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La hausse des inégalités de revenus et de richesse aux États-Unis

29 octobre 2020

hausse des inégalités de revenus et de richesse aux États-UnisDans le billet que j’ai consacré au livre Le triomphe de l’injustice, j’ai mentionné que ses auteurs, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, deux professeurs d’économie à l’université de Californie à Berkeley, sont deux des économistes que je respecte le plus. Quand j’ai su qu’ils venaient de publier deux études, je les ai aussitôt mises de côté pour les lire. Je vais ici présenter la première et n’aborder que très brièvement la deuxième.

La hausse des inégalités de revenus et de richesse aux États-Unis – Preuves des comptes macroéconomiques distributionnels

La première de ces études est intitulée The Rise of Income and Wealth Inequality in America – Evidence from Distributional Macroeconomic Accounts, et la version gratuite que je vais présenter a été publiée en septembre 2020. Notons que j’ai consacré six billets à la méthode utilisée dans cette étude (celle des comptes nationaux de distribution) à la fin de 2016 et au début de 2017.

– Introduction : Les auteurs racontent comment et pourquoi ils en sont venus à utiliser les comptes nationaux pour estimer l’évolution des inégalités, notamment pour corriger les lacunes des autres sources comme les enquêtes sur le revenu des ménages et les déclarations de revenus qui omettent entre 30 et 50 % des revenus, surtout ceux reçus en nature, comme ceux des services gouvernementaux (santé, éducation, services municipaux, etc.). Ils rappellent que leurs données brutes sont accessibles sur le site de la World Inequality Database (WID). Ils espèrent qu’un jour des agences gouvernementales prendront le relais de leurs travaux, car ils sont essentiels pour pouvoir développer des politiques pour combattre les inégalités.

– La montée des inégalités de richesse : Comme il n’existe pas de données administratives sur la richesse (actifs nets non financiers, comme une maison, et financiers, comme des actions, des obligations, des fonds de pension et des comptes bancaires) aux États-Unis, les auteurs doivent les estimer par des moyens indirects, comme les revenus d’intérêt, les dividendes, les gains en capital et les profits d’entreprises, en les liant aux autres données disponibles, comme l’Enquête sur les finances des ménages (EFM), les déclarations de revenus et les données des revues spécialisées comme Forbes, et en s’assurant que les résultats correspondent aux totaux publiés dans les comptes nationaux, tout en tenant compte du fait que les plus riches obtiennent de meilleurs rendements (comme les taux de profits et d’intérêts) que la moyenne (je simplifie).

Ils examinent ensuite les différences entre leur méthode et celle utilisée par la Banque centrale des États-Unis (FED) depuis 1989 et préfèrent la leur qui permet de comparer ses résultats internationalement, contrairement à celle de la FED. Cela dit, les résultats sont similaires, comme on peut le voir dans les graphiques que j’ai reproduits ci-après. Dans les deux cas, les 10 % les plus riches (graphique du haut à gauche) possédaient 77 ou 78 % de la richesse en 2018, en hausse de 10 points de pourcentage depuis 1989, et les 1 % les plus riches (graphique du haut à droite) possédaient 38 % de la richesse en 2018, en hausse aussi de 10 points depuis 1989, ce qui signifie qu’ils possédaient 38 fois plus de richesse que la moyenne, soit 18 millions $ par rapport à la moyenne de 482 000 $. Pour les 0,1 % les plus riches (graphique du bas à gauche), l’écart entre les résultats des deux méthodes est plus grand, celle des auteurs leur attribuant une part plus élevée de la richesse que l’EFM (ligne rouge) utilisée par la FED. Finalement, les auteurs ont aussi pu calculer la part des richesses accaparée par les 0,00001 % (graphique du bas à droite), soit le 10 millionième le plus riche, formé de 17 unités fiscales en 2020, mais 10 en 1982, cette part étant passée de 0,13 % en 1982 à 1,2 % en 2020, près de 10 fois plus. Ces personnes possèdent donc en moyenne 120 000 fois plus de richesse que la moyenne, soit près de 58 milliards $ chacune (ce qui correspond assez bien avec les données du magazine Forbes sur les 17 plus riches des États-Unis)…

hausse des inégalités de revenus et de richesse aux États-Unis_1

Ce n’est pas seulement la part des plus riches qui a augmenté, mais aussi le ratio de la richesse sur le PIB, celle-ci passant de 300 % en 1980 à 570 % en 2020, un sommet historique. Cela signifie que la richesse a augmenté près de deux fois plus vite que le PIB au cours de cette période. En combinant les effets de cette croissance avec la hausse de la part des richesses des 1 % les plus riches, on peut constater que le nombre d’années de revenus moyens que leur richesse moyenne représente est passé de 60 ans à 200 ans entre 1980 et 2020 (voir ce graphique). Les auteurs ajoutent que les estimations de la richesse des plus riches la sous-estiment, car elles ne tiennent pas compte de l’évasion fiscale, de la croissance de la richesse détenue dans des fondations et de la mondialisation de la gestion des richesses. L’idéal pour obtenir des données plus complètes serait que les États-Unis adoptent une taxe sur la richesse qui permettrait à l’État de disposer de sources différentes et plus fiables (banques, fonds de pension, courtiers en valeur, etc.) que des revues et des estimations indirectes.

– La hausse des inégalités de revenus – Au-delà des données fiscales : L’utilisation des données fiscales a grandement amélioré la mesure des inégalités de revenus faites à partir de données d’enquêtes. Par contre, l’écart grandissant entre les données fiscales et les comptes nationaux montre que de plus en plus de sources de revenus ne sont pas déclarées (légalement et illégalement). Du côté des salarié.es, il s’agit aussi bien des cotisations sociales des employeurs et de leurs versements à des régimes de retraite et à des sociétés d’assurance maladie privées que des revenus non déclarés pour éviter l’impôt. Pour l’ensemble des contribuables, on peut ajouter les gains en capital non redistribués, comme les profits conservés par les sociétés, la valeur du loyer des propriétaires (ou la valeur du fait d’habiter une maison sans payer de loyer), les rendements des régimes de retraite et les dividendes et autres revenus d’intérêts conservés dans des fiducies, des successions et autres refuges du genre.

hausse des inégalités de revenus et de richesse aux États-Unis_2Le graphique 3 (reproduit ci-contre) montre d’ailleurs que la part des revenus des 1 % les plus riches est en général plus élevée en utilisant les comptes nationaux (points noirs) que les données fiscales (points blancs), car les comptes nationaux incluent tous les profits des entreprises (qui vont surtout aux plus riches), alors que seuls les dividendes remis aux actionnaires sont compris dans les données fiscales des particuliers. Cet écart était le plus élevé entre 1940 et 1980, puis s’est réduit par la suite en raison du gain en importance de la valeur des régimes de retraite qui, eux, bénéficient davantage aux 99 % les moins riches. Un autre avantage des comptes nationaux est qu’ils ne sont pas influencés par la structure juridique des entreprises, comme ici quand les médecins s’incorporent, ce qui fait diminuer leurs revenus déclarés et augmenter les revenus conservés par leur entreprise, sans compter que ces médecins peuvent verser des dividendes aux membres adultes de leur famille, ce qui fait diminuer leurs revenus et donc la part des revenus des 1 % les plus riches.

En plus, les données des comptes nationaux permettent de meilleures comparaisons internationales, car la comptabilité de ces comptes est semblable dans tous les pays, alors que les règles fiscales diffèrent parfois considérablement. Cela permet par exemple de comparer à la fois les revenus moyens avant impôt de la France (53 000 $) et des États-Unis (72 500 $ soit 37 % de plus), et les revenus moyens des 50 % les moins riches (18 500 $ aux États-Unis et 23 400 $ en France, soit 26 % de plus). Comme il s’agit de revenus avant impôts, cela ne tient pas compte des régimes fiscaux et des transferts gouvernementaux plus importants en France. Et cela ne tient pas compte non plus du fait que les travailleur.euses des États-Unis travaillent en moyenne bien plus d’heures annuellement que ceux et celles de la France (1779 par rapport à 1505 en 2019, soit 18 % de plus) et que leur santé est bien meilleure.

hausse des inégalités de revenus et de richesse aux États-Unis_3Les comptes nationaux permettent aussi de meilleures comparaisons dans le temps. Le graphique 4 (reproduit ci-contre) montre que la croissance fut plus forte entre 1946 et 1980 (2,0 % par année, ligne bleue) qu’entre 1980 et 2018 (1,4 % par année, ligne rouge) et surtout qu’elle fut mieux répartie, ayant été presque égale pour les 95 % les moins riches (un peu plus de 2 % par année en moyenne) et plus basse pour les 5 % et surtout les 1 % les plus riches (un peu moins de 1 % par année), alors qu’elle fut entre 1980 et 2018 négative pour les 10 % à 15 % les moins riches et qu’elle a augmenté graduellement en fonction des revenus pour atteindre 5 % par année pour les 0,001 % les plus riches.

Dans ce contexte, les auteurs proposent
au gouvernement et à ses agences de publier non seulement la croissance moyenne, mais aussi ce qu’ils appellent la «croissance du peuple» (people’s growth) qui se calcule en faisant la moyenne de la croissance de chaque centile (centième de la population classée des plus pauvres aux plus riches). Entre 1946 et 1980, cette croissance aurait été égale à la croissance moyenne (2,0 %), mais aurait été de 0,65 % entre 1980 et 2018, soit moins de la moitié de la croissance moyenne (1,4 %). Le graphique nous montre d’ailleurs que la croissance fut inférieure à la moyenne pour environ 85 % de la population.

– L’influence des impôts et des dépenses des gouvernements sur les inégalités : Aux États-Unis, les gouvernements (fédéral, locaux et des États) perçoivent environ 28 % du revenu national et en dépensent un peu plus. Au Danemark et en France, ce taux atteint environ 50 %.

hausse des inégalités de revenus et de richesse aux États-Unis_4Le graphique 5 (reproduit ci-contre) illustre l’évolution de la progressivité du système fiscal des États-Unis. En 1950, environ 95 % de la population versait un taux d’imposition (impôts, taxes et cotisations sociales) moins élevé qu’en 2018 (ligne noire), surtout en raison de cotisations sociales moins élevées, tandis que les 400 plus riches en versaient proportionnellement trois fois plus (70 % par rapport à 23 %), surtout en raison d’un taux d’imposition des entreprises de 50 % et d’un taux marginal d’imposition maximal personnel de 91 %. On voit que ce taux d’imposition de 70 % a baissé graduellement avec le temps et qu’il était rendu en 2018 moins élevé (23 %) que pour le reste de la population (autour de la moyenne de 28 %), surtout en raison de la baisse du taux d’imposition des entreprises (à 21 %) qui permet aux plus riches d’éviter des impôts en modifiant la structure juridique de leur emploi ou de leur entreprise.

Les dépenses gouvernementales peuvent compenser, au moins en partie, cette absence de progressivité, au moyen des pensions de retraite, de l’assurance-chômage, des transferts en argent (aide sociale, crédits pour les familles pauvres avec enfants, bons alimentaires ou Food Stamps, et transferts aux personnes handicapées), des transferts publics (santé pour les plus pauvres et les personnes âgées, aide au logement, bourses d’études, etc.) et des biens communs (éducation, défense, justice, etc.).

hausse des inégalités de revenus et de richesse aux États-Unis_5Le graphique 6 (reproduit ci-contre) montre l’évolution de 1962 à 2018 de trois types de revenus des 50 % les moins riches :

  • leur revenu moyen avant impôt (ligne rouge, Pre-tax income sur le graphique) a augmenté de seulement 6 % entre 1980 et 2018 soit de 17 500 $ à 18 500 $, alors que le revenu moyen avant impôt de l’ensemble de la population a augmenté de 70 %;
  • le revenu disponible (ou après impôts et transferts en argent, ligne blanche, Disposable cash income) a augmenté de 16 % entre 1980 et 2016, soit de 16 000 $ à 18 600 $;
  • le revenu après impôts (et après tous les transferts, en argent et en dépenses, ligne bleue, Post-tax income) a augmenté de 25 % entre 1980 et 2016, soit de 22 000 $ à 27 500 $; les auteurs estiment ainsi que les dépenses gouvernementales et les impôts ont réduit du tiers de l’écart du revenu avant impôt entre les 50 % les moins riches et l’ensemble de la population.

Cela est bien, mais les auteurs soulignent que le calcul de la répartition des dépenses gouvernementales entre les plus pauvres et les plus riches peut poser problème. Par exemple, le financement des dépenses de santé ne donne pas plus d’argent aux plus pauvres, mais ces sommes vont plutôt dans les poches des personnes qui fournissent ces services, qui sont nombreuses à faire partie des plus riches, encore plus aux États-Unis en raison des coûts élevés du système de santé. Cela dit, ils considèrent que c’est en regardant chacun des types de revenus qu’on peut se faire la meilleure idée des inégalités, chacune apportant un peu plus de lumière à celle fournie par la précédente. Le revenu avant impôt nous montre l’impact du marché, le revenu disponible l’impact des impôts et des transferts, et le revenu après impôt l’impact supplémentaire des autres dépenses gouvernementales, aussi imparfait que soit leur mode de répartition.

Tendances des inégalités de revenus et de richesse aux États-Unis – Révision après les révisionnistes

La deuxième de ces études est intitulée Trends in US income and wealth inequality – Revising after the revisionists, et date d’octobre 2020. Il s’agit d’une étude dans laquelle Saez et Zucman répondent à des auteurs (tous des hommes) qui arrivent à la conclusion que les inégalités ont moins augmenté que Saez et Zucman le prétendent dans leurs travaux et études antérieures. Comme elle s’étend sur 86 pages, est très technique (ils discutent surtout des données les plus pertinentes pour estimer les inégalités) et ne peut intéresser que des maniaques comme moi, je n’en hausse des inégalités de revenus et de richesse aux États-Unis_6dirai pas beaucoup plus! Ils démentent la plupart de ces études et ajustent légèrement leurs résultats (ce qui a été fait pour l’étude précédente) en fonction des observations qu’ils jugent valides, sans que cela change de façon notable leurs résultats, comme on peut le voir dans le graphique ci-contre qui incorpore aussi des données plus récentes révisées par le BEA (la nouvelle série est en bleu et l’ancienne en rouge).

Et alors…

Comme on le devine, la question des inégalités me passionne. Il s’agit à la fois d’une question importante et trop souvent présentée de façon idéologique, qu’on veuille les exagérer (ce qui est difficile!), en atténuer l’importance ou nier leur ampleur. Ce que j’aime de ces auteurs (et de Thomas Piketty et quelques autres), c’est que leurs recherches visent à éclairer le plus possible l’évolution et les conséquences des inégalités, et à faire comprendre leur importance pour la cohésion de nos sociétés en recherchant et en analysant les données les plus pertinentes. La première étude présentée ici en est un exemple frappant et la deuxième montre qu’ils tiennent compte des observations de leurs collègues, lorsqu’elles sont valides.

Anecdote : j’ai déjà écrit à Gabriel Zucman pour souligner une erreur dans un de leurs graphiques et il m’a répondu rapidement pour me remercier et m’informer que l’erreur avait été corrigée (ça fait quelques années, alors je ne me souviens plus de la teneur de cette erreur, sinon qu’elle n’était pas bien grave)! Je trouve toujours fascinant de lire leurs études et les efforts qu’ils mettent pour parfaire leurs méthodes, même si elles sont déjà les meilleures qu’on peut trouver. Chapeau!

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