Perspectives démographiques et vieillissement, mise à jour de 2021
En raison des effets importants de la pandémie de COVID-19 sur la démographie (voir notamment ce billet), l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) a publié la semaine dernière une mise à jour peu médiatisée de son scénario de référence de 2019 pour la période allant de 2020 à 2066. Comme la démographie est selon moi une des bases les plus importantes de l’analyse économique, j’ai bien sûr regardé les résultats de cette mise à jour avec intérêt.
Ce billet est le quatrième que je consacre aux scénarios démographiques de l’ISQ (voir le plus récent). Comme les fois précédentes, je ne peux résister à la tentation de répéter une citation d’un livre de Luc Godbout, Pierre Fortin, Matthieu Arseneau et Suzie St-Cerny publié en 2007, Oser choisir maintenant :
«Au Québec, d’ici 2031, le nombre d’aînés augmentera de plus d’un million alors que le bassin de travailleurs potentiels diminuera de 500 000. Ce n’est pas de la météo, ce sont les données de l’Institut de la statistique du Québec».
J’ai montré dans mes billets précédents que la baisse de 500 000 chez les personnes âgées de 20 à 64 ans (bassin de travailleur.euses potentiel.les) présentée dans le scénario de référence de 2003 entre 2013 (le sommet de ce scénario dans cette tranche d’âge) et 2031 s’était transformée en une baisse de 222 000 dans le scénario de 2009, de 131 000 dans celui de 2014 et de 134 000 dans celui de 2019, soit une baisse représentant à peine plus du quart (27 %) de celle du scénario de 2003. La parution de cette mise à jour par l’ISQ permet de savoir si cette baisse s’est encore atténuée, ce qu’on verra plus loin. Il est certain que des scénarios démographiques sont plus solides que des prévisions météorologiques, car basés sur un stock de départ important (la population lors de l’année de base), mais, contrairement à ce que disaient les auteurs de Oser choisir maintenant, ce ne sont pas des données, ni même vraiment des prévisions, mais des scénarios ou des perspectives. D’ailleurs, l’ISQ prend soin de mentionner dans son document de mise à jour que «le scénario de référence ne doit […] pas être interprété comme la prévision d’un futur attendu, mais bien comme la projection d’un futur possible, sous l’hypothèse d’une poursuite des tendances récentes. Comme les phénomènes démographiques sont, par leur nature, sujets à une certaine volatilité, la réalisation effective de ce scénario demeure incertaine».
Hypothèses des scénarios de référence
Les scénarios démographiques sont bien sûr basés sur des hypothèses. Or, le choix des hypothèses a une importance déterminante sur les résultats. Le tableau ci-contre indique justement les principales hypothèses des scénarios de référence des perspectives démographiques de l’ISQ de 2003, 2009, 2014, 2019 et 2021.
La première ligne présente les hypothèses sur l’indice synthétique de fécondité. On peut voir que cet indice a augmenté dans les scénarios de 2009 et 2014 (de 1,50 en 2003 à 1,70 en 2014), mais qu’elle a diminué dans celui de 2019 (1,60) et est demeurée la même dans la mise à jour de 2021. Les deux lignes suivantes montrent l’évolution de l’espérance de vie chez les hommes (H) et chez les femmes (F). Là aussi, cette espérance a augmenté dans les scénarios de 2009 et 2014 (de 84,5 ans en 2003 à 87,8 ans en 2014 chez les hommes et de 88,6 à 90,1 chez les femmes). Elle a augmenté un peu chez les hommes (de 87,8 à 88,1) dans le scénario de 2019 avant de diminuer dans la mise à jour de 2021 (de 88,1 à 87,9), mais a diminué davantage chez les femmes (de 90,1 à 89,6) et encore un peu dans la mise à jour de 2021 (de 89,6 à 89,4).
La ligne suivante est directement liée à l’évolution du «bassin de travailleurs potentiels» mentionnée dans la citation de l’amorce. En effet, les gens qui immigrent au Québec font en grande majorité partie de ce bassin dès leur arrivée (plus de 63 % des personnes qui ont obtenu leur statut d’immigrant entre 2015 et 2019 avaient entre 25 et 64 ans, proportion à laquelle il faudrait ajouter les 20 à 24 ans, soit entre 5 et 6 points de pourcentage pour un total près de 70 %). Le solde migratoire international passe de 28 000 dans le scénario de 2003 à 46 000 dans celui de 2019 et dans la mise à jour de 2021, une hausse de 18 000 personnes par année ou de 64 %. Sur la cinquième ligne, on peut constater que le niveau du solde migratoire interprovincial est demeurée le même à -9000 dans les scénarios de 2003, 2019 et 2021. Notons que depuis 2009, le scénario contient aussi une projection de l’effectif des résident.es non permanent.es (formé.es surtout de travailleur.euses étranger.ères temporaires, d’étudiant.es étranger.ères et de revendicateur.trices du statut de réfugié, dont environ 90 % font partie du «bassin de travailleurs potentiels»). Les projections de cet effectif sont passées d’un niveau fixe de 80 000 dans le scénario de 2009, à 130 000 dans celui de 2014, à 258 000 dans celui de 2019 et à 330 000 dans la mise à jour 2021, soit plus de quatre fois plus que dans le scénario de 2009. Selon ce tableau de l’ISQ, leur nombre est passé de 103 000 en 2013 (année de départ de la citation de l’amorce) à 253 000 en 2021 (en légère baisse par rapport aux 263 000 de 2020) et, selon la mise à jour de 2021, atteindrait 330 000 en 2026, avant de se stabiliser.
Notons que la mise à jour de 2021 ne contient qu’un scénario, et non pas trois comme ceux des années précédentes (de référence, faible et fort). Elle ne contient pas non plus de scénarios d’analyse (avec un indice synthétique de fécondité de 2,1, un solde migratoire à zéro et une mortalité constante), comme les versions précédentes. En plus, comme elle maintient les principales hypothèses du scénario de 2019 (sauf pour les résident.es non permanent.es et un changement mineur de l’espérance de vie), ses changements sont concentrés entre 2016, l’année de base du scénario de 2019, et 2026. On verra toutefois que ces changements ne sont pas anodins.
Les scénarios de référence de 2003, 2009, 2014, 2019 et 2021
Les quatre graphiques qui suivent montrent l’effet des hypothèses des scénarios de référence de 2003, 2009, 2014, 2019 et 2021 sur l’évolution de la population totale du Québec et de celle des personnes âgées de 20 à 64 ans, de 0 à 19 ans et de 65 ans et plus. Les données de 2003 et 2009 ne sont plus sur le site Internet de l’ISQ, mais proviennent de fichiers que j’avais enregistrés à l’époque. Malheureusement, je n’avais conservé du scénario de 2003 que les données régionales (incluant pour l’ensemble du Québec) qui ne couvrent pas toute la période de perspectives. J’ai pu obtenir les résultats de fin de période (2051, voir les points isolés sur les graphiques) dans le document d’analyse qui, lui, est toujours sur Internet. Notons que j’ai utilisé les données historiques pour les années 2001 à 2005 dans le scénario de 2009, pour les années 2001 à 2010 dans le scénario de 2014, pour les années 2001 à 2015 dans le scénario de 2019 et pour les années 2001 à 2020 dans la mise à jour de 2021.
Le graphique qui suit montre que le scénario de référence de 2003 (ligne bleue) présentait une baisse de 3,3 % de la population totale entre son sommet de 2031 et 2051, alors que les quatre scénarios de référence plus récents indiquent plutôt que la population du Québec continuerait à augmenter jusqu’à la fin de leur période d’analyse. Ainsi, selon la mise à jour de 2021 (ligne violette), la population du Québec atteindrait 9,72 millions en 2051, soit 24,1 % de plus que le scénario de 2003 (7,83 millions), 6,0 % de plus que celui de 2009 (ligne rouge, 9,17 millions), 1,2 % de moins que celui de 2014 (ligne jaune, 9,84 millions) et 1,5 % de plus que celui de 2019 (ligne verte, 9,57 millions). On voit donc qu’il est pertinent de refaire cet exercice à intervalles réguliers. En fait, comme les hypothèses du scénario de référence de 2019 et de la mise à jour de 2021 sont presque identiques à partir de 2026, cette différence de 1,5 % (et de 1,7 % en 2066) est due en premier lieu aux observations de 2016 à 2020 et au changement d’hypothèse pour les résident.es non permanent.es de 2021 à 2026.
Le graphique suivant montre que la baisse de près de 500 000 personnes âgées de 20 à 64 ans entre 2013 et 2031 du scénario de référence de 2003 s’est grandement amoindrie dans les quatre suivants. Dans celui de 2021, cette baisse se situe à 37 000 personnes, représentant à peine 7,5 % de celle du scénario de 2003, et même seulement de 27 % de celle du scénario de 2019 (134 000). En fait, comme le changement entre le scénario de référence de 2019 et la mise à jour de 2021 se situe surtout du côté des résident.es non permanent.es et comme 90 % de ces personnes sont justement dans cette tranche d’âge (20 à 64 ans), il n’est pas étonnant que ce soit dans ce graphique qu’on observe l’écart le plus important entre ces deux scénarios. J’ajouterai qu’une certaine proportion des résident.es non permanents ne restent pas au Québec ou deviennent des immigrant.es reçu.es, permettant un ajout de personnes plus jeunes même quand leur nombre reste stable (comme après 2026, alors que le scénario est basé sur le maintien de leur nombre).
L’écart du nombre de personnes âgées de 20 à 64 ans en 2051 entre les scénarios de 2003 et de 2021 atteint 25,2 %, écart à peine un peu plus élevé que pour l’ensemble de la population (24,1 %). De même, l’écart entre les résultats pour 2066 des scénarios de 2019 et de 2021 (2,1 % de plus dans la mise à jour de 2021) est juste un peu plus élevé que l’écart de ces résultats pour l’ensemble de la population (1,7 %). Cela signifie quand même que cette population augmenterait de 6,0 % entre 2016 et 2066 dans la mise à jour de 2021 plutôt que de 3,8 % dans le scénario de 2019. Cela explique aussi que la population de cette tranche d’âge serait plus élevée que celle du scénario de 2014 (celui avec l’indice synthétique de fécondité le plus élevé) en 2061 (de 1,0 %, soit de près de 100 000 personnes), même si sa population totale serait moins élevée (de 1,8 % ou de 160 000 personnes).
Le graphique qui suit montre aussi un impact majeur dans les changements d’hypothèses des cinq scénarios chez les jeunes (âgé.es de 0 à 19 ans). Alors que leur nombre baissait de 21,0 % en 50 ans entre 2001 et 2051 dans le scénario de 2003, il augmentait dans les quatre autres scénarios, notamment de 11,6 % entre 2016 et 2066 dans celui de 2019 et de 14,4 % dans la mise à jour de 2021. Comme les hypothèses de l’indice synthétique de fécondité sont les mêmes dans ces deux derniers scénarios (1,60), la plus forte hausse dans la mise à jour de 2021 est uniquement due à l’augmentation plus grande de la population âgée de 20 à 64 ans, surtout des femmes dans les âges où elles ont le plus d’enfants (en gros de 20 à 45 ans), en raison, je le répète, de l’hypothèse plus élevée du nombre de résident.es non permanent.es. On notera que la hausse de la population des jeunes était encore plus forte dans le scénario de référence de 2014 (17,6 % entre 2011 et 2061) en raison de l’hypothèse d’un indice synthétique de fécondité plus élevé (1,70). Cela dit, la hausse du scénario de 2009 (3,9 % entre 2006 et 2056) était beaucoup plus faible que celles des scénarios de 2019 et de 2021 malgré un indice synthétique de fécondité de 1,65, parce que les hypothèses du solde migratoire et du nombre de résident.es non permanent.es étaient beaucoup plus faibles (solde migratoire de 30 000 au lieu de 37 000 et 80 000 résident.es non permanent.es au lieu de 258 000 dans celui de 2019 et de 330 000 dans celui de 2021).
Le dernier graphique, portant sur la population âgée de 65 ans et plus, montre beaucoup moins d’écarts, surtout pour les quatre scénarios les plus récents et encore moins pour les deux derniers (la courbe mauve et la courbe verte sont presque superposées). Ces courbes dépendent des hypothèses de migrations en début de période (les immigrant.es vieillissent aussi) et surtout de celles sur l’espérance de vie, dont les plus élevées pour les femmes se trouvaient dans le scénario de 2014, ce qui explique que la courbe jaune soit la plus haute dans le graphique. Ce qu’on peut retenir en premier lieu, c’est que les variations entre les hypothèses ont moins influencé l’évolution de la population âgée de 65 ans et plus que celle des populations plus jeunes.
Le tableau ci-contre compare les évolutions de la population totale, des trois tranches d’âge principales et du rapport de dépendance entre 2016 et 2066 entre la mise à jour de 2021 (partie du haut) et le scénario de référence de 2019 (partie du bas). On voit que si, selon le scénario de 2019, la population totale montrait une augmentation de 20,1 % en 50 ans, cette hausse atteindrait 22,1 % avec la mise à jour de 2021, dépassant la barre des 10 millions. En fait, la hausse de la population serait similaire dans la tranche la plus âgée (86,2 % et 85,5 %), mais nettement plus élevée dans la mise à jour de 2021 du côté du bassin de travailleurs potentiels (6,0 % ou plus de 300 000 et 3,8 % ou 191 000) et de la tranche la plus jeune (14,4 % ou près de 250 000 et 11,6 % ou 200 500). Cela dit, la plus forte hausse de la population se réaliserait chez les personnes âgées, avec 76 % de la hausse dans le scénario de 2019 et 70 % avec la mise à jour de 2021. Au bout du compte, dans la mise à jour de 2021, la part de la population âgée :
- de moins de 20 ans passerait de 2016 à 2061 de 20,9 % à 19,6 %;
- de 20 à 64 ans passerait de 61,1 % à 53,0 %;
- de 65 ans et plus passerait de 18,0 % à 27,4 %.
En conséquence, le rapport de dépendance, «soit la somme de la population des jeunes (0-19 ans) et des aînés (65 ans et plus) rapportée à la population dite en âge de travailler (20-64 ans)», passerait de 63,3 dépendant.es par 100 personnes âgées de 20 à 64 ans en 2016 à 88,6 en 2066, à peine un peu moins que dans le scénario de 2019 (89,3). Le tableau nous montre aussi que le rapport de dépendance augmenterait de 39 % entre 2016 et 2066. Cela dit, il reviendrait à peu près à son niveau de 1971 (voir le graphique au bas de cette page, tiré du document du scénario de 2019), mais avec une proportion beaucoup plus élevée de personnes âgées et nettement moins élevée de jeunes. En fait, le niveau de dépendance réel sur la population en emploi serait moindre qu’à l’époque, car la proportion de femmes âgées de 20 à 64 ans sur le marché du travail était beaucoup moins élevée en 1971 que de nos jours et que du niveau qu’elle aura probablement en 2066. Par exemple, selon le tableau 14-10-0327-01 de Statistique Canada, le taux d’emploi des femmes âgées de 20 à 64 ans est passé de 42,7 % en 1976 (et était sûrement encore moins élevé en 1971) à 75,7 % en 2019 (et à 72,2 % en 2020, année de pandémie), ce qui montre que la dépendance aux personnes en emploi était bien plus importante à l’époque. De même, le taux d’emploi des personnes âgées de 65 à 69 ans, considérées dépendantes, est passé de 13,0 % en 1976 à 22,1 % en 2019. Il en est de même des jeunes âgé.es de 15 à 19 ans, dont le taux d’emploi est passé de 35,5 % en 1976 à 52,3 % en 2019.
Et alors…
On a vu avec ce billet que les scénarios démographiques peuvent changer grandement selon les hypothèses retenues. L’écart entre le scénario de 2003 et la réalité jumelée à la mise à jour de 2021 de l’évolution du nombre de personnes âgées de 20 à 64 ans entre 2013 et 2031 (d’une baisse de 500 000 personnes ou de 10,2 % à une baisse de 37 000 ou de 0,7 %) montre éloquemment à quel point les hypothèses des scénarios peuvent avoir un impact majeur. N’oublions pas que la majorité des personnes qui étaient âgées de 20 à 64 ans en 2013, une tranche de 45 ans, auront encore entre 20 et 64 ans 18 ans plus tard, en 2031! Par contre, la hausse «de plus d’un million» de personnes âgées (en fait, il s’agissait d’une hausse de 875 000) dont les auteur.es du livre que j’ai cité parlaient s’est accentuée, passant à un peu plus de 950 000. Cela montre que, malgré le changement d’hypothèses, le Québec n’évitera pas les principaux effets du vieillissement de sa population, même si ceux-ci peuvent différer légèrement en fonction de l’évolution des facteurs qui influencent son évolution, surtout de l’indice synthétique de fécondité, mais aussi de l’espérance de vie et du solde migratoire. On a en effet vu que, même avec une seule variation notable des hypothèses des scénarios de l’ISQ, les résultats peuvent changer de façon significative en seulement deux ans. Je ne répéterai jamais assez à quel point il faut interpréter ces scénarios avec prudence et humilité.
Trackbacks