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La mesure de la croissance dans les pays en développement et l’économie de la complexité

5 août 2021

mesure de la croissance dans les pays en développement et l'économie de la complexitéJ’ai pris connaissance des deux textes que je vais présenter dans ce billet grâce à un billet de Timothy Taylor portant sur l’édition de l’été 2021 du Journal of Economic Perspectives dont il est l’éditeur.

Pourquoi la croissance dans les pays en développement est-elle si difficile à mesurer?

Le texte intitulé Why Is Growth in Developing Countries So Hard to Measure? a été rédigé par Noam Angrist, Pinelopi Koujianou Goldberg et Dean Jolliffe.

– Introduction : Il est difficile d’estimer le PIB et la croissance des pays en développement. Les auteur.es donnent des exemples de doutes sur les PIB du Nigeria, de la Chine et de l’Inde, alors que leurs données sur le PIB sont souvent révisées de façon importante par la suite. Mais, est-ce que ces cas sont anecdotiques ou représentent-ils un biais généralisé? L’objectif de cet article est d’examiner les défis auxquels font face ces pays pour mesurer leur PIB et leur croissance, et de proposer des recommandations pour améliorer ces estimations.

– Un bref historique de la mesure du revenu national et de la croissance : Même si on parle depuis des siècles de la croissance de l’économie, les méthodes utilisées actuellement pour estimer le PIB et la croissance sont relativement récentes (même si elles ont été modifiées de nombreuses fois par la suite) et reposent sur les travaux de Simon Kuznets et Richard Stone dans les années 1930 à 1950. Ces méthodes furent critiquées dès leur conception, d’ailleurs en partie par Kuznets lui-même, n’étant pas en fait une mesure du bien-être.

– Les estimations de la croissance sont-elles moins fiables dans les pays en développement? : Les auteur.es présentent les différentes méthodes (avec leurs forces et leurs faiblesses) qu’ils et elle utiliseront pour estimer le PIB et la croissance : comptes nationaux, enquêtes sur les revenus, la consommation et les dépenses, et données des satellites sur la lumière nocturne et sur la végétation.

– Estimations de la croissance à partir des comptes nationaux et des enquêtes auprès des ménages : Il peut y avoir des différences importantes entre le PIB calculé selon les comptes nationaux et selon les données obtenues par des enquêtes auprès des ménages, surtout dans les pays à revenus moyens, notamment ceux qui connaissent une forte croissance. Dans ce contexte, les auteur.es comparent plutôt les croissances selon ces deux mesures, car les biais de comparaisons des PIB devraient être les mêmes d’une année à l’autre, influençant moins la croissance que le niveau du PIB. Le résultat de cet exercice peut être consulté sur le graphique qui sert d’image à ce billet (ou, de façon plus claire, sur cette page) qui présente ces écarts moyens de 1992 à 2012. On peut constater que les écarts les plus grands entre les estimations des comptes nationaux et des enquêtes s’observent cette fois dans les pays les plus pauvres (points bleus), ce qui était attendu, puisque ces croissances sont les plus variables et que le dénominateur (le PIB de l’année précédente) est beaucoup plus petit que celui des pays à revenus moyens (points rouges et orange) et élevés (points verts).

mesure de la croissance dans les pays en développement et l'économie de la complexité_1_lumière– PIB, enquêtes auprès des ménages et données sur la lumière nocturne : Les auteur.es comparent ensuite les taux de croissance moyens du PIB de 1992 à 2012 selon les enquêtes et selon les comptes nationaux à ceux basés sur les données obtenues par satellite sur la lumière nocturne (voir le graphique ci-contre). Si ces dernières données sont bien imparfaites, elles offrent l’avantage de ne pas varier en fonction de la non-réponse aux enquêtes et des révisions et des manipulations des comptes nationaux. On peut voir que :

  • les taux de croissance selon les enquêtes sont moins élevés que ceux selon les comptes nationaux dans les pays à revenus moyens et, dans une moindre mesure, dans les plus riches, mais plus élevés dans les pays en développement, probablement parce qu’elles captent des activités économiques non comptabilisées par les comptes nationaux (dont celles de l’économie informelle);
  • les données selon la lumière nocturne captent bien la croissance économique, sauf dans les pays riches, car cette lumière est plus souvent liée à des activités non économiques.

Les auteur.es concluent cette section en considérant que, même si les estimations de la croissance des pays en développement peuvent être imprécises, elles sont probablement assez fiables avec une marge d’erreur d’environ 1,5 point de pourcentage.

– Les défis de la mesure dans les pays en développement : Même si tous les pays font face à des défis pour mesurer le PIB, cette section aborde ceux qui sont spécifiques aux pays en développement :

  • faible capacité statistique et manque d’indépendance des autorités statistiques : la faible capacité statistique découle aussi bien d’un manque de ressources que de méthodes inadéquates, surtout en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud et dans quelques pays du Moyen-Orient; les auteurs donnent des exemples de revirements majeurs dans les données lors de changements de méthodes;
  • mesure de la croissance dans les pays en développement et l'économie de la complexité_2_agriculturerôle du secteur agricole : le secteur agricole (y compris la foresterie et les pêches) contribue en moyenne à environ 5 % du PIB mondial; cette proportion atteint entre 24,5 % et 63 % (en Somalie, selon ce tableau de la Banque mondiale) dans les pays en vert foncé sur le graphique ci-contre, pays essentiellement en développement; or, la contribution annuelle de ce secteur varie en moyenne trois fois plus que le secteur des services; cette contribution est en plus mal mesurée, les surfaces cultivées étant souvent estimées par les exploitant.es agricoles qui rapportent en moyenne des surfaces deux fois plus grandes que celles qui sont véritablement cultivées, selon des données de satellites sur la végétation; en outre, une part importante des récoltes n’est pas vendue, mais consommée directement pas les familles des petit.es exploitant.es agricoles ou par leurs proches, ce qui ajoute à l’imprécision des mesures (et de la pertinence du PIB comme indicateur de la qualité de vie, car cette consommation personnelle n’est pas comptabilisée par le PIB, même si elle améliore le bien-être économique); les auteur.es concluent que ce manque de fiabilité des données a des conséquences importantes sur la précision de la mesure de la croissance dans les économies en développement, où les petites exploitations agricoles sont particulièrement importantes;
  • économie informelle ou souterraine : comme mentionné brièvement auparavant, l’économie informelle (et souterraine), dont les activités ne sont pas toutes incluses dans les comptes nationaux, est très présente dans les pays en développement; elle représenterait par exemple en moyenne 40 % de la production en Afrique subsaharienne, variant de moins de 30 % en Afrique du Sud à 60 % au Nigeria, en Tanzanie et au Zimbabwe, et se situerait à près de 40 % en Inde et à plus de 60 % en Bolivie;
  • mesure des prix : pour comparer les PIB des pays, on doit connaître les prix relatifs de chaque pays; or, ces prix ne sont pas bien mesurés dans bien des pays en développement;
  • impact : ces quatre facteurs expliquent la majeure partie des écarts entre les données des comptes nationaux et celles sur la lumière nocturne.

– Comment améliorer la mesure du PIB? : Les auteur.es concluent en présentant quelques recommandations pour améliorer la mesure du PIB :

  • améliorer la capacité statistique, notamment avec l’aide d’organismes internationaux;
  • compléter les données traditionnelles avec des sources de données innovantes, comme des recherches sur Google, des transactions numériques, des métadonnées de téléphones portables et des médias sociaux, et les données satellitaires; les auteur.es précisent que ces données peuvent compléter les données traditionnelles, mais pas les remplacer;
  • suivre les performances, identifier les lacunes et accroître la transparence, encore une fois avec l’aide d’organismes internationaux.

Les fondements de l’économie de la complexité

Le texte intitulé Foundations of complexity economics de Brian Arthur a été publié dans la revue Nature. Ce texte fait partie des recommandations de lecture de Timothy Taylor dans un des textes du Journal of Economic Perspectives.

– Introduction : «Au cours des 150 dernières années, la théorie économique a considéré les agents de l’économie (entreprises, consommateurs, investisseurs) comme des décideurs parfaitement rationnels confrontés à des problèmes bien définis et parvenant à un comportement optimal compatible avec – en équilibre avec – le résultat provoqué par ce comportement». Cette théorie a toutefois été contestée par bien des économistes au cours des années, dont certain.es voyaient davantage l’économie comme un système évolutif complexe. L’économie de la complexité est une des approches développées dans ce contexte. Ce texte vise à expliquer comment cette approche a été développée, sur quels raisonnements logiques elle est basée, les thèmes qu’elle aborde et ses liens avec les travaux d’économistes aussi différents que Thorsten Veblen, Herbert Simon et Friedrich Hayek.

– La logique de l’approche : L’auteur montre que les principales hypothèses sur lesquelles repose la théorie orthodoxe (rationalité parfaite, comportements similaires des agents, connaissance commune des agents, présence d’un état d’équilibre, etc.) sont irréalistes et n’ont été adoptées que pour simplifier la réalité et pouvoir la modéliser. Elles limitent aussi le cadre de l’analyse économique en excluant tout facteur ou idée qui ne cadre pas avec ce système.

L’auteur raconte que c’est à la suite d’une conférence tenue au Santa Fe Institute (SFI) en 1987 qu’est né le premier programme de recherche en économie de la complexité, en se demandant comment fonctionnerait la science économique sans ses hypothèses irréalistes, donc dans un monde rempli d’incertitudes comme le nôtre (comme le disait déjà John Maynard Keynes dans les années 1930). L’auteur présente un exemple simple d’incertitude, soit de prévoir le nombre de personnes fréquentant un bar pour pouvoir décider si on va y aller. Il explique que cette prévision doit tenir compte entre autres des changements de comportements des client.es potentiel.les et peut aussi bien tendre vers un état d’équilibre que ne pas le faire (ce qui est plus probable, les gens changeant leur comportement selon les résultats), et que les prévisions influenceront les résultats. Il ajoute que les modèles qui découlent de cette approche sont beaucoup plus complexes que ceux de l’économie orthodoxe.

– Une écologie des comportements : Non seulement les comportements des agents varient et évoluent, mais ils interagissent entre eux, les agents tentant toujours de s’adapter en fonction de l’expérience acquise, des comportements des autres et de facteurs externes. Si une stratégie et un comportement fonctionnent, on tendra à les répéter, mais s’ils perdent de leur efficacité, on les modifiera ou les perfectionnera. Il en sera de même si les règles (ou les institutions) changent, ce qui arrive fréquemment dans la vraie vie.

– Modèles simples, phénomènes complexes : Si tous les joueur.es à la bourse agissaient de la même façon, comme dans le modèle orthodoxe, il n’y aurait jamais de transactions, car tous ces agents voudraient soit vendre soit acheter. Un modèle bâti selon les principes de l’économie de la complexité est plutôt composé d’agents aux comportements et aux objectifs différents, et qui évoluent en fonction des apprentissages des agents (individuellement et collectivement). Un tel modèle explique les phases de croissance (ou d’exubérance) et de décroissance (ou même de crashs) de la bourse.

– Événements se propageant dans les réseaux  : Après avoir présenté les ressemblances et les différences entre l’économie de la complexité et l’économie computationnelle à base d’agents (autre approche que je ne connaissais pas), l’auteur explique que les réseaux influencent les interactions, l’organisation des marchés, le risque et les structures de pouvoir, et qu’ils peuvent se développer dans divers domaines : changements technologiques, commerce, information, influence sociale, prêts, etc. Pourtant, jamais la théorie orthodoxe n’en tient compte, même si (ou parce que) leur rôle ajoute de la complexité au système économique. Ils ont aussi un rôle à jouer lors de crises économiques, comme on a vu lors de la crise financière de 2008, alors qu’une seule faillite peut toucher tous les acteurs d’un secteur. L’auteur donne par la suite d’autres exemples de ces effets en cascade.

– Quelques limites : Certaines idées venant de l’économie de la complexité ont été incorporées à la théorie dominante, comme ce fut le cas avec quelques concepts développés par l’économie comportementale. Par contre, la théorie orthodoxe est toujours freinée par de nombreuses limites qui l’empêchent d’incorporer plus d’idées provenant d’approches économiques différentes, notamment celles touchant la formation, l’évolution des institutions et des structures économiques, les inégalités entre les personnes et les régions, les événements inattendus et les effets différents de mesures macroéconomiques sur les personnes, les régions et les industries.

– Une perspective globale : L’auteur résume les différences entre l’économie de la complexité et la théorie orthodoxe (voir le tableau au haut de cette page). Il ajoute que cette approche n’adopte aucune idéologie et est réalisée avec des outils variés. S’il ne s’agit pas d’une panacée, cette approche se débarrasse au moins des carcans des hypothèses irréalistes de la théorie orthodoxe et accepte l’incertitude. Il conclut que :

«L’économie de la complexité considère que l’économie n’est pas mécaniste, statique, intemporelle et parfaite, mais qu’elle est organique, toujours en train de se créer, vivante et pleine de vitalité désordonnée.»

Et alors…

Si la première de ces deux études analyse bien les problèmes de la mesure du PIB et de la croissance dans les pays en développement, elle m’a laissé sur ma faim. Elle présente de façon claire la plupart des principales lacunes en la matière, mais pas celle qui est selon moi la plus importante, soit le fait que PIB et sa croissance ne sont pas de bonnes mesures du bien-être économique. Mais, bon, il ne faut pas trop en demander d’une seule étude.

Le deuxième texte m’a fortement intéressé, mais m’a aussi laissé sur ma faim. Je ne crois pas avoir entendu parler de l’économie de la complexité avant de lire ce texte, mais j’ai encore de la difficulté à bien comprendre ses caractéristiques. À première vue, il s’agit plus d’un regroupement d’approches que d’une approche comme telle. Chose certaine, je suis toujours content quand des économistes tentent de développer des méthodes pour s’éloigner des hypothèses ridicules sur lesquelles repose la théorie orthodoxe. L’importance accordée à l’incertitude est aussi pour moi fondamentale. Je n’ai toutefois rien vu sur l’importance qu’on doit accorder à l’environnement en économie (sans environnement, ressources durables et territoires habitables, il n’y a pas d’économie…). À suivre!

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2 commentaires leave one →
  1. Jack permalink
    8 août 2021 11 h 40 min

    Pour en savoir plus sur les approches hétérodoxes, ce site en présente plusieurs, dont l’économie de la complexité : https://www.exploring-economics.org/fr/orientation/

    Aimé par 1 personne

  2. 8 août 2021 12 h 02 min

    Wow! Merci, ce site est super intéressant! J’en retiens que, comme je le supputais, l’économie de la complexité est en bonne partie liée à d’autres approches. Cela dit, ce site permet de mieux comprendre ses spécificités.

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