Trois études sur les inégalités
Je poursuis mon rattrapage des études que j’ai mises de côté au cours des derniers mois. Si la première des études que je présenterai ici fut assez bien couverte par les médias (notamment ici, ici et ici), je n’ai rien trouvé sur les deux autres dans les médias québécois.
Les conséquences économiques des réductions importantes des impôts pour les riches
L’étude intitulée The Economic Consequences of Major Tax Cuts for the Rich de David Hope et Julian Limberg a été publiée en décembre 2020 par The London Scool of Economy and Political Science (LSE).
– Introduction : Pour contrer la hausse des inégalités, on propose souvent d’augmenter l’imposition des riches. Par contre, peu d’études concluent de façon claire sur les effets concrets de ces impôts sur la croissance, même si les partisan.es des baisses d’impôts des riches prétendent qu’elles peuvent se payer d’elles-mêmes grâce à la croissance qu’elles génèrent, ce qu’on appelle la théorie du ruissellement.
– Démarche et données : Les auteurs utilisent sept indicateurs du niveau d’imposition des riches dans 18 pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de 1965 à 2015, ce qui leur permet de tenir compte de l’effet de possibles techniques d’évitement d’impôts qui viendraient biaiser leurs résultats. Dans 17 de ces 18 pays, l’agrégation de ces indicateurs montre une baisse importante de l’imposition des riches (en moyenne de plus de 30 %), l’exception étant la Suisse, qui a eu tout au long de la période le niveau d’imposition des riches le moins élevé (voir ces graphiques). Les auteurs analysent les baisses d’impôt qu’ils qualifient de majeures et qu’ils définissent par des baisses d’au moins deux écarts-types. Ils observent 30 baisses qui satisfont à cette définition, dont la moitié entre 1986 et 1992 (mais les deux du Canada datent de 1972 et de 1973, touchant surtout l’imposition générale; voir la forte baisse aux dernières lignes de ces tableaux). Ils expliquent ensuite comment ils associent ces baisses majeures d’impôt à sept indicateurs d’inégalités et de performance économique, dont la part des revenus du 1 % le plus riche, la croissance du PIB par habitant et le taux de chômage. Ils prétendent que leur méthode permet non seulement de trouver des corrélations, mais aussi des causalités. Cette méthode est très bonne, mais je garde des réserves sur cette prétention, car aucune méthode ne permet de tenir compte de tous les facteurs qui peuvent influencer la croissance économique et l’évolution du taux de chômage.
– Résultats : À la suite d’une baisse majeure de l’imposition des riches, les auteurs :
- observent une hausse graduelle de la part des revenus gagnés par le 1 % le plus riche, hausse atteignant 0,8 point de pourcentage après cinq ans (voir le graphique sur cette page);
- n’observent aucun effet sur le PIB réel par habitant ni à court terme ni sur cinq ans (voir les deux graphiques sur cette page);
- n’observent aucun effet statistiquement significatif sur le taux de chômage sur cinq ans, malgré la présence de fluctuations plus importantes (voir les deux graphiques sur cette page).
Ils effectuent quelques tests de robustesse en modifiant certaines stipulations et n’observent pas de changements à leurs résultats sur la croissance et le taux de chômage, mais la hausse des inégalités devient moins importante, soit de 0,5 point de pourcentage plutôt que de 0,8 comme auparavant (voir les trois graphiques sur cette page). D’autres tests modifient aussi légèrement les résultats, mais pas les constats principaux. Ces modifications des résultats appuient mes doutes sur leur prétention de trouver des causalités et mon commentaire sur l’influence d’autres facteurs sur les résultats.
– Conclusion : Cette étude s’ajoute à d’autres montrant que les baisses du niveau d’imposition des riches n’améliorent nullement les principaux indicateurs économiques tout en faisant augmenter les inégalités. Ils aimeraient poursuivre leurs recherches pour tester si ces baisses d’impôt incitent les riches à négocier plus agressivement pour augmenter leurs revenus au détriment direct des autres travailleur.euses comme quelques recherches semblent le démontrer, pour appliquer leurs démarches à d’autres pays et pour savoir si la diffusion d’informations sur l’absence d’effets positifs et la présence d’effets négatifs de ces baisses d’impôts influence les politicien.nes dans leurs décisions fiscales.
PIB, bien-être et santé – réflexions sur le cycle de 2017 du Programme de comparaison internationale
L’étude intitulée GDP, Wellbeing, and Health – Thoughts on the 2017 Round of the International Comparison Program de Angus Deaton (dont j’ai parlé récemment) et Paul Schreyer a été publiée en décembre 2020 par le National Bureau of Economic Research (NBER).
– Introduction : Créé en 1968, le Programme de comparaison internationale (PCI) de la Banque mondiale est une des plus grandes initiatives statistiques au monde, couvrant actuellement 176 pays. Son dernier rapport portant sur 2017, le premier depuis 2011, a reçu moins d’attention qu’à l’habitude, car il est paru en mars 2020, au début des confinements dus à la crise de la COVID-19. Une des qualités du PCI est qu’il fournit des données comparables du PIB en parité de pouvoir d’achat (PPA). Les auteurs ajoutent que le PIB demeure un indicateur imparfait du bien-être, ne comptabilisant pas certaines productions et comptabilisant au contraire des productions qui n’apportent aucun bien-être.
– Les résultats marquants du PCI de 2017 : Le résultat le plus marquant du PCI de 2017 est de montrer que le PIB de la Chine en PPA était en 2017 le plus élevé au monde, surpassant celui des États-Unis, comme on le constate sur le graphique ci-contre (barres vertes), alors qu’il était un lointain deuxième (inférieur de près de 40 %) en utilisant les taux de change (barres oranges). J’avais lu cela quelque part, mais je ne connaissais pas la source de ce constat. On peut aussi remarquer que le PIB en PPA est plus élevé qu’en utilisant les taux de change dans 16 des 18 pays illustrés dans le graphique, une seule fois moins élevé (Australie) et une fois égal (États-Unis, ce qui est normal, car le pouvoir d’achat des États-Unis est celui qui est utilisé pour calculer le PIB en PPA).
– Une absence importante, les résultats en matière de santé : «Le PIB inclut les dépenses de santé, mais il ne nous dit rien sur les résultats en matière de santé – un exemple notable d’une composante importante du bien-être qui est omise par le PIB et qui est d’une importance évidente pendant une pandémie». Par exemple, les États-Unis ont des dépenses de santé par habitant beaucoup plus élevées que tous les autres pays (ce qui fait augmenter leur PIB), mais leurs indicateurs de santé sont bien moins bons que ceux de la plupart des pays riches. Par exemple, le graphique de cette page montre le lien entre les dépenses de consommation par habitant et l’espérance de vie. On peut voir que celle des États-Unis est moins élevée que celle des autres pays riches, même si les dépenses de consommation par habitant y sont les plus élevées. D’ailleurs, la santé est tellement importante pour le bien-être que la plupart des pays ont sacrifié cette année une partie de leur PIB pour sauver des vies, et ont même consacré une partie plus élevée de ce PIB aux dépenses de santé qu’en temps «normal».
«En plus de la santé, il y a de nombreux autres aspects de la qualité de vie que le PIB ne prend pas en compte : interaction sociale, qualité de l’air, équilibre entre vie professionnelle et vie privée, démocratie, sécurité, bonheur, etc.» Il existe heureusement d’autres indicateurs qui mesurent ces aspects ignorés par le PIB (voir par exemple ce billet).
– Le PIB, même en PPA, peut être trompeur : «Si notre principale préoccupation est le bien-être matériel, la consommation par habitant est un meilleur choix que le PIB par habitant». Même si ces deux indicateurs sont souvent fortement corrélés, les différences sont parfois majeures, comme on peut le voir dans le graphique ci-contre qui compare le PIB par habitant (barres vertes) et les dépenses de consommation par habitant (barres orange) pour les 12 pays ayant le PIB par habitant le plus élevé. Mis à part les États-Unis, ces pays sont soit des paradis fiscaux ou des pays avec des secteurs financiers hors norme (Luxembourg, Irlande, Bermudes, etc.), ou des pays dont l’économie repose fortement sur des ressources naturelles (Qatar, Émirats arabes unis, etc.). Dans ces deux cas, la consommation ne représente qu’une faible part du PIB (parfois guère plus de 25 %, voir le graphique sur cette page), parce que les profits contribuent davantage au PIB que la rémunération du travail. Au Québec, par exemple, la consommation des ménages représente près de 60 % du PIB.
Le cas de l’Irlande fournit un exemple intéressant, car, en raison de son faible taux d’imposition des sociétés, elle attire des investissements de sociétés multinationales, qui contribuent au PIB, mais très peu à la consommation des ménages. Le Luxembourg attire de son côté des travailleur.es des pays limitrophes dont la production est comptabilisée dans ce pays, mais dont la consommation se réalise en majeure partie dans celui où ils et elles habitent. Bref, dans ces pays, le PIB, même en PPA, reflète encore plus mal le niveau de bien-être d’une population.
– Mieux interpréter les données du PCI : En fait, il n’y a aucun indicateur parfait du bien-être, chacun d’entre eux apportant un éclairage différent et complémentaire aux autres. Les auteurs présentent les forces et faiblesses d’un bon nombre de ces indicateurs.
– Le PCI et les inégalités mondiales : Le PCI ne peut pas nous informer sur la répartition des revenus entre les ménages au sein d’un pays, mais fournit des données sur la pauvreté extrême (voir ce billet) et sur les inégalités de consommation entre les pays. Le graphique ci-contre nous montre que le coefficient de Gini des inégalités de consommation entre pays en PPA était en 2017 (ligne bleue) de 0,29, en légère baisse depuis 2011 (ligne noire, 0,30). La ligne rouge nous montre que, en utilisant les données en taux de change, ce coefficient aurait atteint 0,49 en 2017, niveau d’inégalités bien plus élevé qu’en PPA, parce que les prix sont beaucoup moins élevés dans les pays pauvres. Les auteurs soulignent toutefois que ces calculs sont effectués en utilisant la consommation moyenne de chacun des pays, sans tenir compte des inégalités importantes de consommation à l’intérieur de chaque pays. Pour ce faire, il faut jumeler ces données à celles des pays, ce que Branko Milanović a fait pour obtenir sa célèbre courbe de l’éléphant qui a passablement changé entre 2008 et 2016 pour ressembler davantage à un brontosaure…
Les auteurs décrivent ensuite les problèmes que doivent affronter les responsables du PCI pour pouvoir comparer des données de pays aux caractéristiques bien différentes. Si l’utilisation de la PPA aplanit ces différences, elle est loin de les éliminer. Le PCI a grandement amélioré ses méthodes avec le temps, mais cela rend impossibles les comparaisons avec ses versions antérieures à 2011.
– Conclusion : Même si on le répète fréquemment, on tend à oublier qu’il y a «des éléments importants du PIB qui ne sont pas pertinents pour le consommateur médian (ou parfois même pour n’importe quel consommateur) et [que] le PIB ne tient pas compte de beaucoup de choses qui intéressent les gens, les résultats en matière de santé en étant un exemple frappant». Cela montre pourtant clairement que le PIB n’est pas un indicateur adéquat du bien-être. Il est donc important de bien comprendre ce qui est comptabilisé dans le PIB et ce qui ne l’est pas pour pouvoir l’interpréter correctement.
Les systèmes capitalistes et les inégalités de revenus
L’étude intitulée Capitalist Systems and Income Inequality de Marco Ranaldi et Branko Milanović (dont j’ai parlé brièvement dans ma présentation de l’étude précédente) a été publiée en octobre 2020 par le Stone Center on Socio-Economic Inequality de la City University of New York (CUNY). Notons qu’on peut lire un résumé de cette étude sur cette page du site VoxEU.org du Centre for Economic Policy Research (CEPR) où j’en ai pris connaissance.
– Introduction : «La façon dont les revenus du capital et du travail sont répartis dans la population donne des informations précieuses sur les caractéristiques systémiques des sociétés modernes». Les auteurs s’intéressent ici à deux types de distribution. Dans ce qu’ils appellent le capitalisme classique, un groupe de personnes, généralement les plus riches, ne reçoivent que des revenus de capital et les autres, généralement des travaillleur.euses, que des revenus de travail. Ce type de distribution génère des inégalités importantes. Dans le capitalisme libéral, les personnes peuvent recevoir des revenus à la fois du capital et du travail. Dans ce cas, les inégalités peuvent être faibles ou élevées. Cette étude analyse le lien entre les inégalités et les types de distribution.
– Démarche et données : Les auteurs ont créé un nouvel indice, soit l’indice de concentration des facteurs de revenu (CFR) qui est calculé en fonction du niveau de concentration des deux types de revenus (de travail et de capital) et de leur variation (ou de leurs inégalités) dans une population. Cet indice va de -1 à 1, 1 indiquant que tous les revenus de capital sont concentrés chez les riches et tous les revenus de travail au bas de la distribution des revenus, 0 que les deux types de revenus sont parfaitement distribués et -1 que tous les revenus de travail sont concentrés chez les riches et tous les revenus de capital au bas de la distribution des revenus. Les auteurs notent que cet indice n’est en fait jamais négatif.
Pour leur étude, ils utilisent les données de 47 pays pendant 25 ans provenant de plus de 300 enquêtes sur les ménages. Les revenus considérés sont bien sûr les revenus de travail (salaires, revenus d’un travail autonome et revenus de pensions) et de capital (revenus d’intérêts et de location, et dividendes).
– Liens entre les inégalités de composition et les inégalités de revenus : Dans les 21 pays riches (points bleus et rouges), la majorité des pays avaient en moyenne de 1995 à 2018 un indice CFR (IFC dans le graphique) entre 0,25 et 0,40 et un coefficient de Gini entre 0,35 et 0,45. Cela dit, Israël et les États-Unis se démarquaient avec des coefficients de Gini bien plus élevés (0,47), malgré un indice CFR seulement un peu plus élevé que la majorité des autres pays riches (entre 0,40 et 0,45). Quatre des cinq pays nordiques (points rouges) de ce groupe se démarquaient aussi avec des indices CFR élevés (de 0,48 pour l’Islande à 0,57 pour la Finlande), malgré des coefficients de Gini assez faibles (entre 0,35 pour le Danemark et la Norvège, et 0,38 pour la Finlande).
Les pays de l’Amérique latine (points verts) présentaient presque tous (neuf sur dix) des coefficients de Gini entre 0,52 et 0,58 et en majorité (sept sur dix) des indices CFR entre 0,47 et 0,59. Les cinq pays asiatiques (points orangés) ne présentaient aucune caractéristique spécifique, avec des coefficients de Gini qui s’étalaient entre 0,35 (Taïwan) et 0,52 (Inde) et des indices CFR entre 0,16 (l’indice le plus bas des 47 pays, Taïwan) et 0,52 (Vietnam). Dix des 11 pays de l’Europe de l’Est (points noirs) présentaient des coefficients de Gini relativement faibles (entre 0,28 pour la Slovénie, le plus bas des 47 pays, et 0,39 pour la Russie), mais les 11 avaient des indices CFR très variés (entre 0,22 pour la Slovaquie et 0,52 pour la Lituanie).
Ces grandes diversités de situation montrent que le lien entre le coefficient de Gini et l’indice CFR est en général assez fort, mais pas partout, le cas des pays nordiques se démarquant le plus. Les auteurs attribuent cette exception au fait que les inégalités de revenus d’emploi sont beaucoup moins élevées dans ces pays. La Slovaquie et Taïwan, avec leurs coefficients de Gini et leurs indices CFR très faibles, représentent des exemples de sociétés presque sans classes. De son côté, la Chine, avec son faible indice CFR (0,23), mais son coefficient de Gini élevé (0,47), est le seul pays se situant dans les neuf cases les plus à gauche et au haut du graphique, montrant son statut particulier d’ancien pays communiste très inégalitaire.
Les auteurs constatent donc qu’en plus des deux types de distributions théoriques (capitalismes classique et libéral), il existe aussi des formes mitoyennes de distribution. S’ils associent l’Inde et la majorité des pays de l’Amérique latine au capitalisme classique et les pays de l’Europe continentale avec le Canada et l’Australie au capitalisme libéral, ils doivent constater que tous les autres pays (soit environ la moitié d’entre eux) se retrouvent dans des combinaisons d’inégalités de revenus et d’inégalités de composition différentes.
Les auteurs refont ensuite cet exercice, mais en considérant les revenus de pensions privées comme des revenus de capital et les revenus de pensions publiques comme des revenus de travail. Le plus gros changement apporté par cette méthode touche les pays nordiques dont trois sur cinq se déplacent vers le groupe du capitalisme libéral (un y était déjà), car une forte portion des revenus de pensions privées y sont versés à des personnes se situant au milieu ou même au bas de la distribution des revenus. Les auteurs se demandent si le vieillissement de la population ne débouchera pas sur la création d’une nouvelle classe, celle du capitalisme des pensionné.es…
Et alors…
Si la première étude que j’ai présentée est assez classique et ses conclusions assez connues (mais pas assez par les politicien.nes!), les deux autres sont plus originales. J’ai été agréablement surpris par la deuxième et ai même appris l’effet de certaines lacunes du PIB sur les données portant sur les inégalités. La troisième est plus complexe. J’ai eu un peu de difficulté à comprendre le concept des inégalités de composition et surtout la méthode utilisée que je n’ai d’ailleurs pas expliquée en détail. Cela dit, je n’avais jamais rien lu d’aussi détaillé sur le lien entre les inégalités de composition et les inégalités de revenus. Même si ses résultats ne sont pas concluants, et même parce qu’ils ne le sont pas, elle est particulièrement instructive. Je suis passé vite sur la deuxième méthode utilisée dans cette étude, mais celle-ci nous montre que de petits changements dans une méthode peuvent avoir des effets déterminants sur les résultats (notamment sur les pays nordiques, mais pas seulement). Bref, ce rapide regard sur ces trois études fut plus instructif que je m’y attendais!