Comment sauver les animaux?
Avec son livre Comment sauver les animaux ? – Une économie de la condition animale, Romain Espinosa, chercheur en économie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), se demande pourquoi il y a «un tel écart entre notre souci des animaux et la manière dont nous les exploitons?». Dans ce livre, il «mobilise les plus récents travaux menés en économie comportementale comme autant d’outils indispensables pour comprendre notre réticence à changer d’habitudes et en même temps le malaise qui nous saisit lorsque nous songeons à ce qui se passe derrière les murs des abattoirs».
Propos liminaires : La plupart des chercheur.euses, dont l’auteur, vivent un conflit intérieur entre leur désir d’améliorer le monde et celui de progresser professionnellement. Il a finalement résolu ce conflit en décidant d’orienter ses recherches en économie vers les animaux.
Introduction : «L’objectif premier de ce livre est d’étudier les actions que nous pouvons entreprendre pour venir en aide aux animaux». Il vise aussi à clarifier de nombreux concepts économiques ainsi que des concepts méthodologiques qui permettent de bien comprendre les limites des travaux scientifiques. Il précise que, s’il s’intéresse aux impacts environnementaux et sanitaires de l’exploitation des animaux, il propose ici un livre portant davantage sur leur bien-être.
Chapitre I. Contours d’une économie de la condition animale : La science économique a pour objectifs de mieux comprendre le comportement des êtres humains et les interactions de leurs institutions, et à conseiller les décideur.euses en fonction de cette compréhension. Dans ce contexte, l’auteur aborde différents concepts liés à l’amélioration du bien-être social (des humains et des animaux capables de ressentir des plaisirs et des souffrances), surtout l’utilitarisme de Jeremy Bentham et son évolution (notamment chez Peter Singer), puis les façons d’appliquer ces concepts.
Chapitre II. Pour quelles raisons devrait-on arrêter d’exploiter les animaux?
1. Les enjeux de la condition animale en France : Le niveau de protection des animaux en France et dans la plupart des pays développés dépend plus du rôle que nous leur assignons (animal domestique, d’élevage, d’expérimentation, nuisible, etc.) que de leur réalité biologique. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les dispositions contre la maltraitance animale visaient à «protéger la sensibilité humaine et non réellement celle des animaux». Malgré certains progrès par la suite, les peines infligées aux contrevenant.es demeurent minimes. L’auteur aborde aussi :
- la condition des animaux de nos jours, surtout en France, dont l’élevage et les abandons d’animaux domestiques, l’exploitation des animaux en laboratoire, le traitement des animaux d’élevage (poulets, porcs, bovins, etc.) et les conditions des animaux chassés;
- le niveau de protection variable selon les espèces et les critères (économiques et autres) qui l’influencent.
2. Les gains altruistes à améliorer la condition animale : L’auteur utilise les concepts économiques du surplus du consommateur et du surplus du producteur pour estimer le «gain d’utilité altruiste des humains à rendre les animaux heureux». Il fait notamment part d’études sur les montants que les gens seraient prêts à payer pour diverses mesures visant à améliorer les conditions de vie des animaux. Ces études concluent à un surplus une vingtaine de fois plus élevé que le coût des mesures proposées. Il note aussi que, si on tenait aussi compte de la hausse de l’utilité de ces mesures sur les animaux eux-mêmes, les avantages seraient encore plus élevés.
Chapitre III. Pourquoi continue-t-on d’exploiter les animaux dans de telles conditions …si la majorité de la population approuve les mesures pour améliorer leurs conditions de vie? Ce chapitre présente quelques hypothèses qui peuvent expliquer ce paradoxe.
1. Ignorance sincère : S’il est possible que des gens ignorent les conditions imposées aux animaux, il est essentiel de «comprendre comment nos actions contribuent aux souffrances animales» pour pouvoir changer nos comportements. Cette ignorance est en bonne partie due aux entreprises du secteur qui utilisent des manœuvres diverses pour camoufler le traitement des animaux.
2. La dissonance cognitive : La dissonance cognitive survient «dans des situations où nous désirons faire des choix contraires à ce que nous préconisent nos valeurs morales». Pour éviter ce malaise, nous pouvons soit changer nos choix pour qu’ils correspondent à nos valeurs, ou utiliser toutes sortes de stratégies, comme le déni ou les raisonnements autocomplaisants. C’est cette deuxième possibilité qu’adopte la majorité des personnes dans le cas présent.
3. Le bien-être animal comme un bien public : …car non rival et non exclusif (voir ce billet). Dans ce contexte, l’auteur aborde le concept du passager clandestin (il bénéficie des actes des autres, mais n’y contribue pas), qui continue à manger de la viande en considérant que sa contribution ne changerait rien, tout en espérant que d’autres cessent d’en manger pour satisfaire son désir d’améliorer le sort des animaux, alors que son comportement désincite en fait les autres à le faire.
4. Système 1 et système 2 : Se basant sur les travaux de Daniel Kahneman et Amos Tversky (voir ces deux billets), l’auteur examine l’hypothèse que des personnes disposant de l’information sur l’exploitation animale ne s’en servent pas (ou s’en servent mal) lorsqu’ils prennent des décisions d’achats de nourriture, notamment parce que manger de la viande est une solution par défaut, qu’on prend parce qu’elle est la norme et ne nécessite pas de réflexion (l’absence de réflexion est une caractéristique des décisions prises avec le système 1 et la réflexion est associée au système 2).
5. L’altruisme impur : warm-glow et licence morale : L’auteur explore une autre hypothèse, soit que le fait que nous prenions soin de certains animaux (surtout domestiques) satisfasse notre besoin d’agir en cohérence avec nos valeurs et justifie de ne pas se préoccuper de la condition des autres animaux. Le warm-glow et la licence morale sont deux versions différentes de ce comportement que l’auteur qualifie d’altruisme impur. Cette section est particulièrement intéressante.
6. Point de référence : réactance et aversion aux pertes : La réactance est une réaction à une menace à notre liberté qui peut porter des personnes à faire le contraire de ce qu’on leur conseille. Ce mécanisme est d’autant plus présent dans le domaine de l’alimentation que les prescriptions sont nombreuses (sel, gras, sucre, viande, etc.). L’aversion aux pertes «est un biais comportemental qui fait que les humains attachent plus d’importance à une perte qu’à un gain». Ainsi, la perte du plaisir de manger de la viande peut empêcher une personne d’agir selon ses valeurs, malgré le gain d’utilité que ce comportement lui apporterait. À l’inverse, les personnes qui ont abandonné la viande auraient de la difficulté à en reprendre notamment en raison de la perte de ce que cet abandon leur a apporté.
7. L’empathie émotionnelle isolée : Le niveau d’empathie varie d’une personne à l’autre et provient de deux types d’empathies, l’émotionnelle et la cognitive, qui sont reliées et interagissent. Or, la «dissimulation de la souffrance des animaux [dans les abattoirs] a rompu le lien entre les souffrances animales et l’empathie émotionnelle» qui ne peut plus faire agir l’empathie cognitive.
8. Influence sociale : apprentissage social et normes sociales : L’apprentissage social est le processus qui fait en sorte que l’impact de l’information privée (que nous obtenons personnellement) est influencé par l’information publique (qui provient d’autres sources). Ainsi, le fait que la très grande majorité de la population mange de la viande nous fait penser que les animaux doivent être bien traités. Les normes sociales sont elles liées à notre désir de conformité et à notre propension à agir «normalement». De même, la pression des pairs nous porte à faire comme la majorité.
Chapitre IV. Quelles solutions pour améliorer la condition animale?
1. Les solutions à l’initiative des organisations de défense des animaux : Dans cette section, l’auteur aborde différentes facettes du travail des organisations de défense des animaux :
- le discours de sensibilisation : ce discours n’est pas le même dans toutes les organisations, certaines visant l’abolition de l’exploitation des animaux, d’autres l’amélioration de leur sort; l’auteur présente ensuite des expériences évaluant l’impact de ces discours sur la consommation de viande;
- les lanceur.euse d’alerte : il s’agit de militant.es qui, par exemple, filment et diffusent des vidéos provenant des fermes d’élevage ou des abattoirs; l’auteur analyse ensuite la représentativité de ces vidéos (montrent-elles des cas d’exception, comme le prétendent les porte-parole de l’industrie?), leur efficacité et leur légitimité;
- le vote animaliste : devant le peu d’importance accordée à l’amélioration du bien-être animal par les partis traditionnels, des militant.es ont créé des partis entièrement consacrés à cette cause; l’auteur explique l’écart entre les désirs des populations et les décisions des élu.es, notamment «en matière de bien-être animal» et analyse l’impact potentiel de la présence de partis consacrés à la cause animale.
2. Les solutions à l’initiative de l’État : Dans cette section, l’auteur aborde ces solutions :
- la taxation : la taxation (comme les taxes pigouviennes) peut permettre de «réconcilier les intérêts privés avec ceux de la société», à la fois en internalisant le coût des externalités négatives et en désincitant la consommation d’un bien ou d’un service nuisible;
- les subventions aux associations de défense des animaux : l’auteur présente deux types de subventions que l’État peut fournir à des organismes de défense des animaux, soit de financer directement leur fonctionnement, soit d’accorder des crédits aux donateur.trices, puis analyse leur impact sur le comportement de la population;
- les nudges, ou coups de pouce cognitifs : les nudges «visent à orienter les comportements» de personnes sans restreindre leur liberté (voir ce billet); l’auteur présente différentes façons d’utiliser ces coups de pouce pour faire diminuer la consommation de viande;
- les enjeux de l’information : les nudges ne permettent pas de changements de comportement à long terme; comme ils agissent sur le système 1, il faut donc les compléter avec des mesures qui agissent sur le système 2 pour que l’effet soit durable, comme l’information le fait; cette information doit viser aussi bien la population en général que le personnel de la santé et les personnes qui prennent les décisions publiques, d’autant plus que l’information diffusée par les gouvernements est pour l’instant fortement influencée par le lobby des producteurs de viandes et de lait;
- la réglementation : bizarrement, l’auteur n’aborde pas ce type d’intervention; il mentionne plus loin qu’il ne l’a pas fait parce qu’il considére que ces mesures seraient moins bien acceptées.
3. Les solutions à l’initiative des entreprises : Les associations de défense des animaux cherchent aussi à influencer directement les acteur.trices de l’industrie pour faire changer leurs pratiques. Elles agissent notamment sur :
- les labels évaluatifs : ces labels peuvent par exemple contenir une cote associée aux conditions d’élevage (de minimales à supérieures) qui joue un rôle à la fois sur le système 1 (comme un nudge) et sur le système 2 (nouvelle information); l’auteur présente ensuite des études portant sur l’efficacité de ces labels pour faire changer les comportements d’achats de la population (effet positif, mais limité);
- simili-carné et viande de culture : les labels peuvent contribuer à améliorer les conditions de vie des animaux, mais ne font pas diminuer la consommation de viande et ses conséquences sur l’environnement, notamment sur les émissions de GES; une solution, mis à part le végétalisme, est de produire des substituts à la viande, comme les simili-carnés (dont bientôt du bacon?) et la viande de culture, solution qui élimine de nombreux biais et dilemmes mentionnés plus tôt, mais qui procure quand même une nourriture moins saine que l’alimentation végétalienne.
Conclusion : L’auteur revient sur les constats de ce livre, puis présente le principal défi qu’il faudra relever pour implanter les solutions proposées, soit l’influence des lobbys sur les politicien.nes, dont il donne quelques exemples troublants et surtout pertinents (comme les événements qui ont porté Nicolas Hulot à démissionner de son poste de ministre de l’Environnement). Malgré ce lobby, la consommation de viande diminue en France et les Français.es se préoccupent de plus en plus des conditions d’élevage. Il s’agit maintenant de profiter de ce mouvement pour qu’il s’étende et s’impose.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! J’avais quelques réticences avant de commencer à lire ce livre, craignant que l’application de concepts économiques à ce sujet soit semblable à celle de concepts comme le coût-bénéfice et le taux d’actualisation dans le domaine de l’environnement, comme le fait William Nordhaus. Il n’en est rien. Si les concepts économiques abondent, ils sont liés en grande partie à l’économie comportementale directement influencée par des travaux en psychologie sur les biais cognitifs, un sujet qui me passionne. Et l’auteur utilise ces concepts de façon pertinente et bien expliquée et documentée. Je tiens aussi à souligner la structure impeccable de ce livre et le style agréable et facile à lire de l’auteur. Mon seul bémol est sur l’absence de recommandations sur la réglementation. Finalement, autre bon point, les notes, aussi bien des références que des compléments d’information, sont en bas de pages. Seule la bibliographie est à la fin du livre.