L’impôt sur la richesse
Alors qu’on en parlait peu il y a quelques années, l’idée d’un impôt sur la richesse circule de plus en plus de nos jours. Il faisait par exemple partie des engagements du NPD lors de la campagne électorale de 2019, idée que le NPD a remise de l’avant plus dans le cadre de la relance qui sera nécessaire après la crise actuelle, était promue par Elizabeth Warren et Bernie Sanders aux États-Unis lors de la course à l’investiture démocrate et est une des propositions principales de QS pour financer son plan solidaire pour le Québec d’après la pandémie.
En conséquence, le nombre d’études portant sur cette idée tend à se multiplier. Je vais ici en présenter trois et en mentionner une autre. J’ai pris connaissance des deux premières grâce à des billets du blogue de Timothy Taylor (ici et ici) et de la troisième grâce à un billet de Guillaume Hébert de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS).
Pourquoi les impôts sur la richesse ont-ils échoué et est-ce différent cette fois-ci ?
L’étude de Sarah Perret intitulée Why did other wealth taxes fail and is this time different? a été publiée en 2020 par la Wealth Tax Commission du Royaume-Uni qui en a publié une quinzaine (que je n’ai pas lues!). Notons que le rapport final recommande la création d’un impôt sur la richesse temporaire payable sur cinq ans à un taux de 5 % (1 % par année) sur les actifs nets dépassant 500 000 livres ou sur les actifs nets dépassant 2 millions de livres, au choix du gouvernement.
– Introduction : Alors que 12 pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avaient un impôt annuel sur la richesse en 1990 (autre que l’impôt foncier ou sur les héritages), il n’en restait plus que trois en 2020 et cet impôt ne représentait qu’une faible part de leurs recettes fiscales totales (0,5 % en Espagne, 1,1 % en Norvège et 3,9 % en Suisse). L’autrice se demande pourquoi tant de pays ont abandonné cet impôt (on m’a d’ailleurs déjà posé la question).
– Les expériences d’impôts sur la richesse dans les pays de l’OCDE : Sauf exceptions (Suisse et France), les recettes tirées de ces impôts ont été stables ou ont diminué avec le temps (voir ces graphiques), même si la valeur des actifs nets a augmenté. L’autrice explique cette contradiction apparente par des changements dans les règles d’imposition, une croissance de la richesse dans des actifs exemptés de ces impôts (actifs de retraite et d’entreprises, par exemple), des lacunes dans la mise à jour de la valeur des actifs et, bien sûr, l’évasion et l’évitement fiscaux. Elle ajoute que la pertinence de l’imposition de la richesse doit être évaluée en fonction de sa conception, notamment des exemptions prévues (dont le niveau de l’exemption de base), de son niveau d’imposition et des autres façons d’imposer la richesse (gains en capital, dons, héritages, etc.).
– Les facteurs pouvant expliquer l’abandon de l’impôt sur la richesse : Ces facteurs peuvent être regroupés en sept catégories :
- niveau optimal et innovation : la théorie économique orthodoxe prétend que le niveau optimal du taux d’imposition de la richesse est zéro, mais cette conclusion a été réfutée par des études empiriques; cela n’empêche pas les opposant.es de cet impôt de prétendre qu’elles nuiraient à l’innovation et à l’entrepreneuriat, même si les études empiriques n’observent pas de tels effets;
- fuite des capitaux et expatriation : en fait, les cas observés sont anecdotiques et peuvent être évités;
- ignorance des rendements : cet impôt est récolté sur la majorité des actifs, peu importe leurs rendements et la liquidité détenue par les contribuables imposés;
- étroitesse des assiettes fiscales : si les actifs détenus sont variés, ceux qui sont imposés (non exemptés) le sont moins (voit le tableau au haut de cette page), surtout si on exclut les actifs imposés à des taux moindres (voir TP, pour taux préférentiel, dans le tableau);
- évasion et évitement fiscaux : cela s’observe surtout dans les pays qui offrent beaucoup d’exemptions et de taux préférentiels, lorsque les personnes transfèrent leurs avoirs dans les types d’actifs les moins imposés, parfois de façon fictive; une bonne conception de l’impôt permet de contrer la majorité de ces manœuvres;
- évaluation des actifs : certains actifs sont difficiles à évaluer, comme les possessions personnelles, les droits de pension, la propriété intellectuelle et les nouvelles entreprises (dont les start-ups), quoiqu’il existe des moyens de le faire et de les mettre à jour sans trop de problèmes;
- facteurs politiques : ici, l’autrice mentionne notamment les changements de gouvernements, les lobbys et l’influence politique des plus riches, le manque de connaissance des citoyen.nes, la tendance néolibérale, la concurrence fiscale et la mise en récit économique.
– Est-ce différent cette fois-ci ? : Le contexte a changé, notamment en raison de la plus grande importance accordée aux inégalités et à l’évasion fiscale (entre autres dans les paradis fiscaux) depuis quelques années. De même, les populations sont de plus en plus conscientes des baisses d’impôts sur le revenu et la richesse, sur les gains en capital et sur les héritages adoptées au cours des dernières décennies, baisses qui ont avantagé de façon démesurée les plus riches. En plus, les propositions récentes prévoient des niveaux d’exemption de base élevés, ce qui élimine certains des facteurs ayant mené à leur abolition, ou ne les planifient que comme un impôt temporaire d’urgence. L’autrice aborde aussi la hausse de la transparence et des échanges d’information entre les pays, l’amélioration de l’accès à des données, notamment de sources tierces (employeurs, clients, données administratives, institutions financières, etc.), la crise de la COVID-19 et la recherche d’une plus grande justice fiscale.
L’imposition de la richesse
L’étude de Florian Scheuer et Joel Slemrod intitulée Taxing Our Wealth a été publiée dans l’édition de l’hiver 2021 du Journal of Economic Perspectives.
– Introduction : «L’une des principales raisons d’imposer la richesse est de s’assurer d’une plus forte contribution fiscale des ménages les plus riches» et de lutter contre les inégalités de richesse, d’autant plus que celles-ci sont nettement plus élevées que les inégalités de revenus.
– Qu’est-ce qu’un impôt sur la richesse? : La richesse est en fait représentée par la valeur des actifs nets, soit la valeur des actifs (financiers et non financiers, comme des immeubles) moins celles des dettes. Comme cette section reprend des éléments abordés dans l’étude précédente, je vais la passer rapidement. Disons seulement qu’elle contient une comparaison entre les propositions d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders et les impôts européens (exemption de base plus élevée, taux progressifs et pas d’exclusions pour certains types d’actifs).
– À quels autres impôts ressemble un impôt sur la richesse? : Les auteurs font le tour des autres impôts sur la richesse, comme l’impôt foncier (qui ne soustrait pas les dettes hypothécaires des actifs imposés et ne vise pas directement les plus riches), l’impôt sur les héritages et l’impôt sur les gains en capital (collecté uniquement lors de la vente d’un actif et à un taux moindre que les autres revenus).
– Conséquences d’un impôt sur la richesse : Les analyses de cette section ressemblent aussi à celles de l’étude précédente, même si les études citées ne sont pas les mêmes.
– Les impôts sur la richesse font-ils partie d’un système fiscal optimal? : Cette question a aussi été abordée dans l’étude précédente, mais de façon un peu différente. En effet, les auteurs tiennent compte ici de la recherche de rentes des riches, des effets des changements technologiques sur les personnes à bas revenus et de l’effet superstar. Ils mentionnent aussi qu’un impôt sur la richesse ponctuel non annoncé, par exemple pour compenser les déficits dus à la lutte contre la COVID-19, ne cause pas de changements comportementaux et est donc optimal. Ils montrent finalement qu’un impôt sur la richesse peut être complémentaire à l’impôt sur les gains en capital en imposant les actifs à faibles rendements.
– L’économie politique : Comme dans l’étude précédente, les auteurs soulignent le pouvoir politique des plus riches, ajoutant le contrôle des médias et la contribution des riches aux campagnes électorales aux facteurs mentionnés dans la précédente étude.
– Conclusion : L’expérience européenne est peu utile pour évaluer les proposions d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders, car ces dernières sont trop différentes des impôts qui ont été prélevés en Europe. Pour mieux imposer les riches et lutter contre les inégalités, les auteurs favorisent de leur côté «une combinaison d’une hausse progressive des taux d’imposition sur le revenu, d’un meilleur contrôle fiscal, d’une extension de l’impôt sur les héritages, de réformes de l’imposition des gains en capital, d’un recentrage des dépenses publiques sur les personnes à faibles revenus ou d’une expansion des programmes d’assurance sociale». Pourquoi les auteurs n’ont pas ajouté un impôt sur la richesse bien conçu à cette combinaison, alors qu’ils ont démontré que cet impôt serait complémentaire aux autres?
L’imposition progressive de la richesse
L’étude d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman intitulée Progressive Wealth Taxation a été publiée en 2019 par les auteurs et est de loin la plus volumineuse et la plus exhaustive des trois études présentées dans ce billet. Cette étude a d’ailleurs été citée par les auteur.es des deux précédentes.
– Introduction : Il existe une «préoccupation de longue date concernant la concentration des richesses et son effet sur les institutions démocratiques et l’élaboration des politiques». Les auteurs ajoutent que les propositions d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders représenteraient pour les milliardaires un niveau d’imposition supérieur au niveau actuel de leurs impôts sur le revenu, sur les héritages et sur les sociétés combinés.
– Les inégalités de la richesse et son potentiel fiscal : Les auteurs définissent la richesse (somme de tous les actifs nets d’un ménage et d’organismes sans but lucratif comme des fondations) et le concept d’une imposition progressive (une exemption de base et plusieurs paliers d’imposition croissants). Puis, ils présentent l’ampleur et la décomposition de la richesse aux États-Unis (4,5 fois le PIB, dont 37 % pour les immeubles), expliquent les modes d’enrichissement (hausse de la valeur des actifs existants et épargne et investissements, surtout), estiment la distribution de la richesse (le 0,1 % le plus riche en possédait environ 20 % en 2016, mais 7,5 % dans les années 1970) et donnent une idée de l’ampleur de l’évasion et de l’évitement fiscaux (avant l’application d’un impôt sur la richesse).
– Le rôle de l’impôt sur la richesse dans la progressivité globale de l’impôt : Un impôt sur la richesse est beaucoup plus progressif que les autres recettes fiscales, car la richesse est plus concentrée que les revenus, la consommation et la propriété foncière, et qu’avec une exemption élevée, seuls les ménages les plus riches en paient. Les auteurs calculent que le taux d’imposition global (à tous les paliers gouvernementaux) sur les revenus des 400 plus riches des États-Unis doublerait avec la proposition Warren (de 23 % à 46 %) et triplerait avec la proposition Sanders (à plus de 70 %). Ils examinent ensuite quelques autres possibilités pour améliorer la progressivité du système fiscal des États-Unis (partie très technique).
– L’application d’un impôt sur la richesse : Les auteurs abordent dans cette section l’impact d’un impôt sur la richesse sur l’évasion et de l’évitement fiscaux (notamment dans les paradis fiscaux), l’utilisation des exemptions et d’autres manœuvres décrites dans les deux études précédentes, et les moyens de les combattre. Ils abordent aussi les raisons expliquant l’abandon de l’impôt sur la richesse dans les pays européens, les façons d’éviter les problèmes auxquels ces pays ont fait face, notamment avec une exemption de base élevée, comme dans les propositions Warren et Sanders (ce qui évite en plus les exemptions ciblées ou partielles qui ont causé beaucoup de problèmes en Europe), et l’utilisation de l’information détenue par des tiers. Notons que cette section est beaucoup plus approfondie que dans les études précédentes.
– Les effets économiques : Comme dans la première étude, les auteurs contredisent la conclusion que le niveau optimal d’imposition de la richesse est zéro (cet impôt pourrait même améliorer la productivité en imposant la richesse et non son rendement) et expliquent bien comment elle complète efficacement l’impôt sur le revenu et les taxes à la consommation. Cet impôt réduirait la concentration de la richesse (et donc les inégalités) et ne réduirait pas l’épargne, les investissements, l’entrepreneuriat et les innovations (surtout avec une exemption de base importante), et pourrait même faire augmenter la concurrence, car cet impôt toucherait plus les grosses entreprises établies que les nouvelles. Ils abordent aussi l’effet de cet impôt sur les dons de bienfaisance (comme aux fondations) et les dons familiaux, sur l’immigration de personnes talentueuses et comme stabilisateur automatique.
– Une fiscalité optimale pour les milliardaires : Les auteurs estiment que l’impôt sur la richesse pourrait atteindre 10 % des richesses des 400 milliardaires les plus riches des États-Unis pour maximiser les recettes de l’État, soit un taux plus élevé que les propositions Warren et Sanders. Par contre, à un tel niveau, la richesse des plus riches diminuerait assez rapidement, ce qui ferait baisser aussi les recettes tirées de cet impôt. Un niveau variant de 1 à 3 % apporterait plus de stabilité à long terme.
– Conclusion : «L’impôt sur la fortune est probablement l’outil le plus direct et le plus puissant pour rétablir la progressivité fiscale», objectif d’autant plus pertinent que les plus riches ont actuellement aux États-Unis un taux d’imposition moyen sur le revenu moins élevé que les membres de la classe moyenne. Il permettrait de déconcentrer la richesse et de fournir une source de revenu importante pour l’État. Les auteurs concluent en soulignant la fragilité de cet impôt, comme on l’a vu en Europe, en raison de changements de gouvernements et du manque de détermination des politicien.nes.
Une petite dernière…
Cette brève étude de Camille Landais, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman parue en avril 2020 analyse la possibilité de créer un impôt progressif temporaire sur la richesse en Europe pour éponger la dette due aux dépenses liées à la crise de la COVID-19. Cet impôt pourrait, selon le niveau de la dette, durer jusqu’à 10 ans.
Et alors…
Ces études nous ont montré qu’il est possible de créer un impôt sur la richesse efficace, s’il est bien conçu. Il y a bien sûr de nombreuses répétitions dans ces études, mais le contraire serait à la fois étrange et désolant, car elles portent sur le même sujet. Ces répétitions sont même rassurantes, car elles vont dans le même sens, ce qui renforce la fiabilité de leurs constats. J’ai personnellement trouvé que la dernière de ces études était la plus convaincante, car elle aborde avec précision les principales objections soulevées contre ce genre d’impôt. Cela ne m’étonne pas d’Emmanuel Saez et de Gabriel Zucman qui sont deux des économistes que je respecte le plus. Ils montrent aussi plus clairement les avantages de cet impôt et ses effets bénéfiques dans la lutte contre les inégalités. Cela dit, la qualité des deux premières études m’a agréablement surpris, compte tenu de leur provenance, surtout celle qui a été publiée par la Wealth Tax Commission du Royaume-Uni. Il ne reste plus qu’à passer à l’acte!
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