L’imposition des riches et les facteurs qui influencent les inégalités
Pour continuer dans la même veine que mon billet du 11 mars dernier portant sur l’impôt sur la richesse, je présente dans ce billet deux études liées à l’imposition des riches et aux inégalités. Ces deux études ont été publiées en décembre 2020, nous fournissent des visions complémentaires sur la question et enrichissent nos connaissances sur les facteurs qui font augmenter ou réduire les inégalités.
Homoploutia : Les sommets des revenus du travail et de patrimoine aux États-Unis de 1950 à 2020
L’étude intitulée Homoploutia: Top Labor and Capital Incomes in the United States, 1950-2020 de Yonatan Berman et Branko Milanovic a été publiée par le Laboratoire sur les inégalités mondiales.
– Introduction : L’homoploutia est un néologisme inventé par Branko Milanovic pour décrire «une situation où les mêmes personnes gagnent à la fois de hauts revenus du travail et de hauts revenus de patrimoine». La théorie économique classique prétend que les gens qui reçoivent la majorité de leurs revenus de leur patrimoine et ceux qui la reçoivent de leur travail ne sont pas les mêmes, et que les premiers sont bien plus riches que les deuxièmes. Il en est de même dans l’économie marxiste qui sépare les travailleur.euses des capitalistes. Mais, des études ont montré que cette distinction ne tient plus depuis quelques décennies. Cette étude vise à analyser l’évolution du niveau d’homoploutia depuis 70 ans aux États-Unis et le lien entre la hausse de l’homoploutia et la hausse des inégalités et la baisse de la mobilité sociale.
– L’évolution de l’homoploutia aux États-Unis de 1950 à 2020 : Après avoir défini plus en détail l’homoploutia et avoir expliqué différentes façons d’estimer son ampleur, les auteurs présentent les données utilisées (trois sources différentes) et l’indicateur qu’ils ont choisi, soit la proportion des gens qui font à la fois partie des 10 % gagnant le plus de revenus de patrimoine et des 10 % gagnant le plus de revenus de travail.
Le principal constat de cette étude est illustré dans le graphique ci-contre, tiré d’un article en français portant sur cette étude. Il montre que la proportion en question est passée d’environ 10 % vers 1950 à 25 % vers 1960, a diminué à 17 % en 1986 pour augmenter ensuite graduellement et atteindre 30 % en 2018. On remarquera aussi que les trois sources donnent des résultats semblables, sauf en 1971, année où l’échantillon de la SCF (enquête sur les finances des consommateurs, ligne avec des tirets) fut très faible. Les auteurs concluent que la séparation entre les personnes qui touchent ces deux sources de revenus est beaucoup moins étanche de nos jours que par le passé. Ils présentent ensuite deux autres graphiques (voir sur cette page). Le premier montre une forte hausse du rang moyen des revenus de travail des 10 % gagnant le plus de revenus de patrimoine (du 45e rang en 1986, soit moins que la moyenne, au 63e rang en 2018, soit bien plus la moyenne), et le deuxième une forte baisse (de 19 % en 1986 à 10 % en 2018) de la proportion des 10 % gagnant le plus de revenus de patrimoine qui font partie des 10 % qui gagnent le moins de revenus de travail, ce qui indique que de moins en moins de riches en patrimoine ont peu de revenus de travail.
Selon les auteurs, ces mouvements importants s’expliquent en bonne partie par le fait que de plus en plus de personnes ayant des revenus de travail élevés épargnent et reçoivent d’importants revenus de cette épargne, et par l’importance grandissante des gros héritages reçus par des gens ayant de hauts revenus de travail.
– L’homoploutia et les inégalités de revenus : Les auteurs observent une forte corrélation entre l’homoploutia et la hausse de la part des revenus totaux détenus par les 10 % les plus riches entre 1985 et 2018 (de 37 % à 47 %, voir la ligne noire sur le graphique ci-contre). En examinant l’évolution de cette part s’il n’y avait pas eu de hausse de l’homoploutia (ligne avec des tirets), ils estiment que l’homoploutia explique environ 20 % de la hausse de la part des revenus totaux détenus par les 10 % les plus riches, alors que la hausse de la part des revenus de patrimoine dans les revenus totaux (la ligne pointillée indique l’évolution de la part des revenus totaux détenus par les 10 % les plus riches s’il n’y avait pas eu d’augmentation de la part des revenus de patrimoine dans les revenus totaux), un facteur souvent mentionné à ce sujet, n’en explique que 5 %. Ils concluent que la hausse de l’homoploutia devrait se poursuivre, faisant augmenter les inégalités de revenus et diminuer la mobilité sociale.
La progressivité de l’impôt, les booms économiques et l’économie qui avantage les riches
L’étude intitulée Tax Progressivity, Economic Booms, and Trickle-Up Economics de Laura E. Jackson, Christopher Otrok et Michael T. Owyang a été publiée par la Federal Reserve Bank of St. Louis. J’ai pris connaissance de cette étude grâce à ce résumé.
– Introduction : «Au cours des 40 dernières années, les taux marginaux d’imposition pour les tranches de revenus les plus élevées ont généralement diminué, ce qui a entraîné une baisse de la progressivité de l’impôt sur le revenu». Pour lutter contre la hausse des inégalités qui a résulté de cette baisse, de nombreux économistes ont bien sûr proposé de renverser cette tendance, en calculant même le niveau optimal de la hausse du taux marginal d’imposition maximal (voir entre autres ce billet). Par contre, les études de ces économistes ne fournissent pas de données empiriques sur les effets réels des hausses de la progressivité de l’impôt sur le PIB, la consommation, les inégalités et d’autres variables économiques. C’est justement l’objectif de cette étude.
– Données : Comme l’objectif de cette étude «est de déterminer l’effet des chocs de progressivité de l’impôt sur une variété de données macroéconomiques et d’inégalités», les auteur.es avaient besoin de données compatibles sur de nombreuses variables, ce qui n’est pas évident. Les données utilisées, sans être parfaites, leur permettent d’atteindre leurs objectifs aux États-Unis pour la période allant de 1974 à 2015.
– Approche empirique : Les auteur.es présentent ici leur modèle. Il est très complexe, mais me semble tenir la route.
– Résultats : Les résultats de ce modèle montrent que :
- la progressivité de l’impôt a diminué fortement à partir de 1985, puis a légèrement augmenté de la fin des années 1990 à 2015, comme on peut le voir sur le graphique de droite au haut de cette page; cette progressivité est fortement corrélée avec le niveau du taux marginal d’imposition maximal;
- un changement du niveau d’imposition général a les mêmes effets sur tous les revenus, mais une augmentation de la progressivité (sans hausse du niveau d’imposition général) fait augmenter beaucoup l’impôt payé par les contribuables à hauts revenus et fait diminuer l’impôt payé par les contribuables à bas revenus (voir la ligne en pointillé du graphique au bas de cette page);
- une hausse du niveau d’imposition général fait diminuer le PIB, la consommation et les heures de travail, alors qu’une augmentation de la progressivité (sans hausse du niveau d’imposition général) les fait augmenter (les booms économiques du titre de l’étude), comme on peut le voir sur les graphiques du haut de cette page; il faut noter que les échelles sont très différentes dans les graphiques de gauche (effets d’une hausse du niveau d’imposition général sur le PIB, la consommation et les heures de travail) et de droite (effets d’une augmentation de la progressivité sans hausse du niveau d’imposition général);
- les auteur.es expliquent la hausse de la consommation et du PIB à la suite d’une augmentation de la progressivité par le fait que les gens à faibles revenus consomment presque complètement leurs hausses de revenus dues à la baisse de leurs impôts, alors que les gens à hauts revenus ne réduisent presque pas leur consommation à la suite de la baisse de revenus due à la hausse de leurs impôts; en plus, les gens à hauts revenus ne diminuent pas leurs heures de travail à la suite d’une hausse de leurs impôts, contrairement à ce que la théorie économique classique prétend (voir la même conclusion par le directeur parlementaire du budget du Canada dans ce billet);
- de même, une hausse du niveau d’imposition général fait diminuer les revenus de l’État et augmenter le ratio du déficit (ou du surplus) budgétaire sur le PIB, alors qu’une augmentation de la progressivité (sans hausse du niveau d’imposition général) a l’effet inverse, comme on peut le voir sur les graphiques du haut de cette page, en raison de la hausse du PIB qu’entraîne l’augmentation de la progressivité;
- intuitivement, on pourrait penser qu’une hausse de la progressivité de l’impôt fait réduire les inégalités, puisque les gens à faibles revenus paient moins d’impôt et ceux à hauts revenus en paient plus; avec cette intuition, on néglige le fait que les booms économiques entraînés par la hausse de la progressivité de l’impôt bénéficient surtout aux plus riches, notamment par une hausse des profits des entreprises et des autres revenus provenant du capital qui sont essentiellement détenus par les plus riches;
- en fait, le sort des personnes à faibles revenus s’améliore, mais celui des personnes à hauts revenus s’améliore encore plus; ainsi, le ratio des revenus des 1 % et des 5 % les plus riches sur le revenu médian (99 %-50 % et 95 %-50 %, sur les graphiques de droite du bas de cette page) tend à augmenter après une hausse de la progressivité de l’impôt; par contre, le ratio des revenus des 10 % les plus riches sur le revenu des 10 % les plus pauvres (90 %-10 %) demeure assez stable, car ce sont les plus riches des plus riches qui bénéficient le plus des effets des booms économiques;
- ces observations vont aussi directement à l’encontre de la théorie du ruissellement (trickle-down economics) qui prétend que des baisses d’impôts aideront les plus pauvres, alors que même une hausse de la progressivité de l’impôt aide surtout les plus riches, créant un ruissellement vers le haut (trickle-up economics), car cette hausse des revenus des plus riches vient justement de la hausse des dépenses des plus pauvres;
- cette observation confirme aussi les analyses de Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman qui concluent que les revenus du patrimoine sont un plus grand facteur d’inégalités que les revenus de travail et que les inégalités proviennent surtout du sommet de la distribution des revenus (le 1 % le plus riche et même le 0,1 %);
- ce résultat contredit par contre la distribution de l’effet multiplicateur prévu par la théorie classique; en effet, cet effet est censé être neutre en termes d’inégalités, alors qu’on a vu qu’il avantage bien plus les plus riches et qu’il fait ainsi augmenter les inégalités.
– Conclusion : Même si une hausse de la progressivité de l’impôt fait augmenter les inégalités, cela n’est pas nécessairement négatif, selon les auteur.es, car elle améliore le sort de toute la population et que d’autres mesures qui ne sont pas basées sur l’impôt sur le revenu des particuliers peuvent être adoptées pour réduire les inégalités. La leçon à retenir de cette étude est plutôt qu’il faut analyser à la fois l’effet de la hausse globale des impôts et celui de la hausse de leur progressivité pour pouvoir prévoir l’effet d’une mesure fiscale sur la croissance et sur les inégalités.
Et alors…
Les deux études que j’ai présentées dans ce billet sont vraiment différentes et complémentaires. La première défait notamment une hypothèse venant de la théorie économique classique, soit la séparation entre les personnes qui reçoivent des revenus de travail et celles qui reçoivent des revenus de patrimoine. Ses constats ont une grande importance en développement de politiques, car elle met le doigt sur un facteur rarement ou jamais considéré dans les politiques pour lutter contre les inégalités. La deuxième étude est plus complexe et surtout plus troublante. Elle montre à la fois qu’une imposition plus progressive stimule la croissance, contredisant aussi une hypothèse de la théorie classique, et qu’elle ne réussit pas à elle seule à faire réduire les inégalités, la faisant au contraire augmenter. Cette étude est donc comme la première importante dans le développement de politiques.
J’émets toutefois deux bémols sur cette deuxième étude. Tout d’abord, le modèle qu’elle utilise m’a paru opaque et donc difficile à comprendre. Ensuite et surtout, ses auteur.es se contentent de dire qu’on doit utiliser d’autres mesures que la progressivité de l’impôt pour lutter contre les inégalités, mais sans en proposer une seule. Cela dit, ses constats vont dans le sens de bien d’autres études, soit que, pour lutter contre les inégalités, on ne doit pas se contenter d’agir sur les revenus après impôt (y compris avec l’impôt et les paiements de transfert), mais qu’on doit aussi intervenir sur les revenus avant impôt. Par exemple, dans l’étude que j’ai présentée dans ce billet, on dit clairement que les inégalités avant impôt sont le principal facteur expliquant la différence des inégalités après impôts entre la France et les États-Unis. L’égalité en éducation, la syndicalisation, la hausse du salaire minimum et l’impôt sur la richesse me sont venus spontanément à l’esprit et font d’ailleurs partie des mesures proposées par les auteur.es de l’étude que je viens de mentionner. Bref, si les études que j’ai présentées dans ce billet ajoutent de l’information sur les facteurs qui font augmenter ou réduire les inégalités, il reste maintenant à mettre en œuvre des politiques qui en tiennent compte!
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