Autopsie de la valeur travail
Avec leur livre Autopsie de la valeur travail – A-t-on perdu tout sens de l’effort ?, Gérard Amicel, professeur de philosophie, et Amine Boukerche, titulaire d’un doctorat en génie civil et d’un diplôme d’études approfondies (DEA) en philosophie, montrent «la genèse historique de la centralité de la valeur travail, puis creuse[nt] la réflexion sur la crise qui la frappe».
Introduction : Les auteurs soulignent les contradictions qui entourent le concept de valeur travail et se demandent «s’il faut travailler pour vivre ou vivre pour travailler».
1. État des lieux : Pour répondre à leurs besoins, les humains doivent collaborer et se diviser les tâches, ce qui entraîne de nos jours de nombreux problèmes. Les auteurs analysent entre autres :
- le chômage (types de chômage et conséquences);
- la précarité du travail (notamment par son ubérisation et par la recherche de flexibilité);
- les techniques de surveillance du travail (hiérarchiques et technologiques);
- l’épuisement (mental et physique);
- la rémunération insuffisante et inégalitaire (entre autres en raison de l’affaiblissement du rapport de force des travailleur.euses et de la déconnexion entre les salaires et l’utilité sociale du travail);
- le temps supplémentaire non payé (phénomène accentué par les outils de communication actuels);
- les emplois inutiles et absurdes (ou Bullshit Jobs), et la perte de sens du travail.
2. L’invention de la valeur travail : Les penseurs de l’Antiquité, qui étaient riches, méprisaient le travail qui était confié en bonne part aux esclaves. Pour Aristote, la valeur d’un bien dépend des besoins qu’il apporte à la communauté (ce qui correspond assez bien avec le concept de valeur d’usage) et l’enrichissement comme objectif est illégitime (chrématistique), ce qui est un peu paradoxal avec sa vision de la valeur du travail. Les auteurs expliquent que cette vision du travail a commencé à changer vers le Ve siècle avec Saint Augustin qui associait le travail à une pénitence et à «un moyen de combattre l’oisiveté et la paresse». Mais, ce n’est qu’au XVIIe siècle que la valeur commencera vraiment à être associée au travail, tout d’abord par John Locke, contestant ainsi les privilèges de l’aristocratie foncière, puis au XVIIIe siècle par Adam Smith. Ce dernier ajouta que la division du travail lui permet de créer plus de valeur, malgré ses conséquences parfois aliénantes. Ensuite, les auteurs abordent notamment :
- les concepts de valeur d’usage et de valeur d’échange (qui est celle qui est associée au travail, selon Smith);
- la main invisible chez Smith (chacun travaille pour son intérêt personnel, mais contribue ainsi à l’intérêt collectif) et ses conséquences (efficacité du marché pour atteindre la justice distributive);
- le rôle de la vanité dans la théorie de Smith.
3. La crise de la valeur travail : «Le fait que la valeur économique d’un emploi soit inversement proportionnelle à sa valeur sociale ne devrait plus nous étonner». Non seulement ce «fait» n’est pas prouvé, mais cette affirmation est carrément grossière (elle vient de David Graeber). Est-ce à dire que la valeur sociale du travail d’un médecin est beaucoup plus basse que celle d’un agent de publicité? C’est un exemple de mes difficultés à lire ce genre de livre à thèse. Comment analyser une situation réelle (la valeur sociale n’est pas un critère dans l’établissement de la rémunération) quand on commence un chapitre avec une prémisse du genre? S’inspirant surtout de Pierre-Joseph Proudhon, les auteurs abordent notamment :
- la critique de la propriété et les abus que la propriété entraîne;
- la critique de la rémunération en fonction du mérite et de la compétition entre les travailleur.euses;
- la valeur intrinsèque et la valeur commerciale (qui devrait être celle du travail), une autre version de la valeur d’usage et de la valeur d’échange;
- le travail comme activité collective;
- le rôle de la monnaie (à l’époque, sous forme d’or et d’argent);
- l’influence de la pensée de Proudhon (et de Ricardo) sur celle de Karl Marx;
- le fétichisme de la marchandise chez Marx;
- la rupture de la notion valeur travail dans la théorie néo-classique;
- le travail immatériel (informatique, finance, etc.).
4. Les perspectives : «La valeur travail, nous venons de le voir, a été vidée de sa substance originelle telle que conçue par les pères fondateurs du capitalisme comme Adam Smith». Le travail n’a plus aucun rôle dans l’établissement de la valeur de la production matérielle (!). Cela dit, le travail demeure une activité centrale qui est toujours vue comme essentielle à l’insertion sociale, à la reconnaissance par les autres, à son sentiment d’accomplissement et à l’amélioration de sa condition de vie matérielle. Dans ce chapitre, les auteurs abordent notamment :
- l’organisation éthique du travail (idéal loin d’être atteint);
- la critique de la vitesse et l’éloge de la lenteur (et de la baisse du temps de travail) pour une vie saine, tout en reconnaissant ses limites, surtout dans le capitalisme;
- le paradoxe de l’amour du travail;
- la nécessité de travailler suffisamment pour obtenir un salaire décent;
- le revenu inconditionnel (en lien avec la rareté du travail, qui ne s’observe pourtant pas, avec des taux de postes vacants record avant la pandémie, même en France);
- l’importance des loisirs pour s’épanouir, sans les consacrer uniquement au divertissement;
- la domination du capitalisme;
- la vertu de l’égoïsme chez Ayn Rand;
- le mythe du Self-made-man (ou de la réussite individuelle), alors que personne ne peut réussir quoi que ce soit sans l’apport de la société;
- l’asservissement de la politique à l’économie;
- l’obsolescence programmée;
- le lien entre le capitalisme et le protestantisme, et la croyance quasi religieuse du capitalisme;
- la marchandisation et la monétisation «de toutes les sphères de l’existence humaine» (rien de moins!);
- la décroissance comme solution aux problèmes engendrés par la valeur travail (sans mentionner les problèmes environnementaux, comme dans le reste du livre, sauf dans son dernier mot).
Conclusion : «La valeur travail se meurt. Mais personne n’ose publier l’avis officiel de décès». Les auteurs reviennent brièvement dans cette courte conclusion (2 pages) sur quelques-uns des constats du livre.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Surtout pas! Moi qui m’intéresse beaucoup au concept de la valeur, je sors presque toujours déçu des livres que je lis sur le sujet. Soit qu’on s’enferme dans des théories obscures (en tout cas, pour moi), soit qu’on se concentre uniquement sur les éléments qui appuient notre thèse en négligeant les autres et qu’on charrie joyeusement. Ce livre réussit l’exploit de faire les deux! Il enchaîne sans structure claire des constats faits par différent.es penseur.euses qui vont dans le sens de la thèse des auteurs. Il nous balance plein d’affirmations et de tendances sans jamais démontrer leur validité et surtout leur ampleur réelle. La quantification semble ici un défaut à éviter. Elle est absente partout, mais de façon encore plus évidente dans l’analyse du revenu universel où les auteurs ne se demandent même pas, entre autres, qui produirait les biens et services que l’argent remis inconditionnellement devrait servir à acheter…
Les auteurs glorifient la vie menée sans travail dans la Grèce antique «grâce à l’esclavage», dont on peut se passer de nos jours grâce aux changements technologiques. Mais, force est de constater que ces changements exigent aussi du travail! De même, ils fustigent le travail immatériel, sans réaliser que ce travail a permis à la société de se doter de services publics comme en éducation et en santé, services inexistants ou rudimentaires auparavant. En plus, les auteurs abusent des arguments étymologiques (qui me tapent sur les nerfs), dont un portant sur l’oikonomia (mot grec d’où vient le mot économie) faussement associée uniquement à l’économie domestique (voir ce billet). Mais, bon, ce livre semble avoir plu à la journaliste du Devoir qui en a parlé dans cet article (qui m’a fait me procurer ce livre malgré mes appréhensions). Alors, il plaira sûrement à d’autres! Je précise que je ne rejette pas tout ce qui est avancé dans ce livre, loin de là, mais que j’ai trouvé les démonstrations bancales. Au moins, les notes ne sont pas à la fin (il n’y en a pas), où on peut consulter une bibliographie pas trop longue (trois pages).
Soyons honnête: si ce livre a plus à quelqu’un du nouveau Devoir de Bryan Miles, c’est mauvais signe.
J’aimeJ’aime
Hahaha! Mais, plus sérieusement, il y a du meilleur et du pire dans ce journal.
J’aimeJ’aime
Disons que de plus en plus, ça ressemble au vieux proverbe: la vie n’est pas la différence entre bon et mauvais mais entre mauvais et pire.
J’aimeJ’aime