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La baisse de la croissance de la productivité aux États-Unis

6 mai 2021

baisse de la croissance de la productivité aux États-UnisJ’ai écrit il y a quelques années de nombreux billets sur le concept de productivité, notamment celui-ci sur le sens que lui donnent les économistes et celui-là sur l’application de ce concept dans le secteur public. Le document de Shawn Sprague que je vais présenter ici, intitulé The U.S. productivity slowdown: an economy-wide and industry-level analysis (La baisse de la croissance de la productivité aux États-Unis : une analyse à l’échelle de l’économie et de l’industrie) porte plutôt sur les facteurs qui expliquent le ralentissement de sa croissance aux États-Unis depuis 2005. Il est paru dans le numéro d’avril 2021 de la Monthly Labor Review publiée par le U.S. Bureau of Labor Statistics (BLS). On peut aussi en lire un résumé sur cette page, où j’en ai pris connaissance.

baisse de la croissance de la productivité aux États-Unis_1Introduction : «La productivité du travail – définie comme la production par heure travaillée – a augmenté à un rythme inférieur à la moyenne depuis 2005», un changement majeur par rapport aux années antérieures (voir le graphique ci-contre), alors que la croissance de la productivité du travail de ces années surpassait nettement la tendance depuis 1947 (ligne pointillée). Ce ralentissement représente une énigme pour les économistes qui ne cessent depuis de chercher les facteurs qui l’expliquent. La baisse de la croissance de la productivité à 1,3 % par année depuis 2005, malgré deux années de fortes croissances après la grande récession de 2008 (d’ailleurs cette croissance fut de seulement 0,8 % après 2010), par rapport à la tendance de long terme de 2,1 % par année, «représente également le mystère économique le plus profond de cette période», d’autant plus que cette période a connu de nombreux changements technologiques qu’on considère habituellement comme un des principaux moteurs de cette croissance.

La baisse de la croissance de la productivité à l’échelle de l’économie

La productivité est la valeur de la production par heure travaillée. Les économistes décomposent la croissance de la productivité en trois composantes :

  • la contribution de l’intensité du capital reflète la croissance du capital (machines, immeubles et ouvrages de génie) disponible par heure travaillée;
  • la contribution du travail reflète la variation des compétences de la main-d’œuvre (plus de travailleur.euses qualifié.es, plus de formation et hausse de l’expérience);
  • la productivité multifactorielle est la part de la productivité qui ne peut pas être expliquée par les deux précédents facteurs; elle provient de l’organisation du travail, des changements technologiques, des fournisseurs, de la qualité de la gestion et de bien d’autres sources; c’est de cette composante que vient le plus grand mystère dans la croissance de la productivité.

baisse de la croissance de la productivité aux États-Unis_2Le graphique ci-contre montre la contribution des trois composantes de la croissance de la productivité dans le secteur privé par période. Notons que l’auteur exclut les secteurs publics, sans but lucratif et des ménages, car les concepts définis plus tôt ne peuvent pas s’y appliquer. L’agriculture est aussi exclue, mais pour des motifs de disponibilité des données.

Les contributions du capital (portion bleu foncé des barres) et du travail (bleu pâle) ont peu varié entre les périodes indiquées, alors que la contribution de la productivité multifactorielle (rouge) fut à la fois la plus importante et la plus variable. Sa contribution nulle entre 1973 et 1981, et sa forte baisse entre 2005 et 2018 expliquent le plus que ces deux périodes aient connu les deux plus faibles croissances de la productivité. Par exemple, la productivité multifactorielle a diminué de 65 % entre 1997 et 2005, et 2005 et 2018. Son importance dominante s’observe d’ailleurs dans la plupart des pays riches et en émergence.

L’importance de la contribution de la productivité multifactorielle rend difficile l’analyse des raisons pour lesquelles la croissance de la productivité a baissé autant depuis 2005, car, comme on l’a vu, c’est la composante la plus mystérieuse de la variation de la productivité, puisqu’elle est influencée par un grand nombre de facteurs non expliqués par le travail et le capital (d’où son nom) dont l’importance relative n’est pas quantifiable. L’auteur examine donc dans un premier temps d’autres indicateurs liés à la production.

De nombreux auteur.es ont prévu que la croissance du PIB suivant la récession de 2008 serait lente, comme c’est en général le cas après une crise financière en raison des difficultés plus grandes de financer les dépenses des entreprises en investissements, en formation et en recherche et développement. À ce facteur, il faut ajouter le vieillissement de la population, phénomène attendu bien avant la récession, qui a réduit la croissance de la population active, ainsi que l’insuffisance des plans de relance adoptés après cette récession aux États-Unis et dans les autres pays occidentaux (notamment en Europe).

L’auteur cite ensuite des études explorant d’autres possibilités, dont la baisse de la concurrence et la hausse de la concentration des entreprises, certaines pénuries de main-d’œuvre spécialisée, la multiplication des brevets bloquant la concurrence, l’influence croissante des lobbys, la hausse des inégalités et les changements dans la nature des innovations (apportant peu de hausse de productivité, comme dans l’économie numérique, voir ce billet). Comme on peut le voir, l’auteur a retourné pas mal toutes les pierres, sans pourtant trouver d’explication déterminante.

Quoique son impact ait été deux fois moins important, la baisse de la contribution de l’intensité du capital a tout de même atteint 50 % entre 1997 et 2005, et 2005 et 2018, expliquant 34 % de la baisse de la productivité entre ces deux périodes. Cela dit, cette baisse fut mineure par rapport à la tendance de long terme de la croissance de cette contribution, ce qui amène l’auteur à conclure que c’est plus la période de 1997 à 2005 qui se distingue de ce côté, et non celle de 2005 à 2018. En plus, des facteurs mentionnés précédemment, comme la baisse des dépenses en investissements en recherche et développement, expliquent bien la baisse de la croissance de la contribution de l’intensité en capital.

L’auteur examine ensuite la contribution des trois composantes sur une base annuelle, ce qui est intéressant, mais n’ajoute rien de fondamental à ce qui a été mentionné auparavant. Puis, il estime les pertes du PIB dus à la baisse de la croissance de la productivité entre 1997 et 2005, et 2005 et 2018, c’est-à-dire si la croissance de la productivité s’était maintenue de 2005 à 2018 au niveau qu’elle a connu de 1997 à 2005, et si elle s’était maintenue à son niveau de long terme (1948 à 2018). Comme ce calcul repose sur des situations hautement hypothétiques, je ne m’y attarderai pas. Finalement, il décrit la croissance de la productivité de 2007 à 2018 pour les quatre régions des États-Unis (est, ouest, nord et sud) et pour 12 États choisis.

La baisse de la croissance de la productivité à l’échelle de l’industrie

Dans cette section, l’auteur analyse l’évolution par industrie de la productivité multifactorielle, puis de la contribution de l’intensité du capital, entre 1997 et 2005, et 2005 et 2018.

– évolution de la productivité multifactorielle par industrie : L’auteur remarque tout d’abord que la baisse de la baisse de la croissance de la productivité aux États-Unis_3croissance de la productivité multifactorielle fut plus élevée dans le secteur des biens (goods, dans le graphique) que dans celui des services, avec 57 % de la baisse, même si ce secteur ne comptait que pour 25 % de la production. En fait, cette proportion est due à plus que 100 % au secteur manufacturier (durable et non durable) dont la diminution représente 65 % de la baisse totale, alors que le reste du secteur des biens, essentiellement du côté des ressources naturelles, a au contraire connu une hausse. En fait, les deux tiers de la baisse de la productivité multifactorielle du secteur manufacturier sont provenus d’une seule industrie, celle de la fabrication de produits informatiques et électroniques, et cela uniquement en raison de sa très forte croissance au cours de la première période, de 1997 à 2005.

Du côté des services, 85 % de sa contribution de 43 % (soit 38 % du total) à la baisse de cette productivité est provenu du commerce (trade), à part presque égale du commerce de détail (20 %) et du commerce de gros (18 %), probablement en raison de la stabilisation et de la concentration des entreprises de ces industries après la période précédente marquée par la croissance des grandes entreprises (Walmart, Home Depot, Best Buy, etc.). On y observe aussi une contribution notable dans les transports (de 9 % de la baisse totale), annulée par la hausse un peu plus élevée dans les services publics (utilities, soit l’électricité, la distribution du gaz et les réseaux d’aqueduc et d’égout). L’auteur note que les hausses dans les ressources naturelles et les services publics, qui semblent bien petites sur le graphique, correspondent à plus de 20 % de la baisse, même si ces secteurs ne contribuent qu’à 5 % de la production.

– évolution de la contribution de l’intensité du capital par industrie : Cette fois, la contribution de la baisse de la contribution de l’intensité en capital fut plus élevée dans le secteur des services que dans celui des biens, avec 63 % de la baisse. Un peu plus de 50 % de la baisse dans les services est survenue dans le secteur financier et 80 % de celle dans les biens est provenu du secteur manufacturier, le quart de cette dernière s’expliquant par la baisse dans la fabrication de produits informatiques et électroniques.

Conclusion

Devant le grand nombre de facteurs pouvant expliquer la baisse de la croissance de la productivité, l’auteur se demande si cette baisse de 2005 à 2018 fut un épisode temporaire ou si elle est le résultat de nouvelles tendances et qu’elle demeurera à ce niveau à l’avenir. Il est selon lui impossible de répondre à cette question.

Et alors…

Cette étude explique clairement comment fonctionne la productivité et montre tout aussi clairement qu’on ne sait pas trop quels sont les principaux facteurs qui expliquent ses variations. Par exemple, 65 % de sa variation entre 1997 et 2005, et 2005 et 2018 s’explique par la productivité multifactorielle dont on ne peut pas expliquer les mouvements, sinon avec des hypothèses qu’il est impossible de valider. Cela dit, l’auteur mentionne la variation des prix pour expliquer la baisse de la croissance de la productivité multifactorielle dans la fabrication de produits informatiques et électroniques, soulignant toutefois que cette baisse est probablement due à une erreur de mesure des prix, quoique certains auteurs aient rejeté cette hypothèse, attribuant plutôt la baisse de la croissance de la productivité dans cette industrie à la concentration des entreprises, à la diminution de l’entrée sur le marché de nouvelles entreprises et à la baisse des innovations… Ce faisceau d’hypothèses illustre bien le mystère entourant les variations de cette productivité. Et si on ne peut pas isoler ces facteurs pour une industrie précise, il est certain qu’on ne peut pas non plus les déterminer pour l’ensemble de l’économie.

Cette étude peut être frustrante pour les personnes qui cherchent des réponses précises à leurs questions, mais je l’ai au contraire appréciée parce qu’elle montre justement qu’il est à peu près impossible de savoir ce qui s’est passé et encore plus ce qui se passera. Quand des économistes ou des politicien.nes disent qu’il faut améliorer notre productivité, ne nous étonnons pas que ces personnes ne puissent pas adopter de politiques précises allant dans ce sens, mêmes si elles le prétendent, car la plus grande partie des facteurs qui expliquent les variations de la productivité demeurent un mystère.

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7 commentaires leave one →
  1. 6 mai 2021 8 h 48 min

    J’ai beaucoup aimé votre conclusion à laquelle je souscris entièrement. Pour avoir longtemps travaillé sur cette question, on parle de productivité sans savoir trop de quoi on parle. Non seulement les méthodes de mesure sont déficientes sur le plan technique (comme vous le soulignez fort à-propos) mais nous sommes également tributaires des données, qui sont presque toujours déficientes. Bref, on ne sait pas trop ce qu’on mesure, ni comment on le mesure!

    Aimé par 1 personne

  2. 6 mai 2021 10 h 32 min

    @ fdelorme

    Cela fait des décennies que je me suis interrogé sur le concept de productivité. Je disais à l’époque que la productivité est en fait une variable dérivée qu’on considère au contraire comme un moteur. D’ailleurs, j’ai remarqué que bien des économistes, dont beaucoup de ceux des banques, font leurs prévisions d’emplois à l’inverse, comme variable dérivée de leurs prévisions de croissance du PIB et de la productivité! Dans mon travail, nous utilisions les prévisions de croissance du PIB (le fameux «concensus»…) comme point de repère, prévoyions la croissance de l’emploi industrie par industrie en fonction de leurs tendances propres et cela pouvait résulter en une prévision de productivité (nous ne publiions pas).

    Comme je l’ai dit fréquemment dans mes billets sur le sujet (dont ceux que j’ai mis en lien dans ce billet), on confond en plus souvent ce concept, même chez des économistes chevronnés, avec ceux d’efficacité et de compétitivité, alors qu’il mesure autre chose.

    C’est la lecture d’un livre de Paul Krugman qui m’a décomplexé à ce sujet. Il y parlait de mémoire de la productivité multifactorielle comme de la mesure de notre ignorance…

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  3. 20 mai 2021 11 h 38 min

    «La productivité a progressé de 7,1 % au Québec en 2020 [de 8,1 % dans l’ensemble du Canada], après avoir affiché une hausse de 2,9 % en 2019. Il s’agit d’une croissance qui dépasse nettement la hausse record précédente de 3,9 % enregistrée en 2000.»

    Voilà qui montre clairement que la hausse de la productivité n’est pas toujours une bonne nouvelle. Cette hausse a atteint un niveau record au cours de la plus grande récession depuis la Grande Dépression!

    https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/210520/dq210520b-fra.htm

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  4. 20 mai 2021 22 h 20 min

    Parfaitement d’accord avec vous. C’est un excellent point.

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  5. 20 mai 2021 23 h 04 min

    fdelorme

    En fait, le communiqué de Statistique Canada n’en parle pas, mais cette hausse de productivité est en bonne partie (difficile à estomer avec les données des tableaux publiés aujourd’hui) un effet de composition (j’en vois partout, ces temps-ci!) de la plus grande baisse d’emplois dans les secteurs à bas salaires et, bien sûr, à faible productivité, comme l’hébergement et la restauration. Attendons-nous à une baisse de la productivité quand l’économie repartira vraiment! Et ce sera une bonne chose.

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  6. 3 juin 2021 8 h 30 min

    La baisse de la croissance de la productivité est en grande partie causée par deux facteurs:

    – Vieillissement de la main d’oeuvre (plus un travailleur est âgé, moins sa productivité croît chaque année, ce qui est logique).

    – Transition vers une économie de services (la croissance de la productivité dans les services est beaucoup plus faible que celles des biens, ce qui est évident, un coiffeur ne pourra que coiffer qu’une personne à la fois).

    Tu devrais vraiment lire le livre de Dietrich Vollrath, ce livre est comme une méta-analyse qui permet d’avoir une meilleure perspective sur le sujet qu’en lisant une seule étude.

    Le ralentissement de la croissance économique est un signe de succès!

    C’est un des meilleurs livres que j’ai lu l’an dernier.

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  7. 3 juin 2021 10 h 00 min

    Ça semble intéressant, quoique ce livre porte plus sur la croissance que sur la productivité. Je l’ai cherché dans mes biblis, mais ne l’ai pas trouvé. Or, je n’achète presque jamais de livres, et carrément jamais en anglais! En plus, je n’ai rien lu de ta présentation (bien faite) ou des résumés que j’ai lus qui apporte des constats que je n’ai pas lus ailleurs. L’analyse de la scolarisation me semble le point majeur, jumelé à la baisse du roulement. Pour les services, je suis sceptique… C’est plus une corrélation, selon ce que j’ai compris, qu’une causalité. Par exemple, le secteur de la santé est plus productif (selon le calcul de la productuvité) que celui du Québec, simplement parce qu’il est moins efficace (ça coûte plus cher par heure travaillée, donc le PIB augmente plus par heure travaillée). La hausse de la productivité (et des revenus) vient en bonne partie de la substitution entre la consommation de biens ou de services que de changements à l’intérieur de leur production (sauf dans les secteurs des biens, ce que veut probablement dire l’auteur). Cela dit, avec l’IA, cela pourrait changer dans les sercices, mais cela reste à voir.

    Par ailleurs, la baisse des heures travaillées fait diminuer le PIB, mais pas la productivité, bien au contraire! Ce genre de confusion (si elle vient de l’auteur) me rend réticent… Merci quand même pour la suggestion!

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