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La hausse du salaire minimum aux États-Unis et au Royaume-Uni

28 janvier 2021

hausse du salaire minimum aux États-Unis et au Royaume-UniL’annonce du nouveau président des États-Unis sur la hausse du salaire minimum de 7,25 $ à 15,00 $ a suscité moins de réactions qu’elle n’en aurait eues sans le grand nombre d’événements qui ont entouré son investiture. Cela dit, j’ai quand même lu quelques réactions. Paul Krugman appuie cette hausse, tout comme Dean Baker, le libertarien Tyler Cowen s’y oppose (il affirme même qu’on devrait le réduire pour les restaurants et les petites entreprises pendant deux ans en raison de la pandémie) et Esther Duflo la juge essentielle (je suggère aussi d’écouter cette vidéo tirée d’une entrevue qu’elle a accordée le 21 janvier à Gérald Fillion sur ce sujet et bien d’autres). Je vais toutefois me contenter de présenter un billet de Noah Smith sur le sujet ainsi qu’une étude qu’il cite dans son billet.

Un salaire minimum à 15 $ est peu risqué

Le billet de Noah Smith intitulé Why $15 minimum wage is pretty safe a été publié le 15 janvier dernier.

Quand David Card a publié avec Alan Krueger une étude marquante en 1994 montrant qu’une forte hausse du salaire minimum ne cause pas nécessairement de chômage, il a perdu de nombreux amis (il avait enseigné à l’Université de Chicago, un des temples de l’économie néoconservatrice), comme il le raconte dans une entrevue qu’il a accordée en 2006 et dont j’ai parlé dans ce billet en 2016. Il n’en demeure pas moins que cette étude a marqué la discipline et a surtout donné ses lettres de noblesse aux études empiriques qui sont hausse du salaire minimum aux États-Unis et au Royaume-Uni_1devenues de plus en plus répandues, comme on peut le voir sur le graphique ci-contre (portions bleu foncé des barres). C’est notamment grâce aux nombreuses études empiriques sur les effets des hausses du salaire minimum que l’opinion des économistes sur la question a complètement changé de bord sur le sujet. Comme on peut le voir dans le graphique qui sert d’image à ce billet (tiré de la page 24 de ce document d’Arindrajit Dube, un des chercheurs sur le salaire minimum les plus réputés et l’auteur de l’étude que je présente plus loin), la proportion des économistes qui considèrent que le salaire minimum fait diminuer substantiellement l’emploi chez les travailleur.euses à bas salaire est passée graduellement de 90 % en 1978 à seulement 26 % en 2015. Mais comme cette baisse a commencé avant la publication de l’étude de Card et Krueger, elle s’explique aussi par d’autres facteurs.

L’auteur décrit ensuite l’étude que je présenterai plus loin, puis conclut qu’une hausse du salaire minimum qui le porte à 60 % du salaire horaire médian, ce que ferait la hausse du salaire minimum à 15,00 $ annoncée par Joe Biden, ne causerait nationalement aucun problème. Il soulève toutefois que la réalité est bien différente à l’échelle locale, où le salaire médian est souvent bien plus faible que son niveau national, alors que le salaire minimum est déjà supérieur à 15,00 $ dans quelques grandes villes (notamment de 16,69 $ à Seattle). Par contre, les employeurs des petites villes sont moins nombreux et sont souvent en position de monopoles, ce qui laisse la place à des hausses du salaire minimum sans causer de pertes d’emploi (comme démontré dans cette étude). Cela dit, comme la hausse sera étalée sur quelques années (15,00 $ ne serait atteint qu’en 2025), la proportion du salaire minimum sera encore bien inférieure à 60 % du salaire médian quand il sera enfin en vigueur. Bref, le doublement du salaire minimum ne devrait pas causer de problèmes importants.

Examen international de l’impact des salaires minimums

L’étude intitulée Impacts of minimum wages – review of the international evidence de Arindrajit Dube a été publiée en novembre 2019.

– Introduction – motivation pour un salaire minimum et contexte politique actuel : L’auteur rappelle les motivations qui ont amené les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni à adopter des législations sur le salaire minimum, soit de fournir un revenu viable aux travailleur.euses et de combattre l’exploitation. À cet effet, Franklin Delano Roosevelt a affirmé qu’aucune «entreprise dont l’existence dépend du versement d’un salaire inférieur au minimum vital à ses travailleurs ne devrait avoir le droit de poursuivre ses activités dans ce pays». En fait, les législateurs visent en général à adopter un salaire minimum le plus élevé possible, sans nuire aux possibilités d’emploi. Ce salaire peut s’appliquer à tou.tes les salarié.es ou varier selon la situation, comme au Québec et au Canada avec des salaires différents pour les travailleur.euses à pourboire et dans quelques autres situations.

Au Royaume-Uni, le salaire viable national (SNV. nouveau nom pour le salaire minimum depuis 2016) est composé de quatre salaires minimums selon l’âge (16-17 ans, 18-20 ans, 21-24 ans et 25 ans et plus) et d’un autre pour les personnes ayant moins d’un an d’expérience. Celui pour les 25 ans et plus s’appliquait en 2018 à 7 % des salarié.es de cette tranche d’âge. Sa proportion par rapport au salaire horaire médian est passée de 45,6 % en avril 1999 à 60 % en 2020 (objectif qui a été porté à deux tiers du salaire médian pour 2024, objectif toutefois mis en attente dans le contexte de la COVID-19). Cette étude vise à analyser les données internationales les plus fiables concernant l’impact des salaires minimums les plus élevés pour appuyer la réflexion sur l’augmentation du salaire minimum au Royaume-Uni.

– Qui serait touché par une augmentation du SNV?L’auteur observe qu’une hausse de la part du SNV de 60 % à deux tiers du salaire médian ferait passer la proportion des salarié.es de plus de 25 ans touchant ce salaire de 7 % à 22 %, si la distribution salariale demeurait la même qu’en 2018. Cette hausse toucherait :

  • près de deux fois plus de femmes que d’hommes;
  • presque autant de personnes qui travaillent à temps partiel que de personnes qui travaillent à temps plein, même si les premières sont bien moins nombreuses;
  • en premier lieu le personnel de l’hébergement et de la restauration, suivi de ceux du commerce, de la santé et du travail social, et des services administratifs;
  • de façon différente les régions, Londres étant la moins touchée, et de loin (en raison des salaires qui y sont plus élevés que la moyenne).

– Un cadre pour comprendre les coûts et les avantages des salaires minimumsLe salaire minimum est essentiel pour hausser les revenus des travailleur.euses à bas salaire, mais il peut aussi avoir des effets négatifs sur l’emploi. Il est donc important de se doter d’un cadre théorique pour éviter ces effets négatifs tout en maximisant les effets positifs du salaire minimum. De nombreux facteurs entrent en jeu dans cette question : facilité de remplacer des employé.es par des machines (comme dans bien des emplois du secteur manufacturier), présence de monopoles, offre de main-d’œuvre, roulement de personnel, concurrence internationale, possibilités de passer le coût de cette hausse aux consommateur.trices, impact de la hausse de consommation des travailleur.euses dont le salaire augmente, etc. Pour conclure sur l’impact de tous ces facteurs (et de bien d’autres), il est préférable de se baser sur des études empiriques que de s’en tenir à l’analyse théorique.

– L’impact sur les revenus et l’emploi du salaire minimum – résultats de la recherche : L’auteur décrit les caractéristiques des bonnes études sur le salaire minimum :

  • choix du groupe contrôle sans hausse du salaire minimum avec lequel on compare la situation des groupes où il y a eu une hausse du salaire minimum;
  • isolement de groupes plus sensibles à ces hausses (salarié.es de la restauration, jeunes, etc.);
  • similitude des tendances avant la hausse dans le groupe contrôle et le groupe étudié.

Les États-Unis offrent les meilleures occasions de procéder à ces études en raison des nombreuses juridictions qui décident du niveau du salaire minimum (villes, comtés et États) dans un contexte où le salaire minimum fédéral est très peu élevé (7,25 $), tout en disposant de groupes contrôles ayant des caractéristiques comparables et vivant des tendances de l’emploi similaires. On peut donc plus aisément calculer l’élasticité de l’emploi au salaire minimum, c’est-à-dire le % de changement de l’emploi (et des heures de travail) par rapport au % de changement du salaire minimum. Une méta-étude a pu recenser 439 estimations de cette élasticité. Comme on hausse du salaire minimum aux États-Unis et au Royaume-Uni_2peut le voir sur le graphique ci-contre, la grande majorité des élasticités sont regroupées autour de 0, avec un résultat médian de –0,05, ce qui signifie qu’une hausse de 10 % du salaire minimum entraîne une baisse d’environ 0,5 % de l’emploi des personnes concernées, soit en général des salarié.es de la restauration ou des adolescent.es (teens). En plus, une telle baisse n’est pas statistiquement significative, d’autant plus que, en raison de l’idéologie des éditeurs, il est plus facile de faire publier une étude avec des résultats négatifs que positifs, ce qui biaise les résultats vers le bas. Une autre méta-étude datant de l’année précédente (2013) était arrivée à un résultat très semblable (voir le premier graphique de ce billet).

Cela dit, comme ces études portent sur des hausses et des niveaux différents du salaire minimum, et sur des endroits avec des tendances de l’emploi variables, on ne peut pas conclure que toutes les hausses du salaire minimum auraient un impact semblable. L’auteur calcule donc une autre élasticité pour savoir si les avantages d’une hausse du salaire minimum surpassent ses désavantages, soit la même élasticité divisée par le changement du salaire moyen du groupe touché sur le changement du salaire minimum (désolé, ce n’est pas simple à expliquer). L’auteur explique que si cette élasticité est de -1, cela signifie que les avantages de la hausse du salaire minimum sont annulés complètement par les pertes d’emploi. Il ajoute qu’une élasticité moins négative que -0,4 est avantageuse. Les 36 études des États-Unis qui fournissent suffisamment de données pour la calculer montrent une élasticité de -0,17, donc que les hausses du salaire minimum furent en grande majorité avantageuses, en faisant augmenter les salaires six fois plus que les salaires perdus en raison de pertes d’emploi dans les groupes touchés (comme des adolescent.es ou des salarié.es de la restauration). L’impact négatif sur l’ensemble du marché du travail est donc encore beaucoup moins important.

Il présente ensuite d’autres études qui montrent que, en plus, l’emploi augmente dans des postes un peu mieux payés que le salaire minimum après sa hausse, indiquant qu’au moins une partie des personnes qui ont perdu leur emploi en ont trouvé d’autres mieux payés ou que les salaires ont augmenté pour les travailleur.euses gagnant un peu plus que le nouveau salaire minimum (effet d’émulation qui explique selon lui 40 % de la hausse salariale totale après une hausse du salaire minimum). Au bout du compte, l’auteur conclut qu’il y a peu de preuves indiquant des pertes d’emplois quand le salaire minimum ne dépasse pas 59 % du salaire médian (je résume!).

L’auteur examine ensuite les raisons qui peuvent expliquer les écarts importants des effets sur l’emploi d’une hausse du salaire minimum entre les études. Il trouve que les études qui arrivent aux résultats les plus extrêmes (positivement et négativement) comportent des biais méthodologiques (pas toujours les mêmes), et qu’en ne conservant que les meilleures études, on obtient toujours des effets modestes sur l’emploi à bas salaire.

– Évaluation du salaire viable national (SNV) au Royaume-Uni et d’autres hausses du salaire minimum ailleursL’auteur se penche ensuite sur des études menées au Royaume-Uni, qui utilisent des méthodes bien différentes puisque les mêmes salaires minimums (qui varient selon l’âge, comme on l’a vu plus tôt) s’appliquent partout et qu’on ne peut donc pas utiliser le même genre de groupe contrôle. En résumé, là aussi l’impact des hausses des salaires minimums sur l’emploi à bas salaire est faible, et ce dans toutes les industries étudiées, peu importe la proportion de personnes touchées selon les régions, l’âge et le sexe (proportion qui varie beaucoup, soit de 6 % à 34 % de la main-d’œuvre concernée). Il note toutefois que certaines études ont observé quelques effets légèrement négatifs auprès de groupes précis, mais surtout pour les heures travaillées. Par contre, ces hausses ont fait augmenter fortement les salaires chez les travailleur.euses au bas de l’échelle salariale, encore plus pour les groupes dont la part de personnes touchées est élevée.

L’auteur analyse ensuite les effets de la création d’un salaire minimum en Allemagne (qui n’en avait pas avant 2015), qui a touché 15 % de la main-d’œuvre. Au lieu de faire diminuer l’emploi des personnes touchées de 20 % comme certains oiseaux de mauvais augure le prévoyaient, les études tenues là-bas ont estimé que les élasticités variaient de -0,3 à +0,17, soit encore des effets mineurs, l’étude arrivant à +0,17 étant en plus la plus complète et la mieux menée, selon l’auteur.

En Hongrie, le salaire minimum est passé de 35 % à 55 % du salaire médian des employé.es à temps plein (ou à 60 % du salaire médian global) entre 1999 et 2001. L’élasticité fut estimée à -0,15, à un niveau statistiquement non significatif, c’est-à-dire qu’on a observé peu de pertes d’emploi, mais une hausse des prix parfois importante pour certains produits.

– Au bout du compte : Face à ces résultats positifs dans des contextes différents, l’auteur conclut que les pertes d’emploi dues à une hausse du salaire minimum sont peu importantes. Il y a bien eu des hausses de prix, mais beaucoup plus faibles que la hausse des bas salaires, n’empêchant donc pas à l’amélioration de leur pouvoir d’achat. En fait, l’auteur voit cette inflation comme un déplacement des avantages partant de l’ensemble de la population vers les moins riches, ce qui entraîne une baisse des inégalités. Il observe aussi une baisse du roulement de personnel (ce qui réduit les dépenses de formation et de recrutement, et les pertes de productivité des entreprises), aucune baisse d’emploi du côté des monopoles des petites villes (comme mentionné plus tôt par Noah Smith) et une hausse de l’emploi dans des postes payés un peu au-dessus du nouveau salaire minimum.

– Lignes directrices pour envisager des politiques salariales plus ambitieuses : Ces résultats permettent d’envisager des hausses du salaire minimum jusqu’aux deux tiers du salaire médian, sans craindre de baisses importantes de l’emploi. Cela dit, il serait prudent de suivre de près les effets d’une hausse à un tel niveau pour pouvoir revenir à un niveau de 60 % si besoin est, pas en baissant ce salaire, mais en le gelant le temps nécessaire pour qu’il revienne à 60 %. Il serait donc préférable de hausser graduellement le niveau du salaire minimum au-dessus de 60 % du salaire médian (mais pas trop lentement pour que les observations sur l’impact des hausses soient significatives) pour éviter des effets possiblement majeurs et devoir attendre plusieurs années pour revenir à 60 %. Il suggère donc des hausses deux fois plus fortes que celle du revenu médian nominal (par exemple, de 6 % quand le salaire médian nominal augmente de 3 %). Cela exige toutefois que les données nécessaires à des réajustements soient accessibles plus rapidement que c’est actuellement le cas. Il recommande aussi d’effectuer davantage de recherches sur l’impact des hausses du salaire minimum sur les revenus des familles à faible revenu et sur les recettes gouvernementales (baisse des dépenses dans les programmes de transferts et hausse des revenus de l’impôt et des taxes), pour pouvoir évaluer la contribution de ces hausses à la baisse de la pauvreté et des inégalités. Il questionne aussi les écarts importants entre les quatre niveaux de salaire minimum selon l’âge au Royaume-Uni, qui, selon une étude récente, inciteraient des entreprises à remplacer des travailleur.euses âgé.es de 25 ans et plus par des plus jeunes.

Et alors…

L’étude et le billet que j’ai présentés dans ce texte permettent de mieux envisager l’impact qu’aura la hausse du salaire minimum aux États-Unis (voir ce texte pour plus de détails sur le fonctionnement de cette hausse, sur ses 32 millions de bénéficiaires et sur ses avantages) et fournissent des balises pour les propositions de hausse du salaire minimum au Québec. Ces analyses montrent que la revendication du salaire minimum à 15,00 $ au Québec s’insérerait très bien dans ces balises, ce niveau correspondant actuellement à environ 60 % du salaire horaire médian du Québec en 2020 (soit exactement 25,00 $, selon les données du tableau 14-10-0064-01 de Statistique Canada). En prévoyant la hausse du salaire médian d’ici à ce que la hausse du salaire minimum soit en vigueur, on pourrait viser 16,00 $ et même 17,00 $ en s’approchant du ratio des deux tiers proposé par Arindrajit Dube. Si le Royaume-Uni du conservateur Boris Johnson accepte de viser le niveau des deux tiers du salaire médian, je ne vois pas pourquoi le Québec ne pourrait pas en faire autant!

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3 commentaires leave one →
  1. 2 février 2021 10 h 47 min

    L’Economic Policy Institute a publié un texte ce matin estimant l’effet de la hausse du salaire minimum à 15,00 $ aux États-Unis sur le budget du gouvernement fédéral, soit des réductions de dépenses de programmes sociaux et une hausse des revenus d’impôt et de contributions sociales. Voir https://www.epi.org/publication/a-15-minimum-wage-would-have-significant-and-direct-effects-on-the-federal-budget/.

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