La COVID-19 et le chômage inexpérimenté
Quoi de mieux à lire lors d’un Noël confiné qu’un billet sur le marché du travail? Il y a un sujet (au moins!) que je n’ai jamais abordé dans ma série de billets portant sur la COVID-19 et le marché du travail. Il s’agit de l’évolution du nombre et de la proportion des chômeur.euses inexpérimenté.es. J’ai déjà abordé cette question dans un billet datant de 2013, mais n’y suis pas revenu souvent.
Un.e chômeur.euse inexpérimenté.e est une personne qui cherche un emploi et qui est disponible pour travailler, mais qui n’a jamais travaillé auparavant ou dont le dernier emploi remonte à plus d’un an. Dans ma série de billets sur la COVID-19 et le marché du travail, j’ai insisté sur les particularités du chômage au cours de cette période, notamment sur le fait que de nombreuses personnes qui ont perdu leur emploi ont pu, compte tenu des confinements, décider de ne pas chercher d’emploi et se sont retrouvées classées comme inactives. Je n’ai toutefois jamais mentionné cet impact sur les personnes qui étaient en chômage, mais sans avoir perdu leur emploi en raison de la COVID-19 et sur celles qui auraient cherché un emploi pour la première fois ou qui auraient décidé de retourner sur le marché du travail. Mais, bon, il n’est jamais trop tard pour bien faire!
Évolution du chômage inexpérimenté
– Québec et Canada : Le graphique ci-contre, tiré des données du tableau 14-10-0023-01 de Statistique Canada, montre l’évolution de la proportion de chômeur.euses inexpérimenté.es sur le chômage total de 1976 à 2019. Ces chômeur.euses sont les personnes dans la catégorie «aucune classification d’industrie» du tableau utilisé. On peut voir que ces personnes représentaient en 1976 moins de 20 % des chômeur.euses dans le reste du Canada et au Québec, et que cette proportion, après bien des sursauts, s’est stabilisée entre 30 % et 40 % de 2000 à 2019. Cette hausse explique en partie la baisse du ratio prestataires sur chômeur.euses au cours de cette période (mais moins que les changements aux critères d’admissibilité de l’assurance-emploi), surtout au cours des années 1990 qui a vu le pourcentage de chômeur.euses inexpérimenté.es passer de 22,7 % en 1990 à 42,0 % en 1997 au Québec et de 17,9 % en 1990 à 37,0 % en 1997 dans le reste du Canada. On notera que si cette proportion fut plus faible dans le reste du Canada qu’au Québec de 1977 à 2009, ce fut l’inverse par la suite, soit après la récession de 2009.
Ces variations s’expliquent d’ailleurs en partie par les récessions, la proportion de chômeur.euses sans emploi depuis au moins un an (voir les données R1 du tableau 14-10-0078-01) augmentant dans les années suivantes. En effet, le taux de chômage associé aux personnes sans emploi depuis au moins un an est passé de 0,6 % à 1,8 % au Canada et de 1,1 % à 2,5 % au Québec entre 1990 et 1994, et est demeuré élevé en 1997 (1,4 % et 2,2 %). Cela signifie que la part des chômeur.euses de longue durée (au moins un an) est passée au Québec de 10,6 % en 1990 (1,1 % / 10,4 %) à 20,3 % en 1994 (2,5 % / 12,3 %) et à 19,5 % en 1997 (2,2 % / 11,8 %). D’ailleurs, le coefficient de corrélation entre ce taux de chômage et la proportion de chômeur.euses inexpérimenté.es était au Québec de 0,91 entre 1976 et 1997, ce qui est très élevé. Cette relation n’existait toutefois presque plus de 2000 à 2019, le coefficient de corrélation se situant pour cette période à seulement 0,11. Le maintien de la proportion de chômeur.euses inexpérimenté.es sur le chômage total à des niveaux élevés dans les années 2000 semble plus lié à la baisse du taux de chômage, celui-ci étant passé de 11,4 % en 1997 à moins de 9 % à partir de 2004, à moins de 8 % à partir de 2011 et à moins de 6 % en 2018 et en 2019. Ces bas taux de chômage ont sûrement attiré plus de personnes sur le marché du travail et ont fait diminuer le nombre de chômeur.euses expérimenté.es. D’ailleurs, le coefficient de corrélation entre le taux de chômage et la proportion de chômeur.euses inexpérimenté.es était au Québec de -0,40 entre 2002 et 2019, ce qui n’est pas aussi net que le coefficient de corrélation précédent, mais montre quand même que cette proportion tend à augmenter quand le taux de chômage diminue.
Cette évolution s’est traduite par une baisse de 23 % du nombre de chômeur.euses expérimenté.es au Québec entre 1976 et 2019, et par une hausse de 76 % du nombre de chômeur.euses inexpérimenté.es, virage assez spectaculaire! Dans le reste du Canada, cette évolution fut encore plus nette, ces proportions ayant augmenté respectivement de 39 % et de 268 %!
– Au Québec selon le sexe : Le graphique ci-contre montre que l’évolution de la proportion de chômeur.euses inexpérimenté.es sur le chômage total fut semblable chez les hommes et les femmes, mais que l’écart entre les deux a grandement diminué avec le temps, passant par exemple de 10,6 points de pourcentage de plus chez les femmes en moyenne entre 1976 et 1981 à 6,0 points entre 2014 et 2019. Entre 1976 et 2019, cette évolution s’est traduite par :
- une baisse de 25 % du nombre de chômeurs expérimentés;
- une hausse de 76 % du nombre de chômeurs inexpérimentés;
- une baisse de 20 % du nombre de chômeuses expérimentées;
- une hausse de 53 % du nombre de chômeuses inexpérimentées.
Cette évolution a été un peu à l’avantage des femmes. Cela est normal, car le taux de chômage des femmes a diminué de 5,3 points de pourcentage entre 1976 et 2019 (de 9,7 % à 4,4 %), alors qu’il a baissé deux fois moins chez les hommes, soit de 2,5 points (de 8,1 % à 5,6 %).
– Au Québec selon l’âge : Le graphique ci-contre montre que l’évolution de la proportion de chômeur.euses inexpérimenté.es sur le chômage total fut semblable dans les trois tranches d’âge illustrées. Ce constat m’a étonné, parce que je pensais que le fait que les jeunes sont proportionnellement plus nombreux.euses à n’avoir eu aucun emploi auparavant ferait en sorte que leur part de chômeur.euses inexpérimenté.es serait plus élevée. Par contre, les jeunes sont les moins nombreux.euses à être en chômage depuis au moins un an, et les personnes âgées de 55 ans et plus les plus nombreuses dans ce cas.
Le chômage inexpérimenté durant la crise de la COVID-19
– Québec et Canada : Le graphique ci-contre, tiré des données du tableau 14-10-0022-01, montre l’évolution de la proportion de chômeur.euses inexpérimenté.es sur le chômage total de mars 2019 à novembre 2020. J’ai fait commencer ce graphique en 2019, pour pouvoir quantifier les mouvements de cette proportion au cours de la crise de la COVID, soit de mars à novembre 2020.
On peut voir que cette proportion fut un peu plus élevée dans le reste du Canada au cours de 19 des 21 mois illustrés, et au cours des neuf mois de la crise. Dans les deux territoires, cette proportion a chuté au début de cette crise pour atteindre son niveau plancher en avril 2020, mois au cours duquel l’emploi a le plus diminué au Québec (de 18,7 % par rapport à février) et dans le reste du Canada (de 14,8 %). Je m’y attendais (sinon je n’aurais pas pensé à écrire un billet à ce sujet), car il était clair que la hausse du chômage ne pouvait venir que des travailleur.euses expérimenté.es, mais pas que cette proportion aurait baissé autant, surtout au Québec. En effet, cette proportion est passée de 36,4 % à 14,3 % entre avril 2019 et avril 2020 dans le reste du Canada, mais de 29,5 % à seulement 4,2 % au Québec! En fait, ce n’est pas que la proportion des chômeur.euses inexpérimenté.es qui a diminué, mais aussi leur nombre. Ainsi, entre avril 2019 et avril 2020 :
- le nombre de chômeur.euses du reste du Canada a augmenté de 81 %;
- le nombre de chômeur.euses expérimenté.es du reste du Canada a augmenté de 144 %;
- le nombre de chômeur.euses inexpérimenté.es du reste du Canada a diminué de 29 %;
- le nombre de chômeur.euses du Québec a augmenté de 217 %;
- le nombre de chômeur.euses expérimenté.es du reste du Canada a augmenté de 331 %;
- le nombre de chômeur.euses inexpérimenté.es du reste du Canada a diminué de 54 %.
Non seulement une forte proportion des personnes qui ont perdu leur emploi ont décidé de cesser de chercher un emploi et sont devenues «inactives», comme je l’ai expliqué dans tous mes billets portant sur la COVID-19 et le marché du travail, mais, au Québec, plus de la moitié des chômeur.euses inexpérimenté.es en ont fait autant. Notons toutefois que leur nombre a surpassé celui du mois de l’année précédente dès le mois de mai dans le reste du Canada et dès juin au Québec. Ce nombre est demeuré supérieur à celui de l’année précédente dans tous les mois suivants dans le reste du Canada, mais est redevenu inférieur en novembre au Québec (de 9,3 %), probablement en raison du reconfinement partiel.
– Au Québec selon le sexe : Le graphique ci-contre montre que la proportion de chômeur.euses inexpérimenté.es sur le chômage total fut au Québec nettement plus élevée chez les femmes que chez les hommes jusqu’en février 2020, donc avant le début de la crise de la COVID-19, mais fut assez étrangement égal par la suite (sauf un petit écart en octobre). Mais pour revenir à égalité, il a fallu que la proportion des femmes baisse beaucoup plus. Ainsi, entre avril 2019 et avril 2020 :
- le nombre de chômeurs a augmenté de 168 %, mais le nombre de chômeuses de 320 %;
- le nombre de chômeurs expérimentés a augmenté de 236 %, mais le nombre de chômeuses expérimentées de 589 % (!);
- le nombre de chômeurs inexpérimentés a diminué de 50 %, mais le nombre de chômeuses inexpérimentées de 60 %.
– Au Québec selon l’âge : Le graphique ci-contre montre que la proportion de chômeur.euses inexpérimenté.es sur le chômage total fut au Québec assez semblable en 2019 pour les trois tranches d’âge illustrées, sauf pour les 55 ans et plus de mars à mai, et en juillet chez les 15 à 24 ans, quand plus de jeunes aux études cherchent des emplois; cette proportion a d’ailleurs aussi augmenté fortement en juillet 2020. Encore là, la baisse de février à avril 2020 fut assez étrangement comparable pour ces trois groupes d’âge, même si les écarts entre avril 2019 et avril 2020 ont varié :
- le nombre de chômeur.euses âgé.es de 15 à 24 ans a augmenté de 293 %, mais de ceux et celles âgé.es de 25 à 54 ans de 211 % et de ceux et celles âgé.es de 55 ans et plus de 172 %;
- le nombre de chômeur.euses expérimenté.es âgé.es de 15 à 24 ans a augmenté de 402 %, mais de ceux et celles âgé.es de 25 à 54 ans de 308 % et de ceux et celles âgé.es de 55 ans et plus de 327 %;
- le nombre de chômeur.euses inexpérimenté.es âgé.es de 15 à 24 ans a diminué de 16 %, mais de ceux et celles âgé.es de 25 à 54 ans de 66 % et de ceux et celles âgé.es de 55 ans et plus de 56 %.
Par la suite, le nombre de chômeur.euses inexpérimenté.es âgé.es de 15 à 24 ans a été plus élevé en 2020 qu’en 2019 de mai à septembre (et même le double en mai et en juin), montrant que, contrairement aux prétentions trop souvent entendues, les jeunes ont encore plus cherché des emplois l’été dernier que l’année précédente, ce qui va à l’encontre des affirmations de trop de personnes qui ont prétendu que la Prestation canadienne d’urgence pour étudiant.es (PCUE) a désincité les jeunes à chercher du travail. Cela dit, il était normal que plus de jeunes n’ayant pas travaillé depuis au moins un an soient en chômage, puisqu’il y avait moins d’emplois disponibles dans les secteurs où ces jeunes travaillent habituellement en été. À l’inverse, le nombre de chômeur.euses inexpérimenté.es âgé.es de 55 ans et plus a constamment été inférieur en 2020 à son niveau de 2019, en moyenne de 49 % de mai à novembre, ce qui explique que la courbe jaune a été nettement inférieure aux deux autres de juin à octobre. On peut penser qu’un certain nombre de personnes de cette tranche d’âge a décidé de quitter le marché du travail durant la crise, quoique cette décision n’ait pas nécessairement été définitive (retraite), comme le montre la hausse de leur nombre et de leur proportion entre octobre et novembre (de 7600 à 12 100 et de 12,4 % à 20,1 %). Chez les personnes âgées de 25 à 54 ans, ce nombre a continué à être plus bas qu’en 2019 en mai et en juin, a été égal en juillet, puis supérieur d’août à octobre, pour redevenir inférieur en novembre. Finalement, le nombre de chômeur.euses expérimenté.es a toujours été pour les trois groupes de mars à novembre 2020 plus élevé qu’en 2019, le niveau de la hausse se réduisant toutefois graduellement pour se situer dans les trois groupes entre 48 et 61 % en novembre, taux beaucoup moins élevés qu’en avril (de 308 % à 402 %, je le rappelle).
Et alors…
Ce billet s’ajoute à ceux de ma série portant sur la COVID-19 et le marché du travail pour montrer que le taux de chômage est à lui seul et sans analyse approfondie un mauvais indicateur de la situation du marché du travail, encore plus dans une période comme la crise de la COVID-19. Même si le concept de chômage est un des indicateurs du marché du travail que les gens, dont les économistes, croient le mieux connaître, rarement entendons-nous parler des chômages expérimenté et inexpérimenté, notions pourtant essentielles pour bien comprendre la dynamique du marché du travail et, notamment, mieux expliquer la baisse du ratio prestataires sur chômeur.euses et les changements de comportement de la population en temps «normal» et encore plus, lors de crises. Ce billet a aussi permis d’analyser ces changements de comportement par sexe et selon les tranches d’âge, même si on a vu que ces changements furent moins différenciés qu’on aurait pu le penser, aussi bien en temps normal et qu’au cours de la crise. Et, même cela permet d’en savoir plus!
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