dans leur rémunération. Mais, la chance a-t-elle d’autres conséquences? Cette question est justement celle que cette étude vise à clarifier. Les auteurs attribuent à la chance les variations exogènes de la valeur d’une entreprise causées par les mouvements du prix du pétrole, de la croissance économique et du taux d’emploi.
– Données : Les sources utilisées dans cette étude fournissent de l’information sur les caractéristiques des PDG des entreprises du S&P 1000 de 1992 à 2018 (dont l’âge, la durée du mandat et la rémunération) ainsi que sur la situation financière de ces entreprises. Les auteurs obtiennent ainsi des données sur 30 116 observations annuelles portant sur 6021 PDG de 3597 entreprises, et sur 345 transitions, dont 105 d’un poste de PDG au même poste dans une entreprise différente du S&P 1000. Je passe sur les autres données utilisées (il y en a trop!)
– La chance et les transitions des PDG : «Nous commençons par tester comment la chance influence la décision des PDG de passer à une autre entreprise» à l’aide d’une régression portant sur leurs caractéristiques. Si la durée du mandat d’un PDG dans une entreprise et son âge diminuent grandement la probabilité qu’il passe à une autre entreprise, la chance l’augmente de façon significative. Chez les PDG qui sont passé.es à une autre entreprise, la chance augmente aussi la probabilité que ces personnes occupent à la fois un poste de PDG et de président du conseil d’administration, une situation qui augmente leur pouvoir et leur rémunération, souvent au détriment de la valeur actionnariale de ces entreprises.
– La chance, la gouvernance et la rémunération au sein de la nouvelle entreprise : Les auteurs testent l’hypothèse que les entreprises qui ne savent pas distinguer la chance de la performance ont une faible structure de gouvernance et que les PDG chanceux.euses qui arrivent dans ces entreprises «devraient bénéficier d’un plus grand pouvoir de négociation vis-à-vis des actionnaires et donc retirer plus d’avantages personnels sous la forme d’une rémunération plus élevée». Pour ce test, les auteurs se basent sur le nombre d’analystes financiers de la nouvelle entreprise et sur la concentration d’entreprises dans leur industrie (en supposant que les entreprises qui affrontent moins de concurrence sont moins disciplinées). Et les résultats confirment ces hypothèses. En plus, le graphique de la page numérotée 31 de l’étude montre que la rémunération des PDG qui sont passé.es à une autre entreprise augmente en fonction de la chance qu’ils et elles ont eue dans l’entreprise de départ (la rémunération augmente de 2 % pour chaque tranche de 1 % de cette chance). De même, ces PDG contrôlent davantage le processus de rémunération et obtiennent des rémunérations supérieures à celles des autres PDG de leur industrie. D’ailleurs, leur rémunération est proportionnellement plus composée d’options, de cotisations de retraite et de plans d’incitation à long terme (types de rémunérations plus faciles à dissimuler) que de salaires et de bonis.
– Les conséquences pour les entreprises de l’embauche de PDG chanceux.euses : «La chance du nouveau ou de la nouvelle PDG dans son ancienne entreprise est associée à une rentabilité moindre dans la nouvelle entreprise», la rentabilité étant estimée à l’aide du rendement des actifs, soit le «ratio des profits avant intérêts et impôts divisé par la valeur comptable du total des actifs». Bref, cette arrivée nuit à l’entreprise qui a embauché un.e PDG chanceux.euse par rapport à l’embauche d’un.e PDG moins chanceux.euse que la médiane de la chance, comme on peut le voir dans le graphique ci-contre tiré de la page numérotée 32. Et, les entreprises qui n’ont pas changé de PDG ont obtenu en moyenne des profits plus élevés de 1,5 % que celles qui ont embauché un.e PDG chanceux.euse. D’autres tests «suggèrent que les PDG chanceux.euses nuisent à la rentabilité des entreprises en raison de considérations liées à la vie tranquille», vie tranquille concrétisée surtout par moins de recherche et de contrôle sur les activités de l’entreprise, dont les coûts d’exploitation. Finalement, les auteurs montrent que la perte de rentabilité et la gestion laxiste des PDG chanceux.euses peuvent s’expliquer par l’influence des incitatifs désavantageux pour les entreprises de leur rémunération. Ils concluent que leurs «résultats mettent en évidence l’existence de frictions informationnelles dans le processus d’embauche des entreprises faiblement gouvernées, et soulignent l’importance de rechercher avec précision le bon profil de PDG afin que les actionnaires soient en mesure de garantir les bénéfices du changement de PDG».
La finance d’entreprise comportementale – le cycle de vie d’une carrière de PDG
L’étude intitulée Behavioral Corporate Finance – The Life Cycle of a CEO Career de Marius Guenzel et Ulrike Malmendier a été publiée par l’université de Californie à Berkeley en juin 2020.
– Introduction : Les décisions des PDG ont des conséquences importantes. En théorie, ces décisions sont basées sur la maximisation rationnelle des profits et leurs erreurs seraient des défaillances (failures) dues à l’incertitude ou à de mauvais alignements des incitations, même si ces erreurs sont en fait souvent dues à des biais et à des comportements systématiques. Pourtant, aucune étude ne s’est penchée sur l’analyse des décisions des PDG, se contentant d’analyser des erreurs individuelles dues par exemple à l’excès de confiance et à des limitations cognitives. Cette étude porte sur trois phases distinctes de la carrière de PDG : l’embauche, l’exercice du poste et le licenciement.
– La sélection des PDG : Sur les 52 millions d’employé.es des entreprises comptant au moins 100 employé.es, seulement 0,002 % (environ 1000) occupent un poste de PDG d’une entreprise cotée en bourse. Ces personnes sont très scolarisées et ont eu en moyenne 21 ans d’expérience de travail dans quatre entreprises différentes avant leur nomination. Les auteur.es analysent trois possibilités qui peuvent expliquer que la sélection des PDG n’ait pas permis de déceler les biais des candidat.es qui peuvent nuire à la performance d’une entreprise :
- ces biais ne sont pas observables : si le comité de sélection ne se fie qu’aux résultats, il favorisera les preneurs de risques; ainsi les candidat.es biaisé.es auront même un avantage;
- ces biais sont observables : un biais peut avoir un bon côté; par exemple, l’excès de confiance peut très bien expliquer certains succès antérieurs d’un.e candidat.e et représentera même un atout, s’il reste sous contrôle et correspond aux objectifs d’une entreprise (entre autres dans les industries innovantes);
- il y a des biais et des frictions dans le processus de sélection : par exemple, certains comités de sélection surévaluent l’importance du rendement des candidat.es dans leur emploi antérieur plutôt que leur potentiel; il en est de même de la surévaluation des résultats rapides, à court terme; dans d’autres cas, les membres de comités de sélection biaisé.es favoriseront les candidat.es qui ont les mêmes biais (par exemple, par sexisme et homophilie).
Les auteur.es présentent ensuite les qualités les plus recherchées et les défauts les plus évités par les entreprises, et constatent qu’ils ne correspondent pas toujours aux critères évalués par les comités de sélection (je simplifie). Il et elle concluent que les entreprises devraient systématiquement tester les biais des candidat.es au poste de PDG et des membres des comités de sélection.
– Les décisions des PDG : Après avoir présenté quatre raisons pour lesquelles l’apprentissage et l’élimination des biais sont limités chez les PDG, les auteurs se demandent «comment les biais de gestion et les traits de caractère façonnent et déforment les résultats des entreprises». Pour ce, il et elle examinent le rôle de biais répandus (notamment l’excès de confiance, le biais pour le présent ou l’actualisation hyperbolique, l’effet de l’expérience, soit de trop baser ses décisions sur ses expériences antérieures, positives et négatives, la trop grande importance accordée à ses relations personnelles, le biais de disponibilité et la négligence de la concurrence) sur quatre types de décisions liées aux investissements et sur trois autres liées aux aspects financiers des entreprises. On y lit de nombreux exemples des conséquences de ces biais, surtout tirés d’autres études. Les auteur.es concluent cette section en soulignant que les études sur les biais des PDG explorent peu les mesures de correction qui peuvent être adoptées par les entreprises pour corriger les PDG biaisé.es, sinon le licenciement.
– La survie des PDG : Les auteur.es abordent dans cette section deux situations au sujet des biais des PDG, tout en soulignant que la recherche est moins étendue sur ce sujet :
- la gouvernance d’entreprise avec des PDG biaisé.es : les PDG qui ont une faible aversion au risque reçoivent en moyenne une rémunération supérieure à ceux qui ont une aversion au risque élevée. Les données sont moins claires avec les PDG trop confiant.es;
- le roulement des PDG : «Les biais des PDG n’impliquent pas nécessairement un taux de licenciement plus élevé». Cela dépend des conséquences de ces biais et des biais des conseils d’administration. La suite approfondie l’analyse en fonction de ces possibilités.
Les auteur.es concluent cette section en observant que la gouvernance traditionnelle est inefficace pour corriger les biais des PDG et peut même les exacerber, et que les membres des conseils d’administration doivent tenir compte de leurs propres biais et de leurs erreurs de jugement pour pouvoir bien évaluer la performance des PDG et déterminer les facteurs qui expliquent correctement les bonnes et les mauvaises performances de l’entreprise.
– Conclusion : Les auteur.es mentionnent trois situations qui mériteraient des études plus approfondies. Il s’agit des façons d’améliorer le processus de sélection des PDG pour tenir compte des biais potentiels des candidat.es, de mieux évaluer les conséquences de ces biais dans la prise de décision des PDG et de développer une gouvernance qui réagit correctement aux biais des PDG, notamment dans les décisions touchant leur licenciement.
La rémunération des PDG a augmenté de 14 % en 2019 pour atteindre 21,3 millions $
Le rapport intitulé CEO compensation surged 14% in 2019 to $21.3 million de Lawrence Mishel et Jori Kandra a été publiée par l’Economic Policy Institute (EPI) en août 2020. Notons que j’ai pris connaissance de ce texte grâce à une suggestion de mon ancien patron (on dirait qu’il me connaissait bien!).
– Introduction : «Dans ce rapport, nous examinons les tendances actuelles afin de déterminer comment la rémunération des PDG des 350 plus grandes entreprises des États-Unis (en termes de chiffre d’affaires) se comporte par rapport à celle des travailleur.euses typiques jusqu’en 2019. Nous comparons également les rémunérations de ces PDG avec celles des salarié.es se situant dans la tranche supérieure de 0,1 % (jusqu’en 2018), et nous examinons la relation entre la rémunération des PDG et le marché boursier».
Les auteur.es présentent deux mesures de la rémunération des PDG, l’une basée sur la rémunération réalisée et l’autre sur la rémunération accordée. Les deux mesures comprennent le salaire, les bonis et les primes incitatives, mais diffèrent dans la façon de comptabiliser les actions et les options, «composantes majeures de la rémunération des PDG qui changent de valeur entre le moment où elles sont fournies ou attribuées pour la première fois et celui où elles sont réalisées [vendues]».
– Croissance de la rémunération des PDG en 2019 et ces dernières années : La rémunération réalisée a augmenté de 14,0 % (ou de 2,6 millions $) entre 2018 et 2019 à 21,3 millions $ et la rémunération accordée de 8,6 % (ou de 1,1 million $) à 14,5 millions $. Cette hausse fut respectivement de 105 % et de 35,7 % entre 2009, au creux de la Grande Récession, et 2019. De leur côté, les travailleur.euses typiques de ces entreprises ont vu leur rémunération annuelle moyenne augmenter de 7,6 % seulement au cours de la même période. Le sommet des deux types de rémunérations des PDG a toutefois été atteint en 2000, les deux s’équivalant à 21,9 millions $. Elles ont ensuite diminué en raison de l’éclatement de la bulle technologique, ont presque retrouvé leur niveau de 2000 en 2007 et ont plongé à nouveau lors de la crise financière de 2008-2009. Leur rémunération réalisée a plus que doublé entre 2009 et 2019, rejoignant presque le sommet de 2000 en 2019 (à seulement 3 % de ce sommet), tandis que leur rémunération accordée n’a augmenté «que» de 36 % depuis 2009. Au bout du compte, la rémunération réalisée des PDG est passée de 21 fois celle des travailleur.euses typiques de leurs entreprises en 1965 à 320 fois en 2019 (voir la ligne bleu foncé de l’image qui accompagne ce billet).
– La relation entre la rémunération des PDG et le marché boursier : la rémunération réalisée des PDG suit de près l’évolution de la valeur des indices boursiers, comme on peut le voir dans le graphique de la page numérotée 11 du rapport, ce qui indique la grande importance des actions et des options dans cette rémunération.
– La relation entre la rémunération des PDG et celle des autres hauts salariés; la montée des inégalités : «En 2018, les PDG des grandes entreprises gagnaient 6,0 fois plus que la rémunération moyenne du 0,1 % des salariés les mieux payés, contre 4,4 fois plus en 2007 et 3,3 fois plus en 1979. C’est là un autre indicateur que la rémunération des PDG est probablement plus basée sur le pouvoir des PDG de fixer leur propre salaire que sur leur talent de gestionnaire» et que les PDG accaparent une rente non liée à leur talent ou à leur «productivité». Et comme ces PDG font partie du 0,1 %, ils et elles contribuent grandement à la hausse de la rémunération de ces ultrariches, de façon directe avec leurs hausses personnelles et de façon indirecte en poussant à la hausse les rémunérations des PDG et dirigeant.es des autres entreprises, et même des hauts salarié.es de tout le marché du travail.
– La suite du rapport aborde :
- l’évolution de chacun des composants de la rémunération de ces PDG (salaires, bonis, incitatifs, actions et options attribuées et réalisées, et autres), la part des actions et des options dans la rémunération totale augmentant;
- des explications plus détaillées des tendances décrites plus tôt, notamment sur la rémunération des PDG, sur le ratio de la rémunération des PDG sur celle des travailleur.euses typiques et sur les facteurs expliquant la plus forte hausse de la rémunération des PDG que celle des autres membres du 0,1 % le plus riche (voir ce graphique) et que celle des diplômé.es universitaires;
- les différences entre le ratio de la rémunération des PDG sur celle des travailleur.euses typiques calculé par les auteur.es et le ratio calculé par la Securities and Exchange Commission (SEC) pour l’application de la loi Dodd-Frank qui oblige les entreprises cotées en bourse de rendre public ce ratio (et une critique de la méthode utilisée par la SEC);
- la hausse des inégalités, particulièrement celle de la part des revenus accaparés par le 1 % et le 0,1 % les plus riches, dont respectivement 58 % et 67 % des membres sont des travailleur.euses de la finance et des cadres du secteur non financier;
- le fait que les sommes données aux PDG ne peuvent pas servir à la hausse de la rémunération des autres travailleur.euses et des revenus du reste de la population;
- les données préliminaires de 2020 qui montrent que les PDG ont bien moins souffert de la crise actuelle due à la COVID-19 que le reste de la population et que certain.es se sont même enrichi.es fortement;
- les mesures qui pourraient réduire les inégalités, dont des hausses d’impôt, des rémunérations maximales et l’utilisation moins laxiste de la réglementation antitrust.
Et alors…
J’aurais le goût d’écrire que ces trois textes font le tour de la question, mais c’est loin d’être le cas! Ils ont quand même permis d’en savoir plus sur trois sujets qui concernent les PDG, soit le rôle de la chance et des biais dans leurs succès et insuccès, et l’évolution de leur rémunération. Ces trois analyses contredisent le mythe que leur rémunération n’est que le juste paiement de leurs talents et de leur contribution à la hausse de la valeur des entreprises (ou de leur productivité). Il est d’ailleurs plus qu’étonnant de constater qu’autant d’économistes et d’analystes croient encore à ces balivernes. Et, comme ces textes n’ont pas fait le tour de la question, il est certain que j’y reviendrai éventuellement!
Sur la paye des pdg et leur supposé objectif de maximiser le rendement des actionnaires :
Your Periodic Reminder that CEOs Maximize CEO Pay, Not Shareholder Returns
(Votre rappel périodique que les PDG maximisent la rémunération des PDG, et non les rendements des actionnaires)
cepr.net/your-periodic-reminder-that-ceos-maximize-ceo-pay-not-shareholder-returns/
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«les données préliminaires de 2020 qui montrent que les PDG ont bien moins souffert de la crise actuelle due à la COVID-19 que le reste de la population et que certain.es se sont même enrichi.es fortement;»
Il semble que cela soit la même chose au Canada :
«il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour les milliardaires canadiens : les 20 principaux ont accumulé collectivement plus de 28 milliards de dollars de gains de richesse par rapport à 2019.
Avec ces augmentations, la richesse totale des 20 principaux milliardaires du Canada s’élève désormais à 178 milliards de dollars. »
Cela représente une hausse de 18,7 % en un an…
https://www.rcinet.ca/fr/2020/09/22/la-richesse-des-milliardaires-canadiens-a-explose-en-pleine-pandemie/
Bizarrement, le tableau de cet article indique plutôt une hausse de 37 milliards entre mars et septembre 2020, une hausse de 26 %. Peut-être est-ce dû à une baisse de la valeur des actions en mars.
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Un autre texte (court) sur les pdg :
Washington Post Reports on How Top Execs at Bankrupt Companies Get Large Bonuses
Le Washington Post rapporte comment les principaux dirigeants des entreprises en faillite obtiennent des bonus importants
cepr.net/washington-reports-on-how-top-execs-at-bankrupt-companies-get-large-bonuses/
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