Les réserves de liquidités des sociétés privées non financières et la COVID-19
J’ai mis à jour il y a moins de deux ans mon billet sur les réserves de liquidités des sociétés privées non financières, mais je me suis dit qu’il serait intéressant de savoir comment ces réserves ont évolué au cours de la pandémie de CODID-19. Leurs difficultés les ont-elles forcées à piger dans leurs réserves ou, au contraire, les aides gouvernementales jumelées à la petite baisse des investissements des entreprises (sauf en bâtiments résidentiels, et surtout en machines et matériel, voir les lignes 8 à 12 de ce tableau) les ont-elles portées à les faire augmenter?
Rappel
Il y a quelques années, on parlait fréquemment des réserves de liquidités des entreprises privées non financières, constatant qu’elles préféraient placer leurs liquidités plutôt que de les utiliser pour investir. Même le gouverneur de la Banque du Canada à l’époque, Mark Carney, avait en 2012 «pressé les entreprises assises sur une montagne d’argent de le distribuer à leurs actionnaires sous forme de dividendes ou de rachat d’actions si elles-mêmes ne savent pas quoi en faire autrement». M. Carney parlait de liquidités atteignant 526 milliards $, ce qui représentait 29 % du produit intérieur brut (PIB) de l’époque. Toujours en 2012, le ministre des Finances conservateur, Jim Flaherty, «déplorait que des centaines de milliards de dollars dorment dans les coffres d’entreprises canadiennes qui refusaient de les investir», après que son gouvernement ait diminué à plusieurs reprises l’impôt des sociétés sans rebond des investissements.
J’ai expliqué dans le billet dont je parlais plus haut pourquoi on a soudain arrêté de parler de ces réserves de liquidités. Pour éviter de référer constamment à ce billet, je vais reprendre en partie ces explications en les mettant à jour avec les données plus récentes qui couvrent notamment les 16 premiers mois de la pandémie.
Que s’est-il passé?
Entre 2015 et 2019, les données que j’avais présentées en 2015 semblaient avoir diminué de façon importante. J’en ai parlé avec un chercheur de l’IRIS qui était aussi perplexe que je l’étais. Puis, après quelques recherches, j’ai trouvé en 2019 un document datant de 2015 intitulé Résultats de la révision exhaustive du Système canadien des comptes macroéconomiques de 2015 qui expliquait la baisse de ces données.
Cette révision, effectuée pour se conformer aux «dernières recommandations internationales en matière de comptabilité macroéconomique» a touché un ensemble impressionnant de données (finances publiques, régimes de retraite, services financiers, patrimoine, etc.). Elle a eu entre autres un impact sur le niveau du produit intérieur brut (PIB) et de ses composantes, sur les revenus, la consommation, l’épargne, l’endettement et l’estimation du stock de devises et de dépôts (ce qu’on appelle les liquidités) des sociétés privées non financières. Mais alors que l’impact de ces changements était mineur sur les autres données, celui sur les devises (appelées «numéraire» dans ce document, même si le terme anglais est le même que dans les tableaux parlant de devises, soit «currency», grrr) et les dépôts étaient majeurs. Cette révision a transformé certains passifs bancaires («obligations sécurisées, billets de dépôt au porteur, et autres titres émis par des banques à charte utilisés afin d’obtenir du financement») en actifs négatifs («obligations et autres titres à court terme de la monnaie [autre traduction du terme «currency» et regrrr] et des dépôts»), faisant en sorte de faire diminuer le niveau des données sur les actifs et les passifs en devises et dépôts.
Statistique Canada annonce des révisions mineures chaque trimestre, ne touchant en général que les données du trimestre précédent. Toutefois, celle annoncée pour le troisième trimestre de 2019 dans ce communiqué était plus importante, modifiant les données «du premier trimestre de 1990 au deuxième trimestre de 2019». Les changements liés à cette révision sont décrits et expliqués dans un document intitulé Vue d’ensemble des révisions apportées aux comptes financiers et du patrimoine, 1990 à 2019. On y lit que «des montants additionnels de titres négociables contenus dans des numéraires et des passifs-dépôts bancaires ont été déterminés et reclassifiés». Nous verrons que l’impact de la révision de 2019 fut bien moins important que celui de la révision de 2015, mais quand même significatif. Depuis, il n’y a eu que des révisions mineures dues à la mise à jour des données du trimestre précédent.
Comparaisons des données
Le graphique qui suit compare trois séries de données. Les deux premières, «Avant 2015» (ligne bleue) et «2015» (ligne rouge), proviennent du document expliquant la révision de 2015. On peut les consulter en cliquant sur le lien «Description du graphique 19» en dessous du graphique 19 intitulé Révisions du numéraire et des dépôts des sociétés privées non financières, graphique qui ressemble un peu au mien. La troisième série de données, «2021» (ligne jaune) est tirée du tableau 36-10-0580-01 de Statistique Canada et comprend la révision de 2019 ainsi que les révisions mineures trimestrielles jusqu’au deuxième trimestre de 2021.
On peut voir que la plus grande différence entre ces séries s’observe entre les données d’avant et après la révision exhaustive de 2015 et que l’impact de la révision de 2019 fut nettement moins important, la ligne jaune n’étant qu’un peu plus basse que la ligne rouge. Notons que l’année 2021(T2) de la ligne jaune représente la donnée du deuxième trimestre de 2021, qui est en général juste un peu plus basse que la moyenne annuelle et donne donc une bonne idée de la moyenne pour l’ensemble de 2021, à moins de changements majeurs d’ici la fin de 2021. En fait, les données d’après la révision de 2015 sont en moyenne 30 % plus basses que celles d’avant 2015 (écart variant selon les années de 6 % en 1991 à 39 % en 1998), alors que les données de 2021 sont en moyenne 10 % plus basses que celles d’après la révision de 2015 (écart variant selon les années de 3 % en 2000 à 22 % en 1997). En plus, la baisse de 2009 (année de récession) des données d’avant la révision est totalement disparue dans les deux autres séries, probablement en raison du changement dans la comptabilisation des passifs. Ainsi, les 540 milliards $ de 2012 dont parlaient messieurs Carney et Flaherty sont devenus 376 milliards $ après la première révision et 337 milliards $ après la deuxième.
Cela dit, les trois séries montrent une tendance à une forte hausse des devises et dépôts, quoiqu’à un niveau moins élevé dans les données postérieures à la révision. Si le pourcentage de ces actifs sur le PIB de 2014 était de 33 % dans la série d’avant 2015, de 23 % dans la série de 2015 et de 20 % dans la série de 2021, il demeure que ce pourcentage est passé dans cette dernière série de 6,0 % en 1990 à 23,1 % en 2019, puis à 31,4 % au deuxième trimestre de 2021, pourcentage 5,2 fois plus élevé qu’en 1990.
Croissance des liquidités
La ligne jaune du graphique précédent semble montrer quatre phases de croissance différentes : une croissance faible de 1990 à 1998, plus forte jusqu’en 2017, plus faible en 2018 et en 2019, et très forte en 2020 et en 2021. Or, ce genre de graphique sur une longue période est souvent trompeur à cet égard. Pour vérifier la validité de cette impression, j’ai divisé ces données en six périodes (les trois premières de sept ans, la quatrième de six ans, la cinquième de deux ans et la dernière d’un an et demi) et ai comparé leur taux de croissance annuel moyen (TCAM).
Le portrait livré par le graphique ci-contre n’est pas vraiment celui que j’ai décrit dans le paragraphe précédent! En fait, s’il est vrai que la première période a connu une croissance assez faible, en fait, pas si faible avec un TCAM de 6,6 %, et que la deuxième période a de fait connu une croissance bien plus élevée avec un TCAM de 17,2 %, les deux périodes suivantes ont eu un TCAM identique, taux assez semblable à celui de la première période (7,4 %). Les TCAM des deux dernières périodes correspondent bien à ce qu’elles avaient l’air avec le niveau le plus faible de la période de 2017 à 2019 (2,0 %) et le plus élevé entre le quatrième trimestre de 2019 et le deuxième de 2021 (23,9 %). Cela montre qu’il faut se méfier des graphiques qui présentent des données sur de longues périodes, mais surtout que les sociétés privées non financières ont pu faire augmenter considérablement leurs liquidités au cours de la pandémie.
Les sociétés privées non financières semblent en effet avoir profité des aides fournies par le gouvernement, comme de la Subvention salariale d’urgence du Canada (SSUC), soit 92,1 milliards $ au 5 septembre 2021, et des nombreuses autres aides aux entreprises (loyers, prêts, etc.) pour augmenter leurs liquidités. Il est étrange que ce fait ne soit jamais souligné, alors que tous les organismes patronaux (et de nombreux chroniqueur.euses et politicien.nes) dénoncent les aides aux travailleurs, notamment la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), l’accusant d’être responsable de la «pénurie» de main-d’œuvre, alors qu’elle représente au pire un facteur bien mineur de la hausse du taux de postes vacants.
On notera finalement que ces TCAM, sauf en 2018 et en 2019, sont tous très élevés, nettement plus que celui du PIB. En effet, le TCAM du PIB nominal (en dollars courants) a été de 4,3 % entre 1990 et le deuxième trimestre de 2021, selon les tableaux 36-10-0222-01 et 36-10-0104-01 de Statistique Canada, nettement moins de la moitié de celui de 10,0 % pour le total des devises et dépôts au cours de la même période.
Types de liquidités
Statistique Canada fournit aussi des données sur le type de liquidités, en distinguant les devises et dépôts canadiens des étrangers. Le graphique qui suit illustre l’évolution de ces deux types de devises et dépôts.
Encore une fois, il faut se méfier des graphiques qui couvrent une longue période. En effet, même s’il peut sembler que la part des devises et dépôts canadiens ait gagné en importance avec le temps, surtout en 2020 et en 2021, elle est en fait demeurée assez stable, sinon en faible baisse, se situant en moyenne à 79,9 % dans les années 1990, à 83,4 % dans les années 2000, à 78,7 % dans les années 2010 et à 77,6 % en 2020 et en 2021, pour une moyenne globale de 79,9 % pour l’ensemble de la période.
Et alors…
Même si on ne parle plus guère des entreprises qui dorment sur une montagne de liquidités, de leur frilosité ou de leur propension à surépargner, les sociétés privées non financières ont en fait des liquidités encore plus impressionnantes qu’il y a neuf ans, quand Mark Carney et Jim Flaherty les pressaient d’utiliser leur montagne d’argent dormant dans leurs coffres. En effet, si les données sur les devises et les dépôts de ces sociétés donnent l’impression d’être moins élevées qu’auparavant, c’est en raison des changements des normes de comptabilité macroéconomique. En fait, ces liquidités continuent de croître à un niveau bien plus élevé que le PIB. Entre le discours de M. Carney de 2012 et 2021, le PIB canadien en dollars courants a augmenté de 35 %, alors que le total des devises et dépôts des sociétés privées non financières augmentait de 130 %! On voit donc que la montagne a continué à grossir, même si on n’en entend plus parler.
Cette montagne atteignait 773 milliards $ au deuxième trimestre de 2021, en hausse de 48 % ou de 250 milliards $ depuis le deuxième trimestre de 2019, le dernier deuxième trimestre avant le début de la pandémie. On peut encore et même plus se demander pourquoi ces sociétés n’utilisent pas leur montagne de fric de façon plus constructive que de la laisser dormir dans leurs coffres et pourquoi les gouvernements leur accordent toujours plus de subventions et de baisses d’impôts et de taxes sans qu’elles investissent davantage. Notons que les subventions et les aides qui leur ont été accordées durant la pandémie étaient nécessaires et le sont encore pour certaines d’entre elles, mais je répète qu’il est étrange que personne n’ait cru bon de vérifier s’il n’y a pas eu d’abus de ce côté, alors que les programmes à l’intention des travailleur.euses ont été scrutés à la loupe et remis en question par des accusations sans fondement.
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