Comment corriger les inégalités économiques?
L’étude de Anjali Bhatt, Melina Kolb et Oliver Ward que je vais présenter dans ce billet est intitulée How to Fix Economic Inequality? – An Overview of Policies for the United States and Other High-Income Economies (Comment corriger les inégalités économiques? – Un aperçu des politiques pour les États-Unis et pour d’autres économies à revenu élevé) et a été publiée en novembre 2020 par le Peterson Institute for International Economics (PIIE).
Introduction : Dans le contexte d’un accroissement des inégalités qui ont exacerbé l’impact de la pandémie de COVID-19, les gouvernements ont la possibilité d’atténuer les injustices causées par ces inégalités. Cette étude vise à présenter les principales tendances sur les inégalités et les politiques les plus susceptibles de les inverser.
1. Les inégalités augmentent au sein des pays : Comme illustré dans le graphique ci-contre, le coefficient de Gini, donc les inégalités de revenus, de la grande majorité des pays riches a augmenté fortement entre 1985 et 2013, même dans les pays les plus égalitaires (la plus forte hausse ayant frappé la Suède qui était en 1985 le pays le plus égalitaire), l’exception étant étrangement la Grèce. Sans surprise, les États-Unis étaient en 2013 le pays le plus inégalitaire des 18 pays illustrés et au deuxième rang en 1985 (après la Grèce). De même, le revenu disponible réel (après inflation, impôts et transferts) a bien plus augmenté chez les plus riches que chez les plus pauvres, celui des 10 % les plus riches ayant par exemple augmenté de plus de 60 % entre 1985 et 2016 et celui des 10 % les plus pauvres de 20 % (voir le graphique au haut de cette page).
À l’inverse, les «inégalités entre les personnes les plus pauvres et les plus riches du monde ont sensiblement diminué au cours des dernières décennies», faisant baisser de 75 % (de plus de 40 % à environ 10 % de la population mondiale) l’extrême pauvreté entre 1980 et 2019, soit les personnes vivant avec moins de 1,25 $ par jour (pour une critique du concept de pauvreté extrême et de sa mesure, voir ce billet). En plus :
- les inégalités de richesse sont bien plus élevées que les inégalités de revenus, comme on peut le voir sur le graphique de cette page;
- la mobilité intergénérationnelle est en baisse;
- la part des richesses accaparée par le 1 % le plus riche augmente;
- les inégalités de revenus entre les hommes et les femmes diminuent, mais demeurent importantes (graphique);
- les inégalités de revenus entre les Blanc.hes et les Noir.es des États-Unis sont stables, mais celles de richesses, déjà élevées au départ, se sont creusées.
2. Les facteurs qui expliquent les inégalités : Les auteur.es montrent comment l’automatisation et la mondialisation ont avantagé les travailleur.euses aux compétences élevées et ont ainsi contribué à faire augmenter les inégalités, puis abordent le rôle dans cette hausse des baisses d’impôts des riches (et des sociétés), de l’accès inégal à la formation postsecondaire et aux services de santé, et de la baisse graduelle du salaire minimum réel (après inflation), du taux de syndicalisation et de la mobilité spatiale de la population. Il et elles soulignent que la COVID-19 et les changements climatiques touchent davantage les plus pauvres. J’ajouterais toutefois quelques facteurs à ceux mentionnés, dont l’insuffisance des transferts, l’utilisation des paradis fiscaux, la rémunération des PDG, des médecins et d’autres professionnel.les, et la réglementation (ou parfois déréglementation) de nombreux secteurs, comme les secteurs financier et pharmaceutique (voir entre autres ce billet).
3. Pourquoi se préoccuper des inégalités? : Les vues divergent sur ce qui peut justifier les inégalités. D’un côté, des gens les jugent contraires à tout principe d’équité et de justice, et de l’autre, d’autres personnes les jugent nécessaires si elles n’empêchent pas de lutter contre la pauvreté et si elles récompensent les talents supérieurs. Les auteur.es les considèrent comme dommageables parce que :
- les inégalités sont généralement discriminatoires, notamment selon l’ethnie, le genre et le lieu de naissance;
- elles nuisent à la croissance économique;
- elles mènent trop de gens à l’exclusion de la société;
- elles ne sont pas démocratiques;
- trop de politicien.nes populistes utilisent les inégalités pour rejeter l’immigration et discriminer les minorités.
4. Les croyances et les perceptions aux États-Unis sur les inégalités : Si la majorité de la population des États-Unis considère que les inégalités sont un problème dans leur pays, elle surestime grandement la mobilité sociale. Les gens qui la surestiment le plus s’opposent majoritairement à des mesures de redistribution pour combattre les inégalités et pour aider les ménages à faibles revenus. Ces perceptions erronées nuisent donc à la lutte contre les inégalités et contre la pauvreté.
5. La crise de la COVID-19 : Les pertes d’emplois dues à la COVID-19 touchent bien davantage les travailleur.euses à bas salaires que les travailleur.euses à hauts salaires, En plus, les ménages les plus pauvres ont des taux d’infection, d’hospitalisation et de décès plus élevés que les ménages plus riches. Il en est de même des minorités comme les Noir.es et les personnes ayant une faible scolarité, dont les travailleur.euses occupent plus souvent des emplois à risque, notamment dans les secteurs de la restauration, de la santé et des transports. En plus :
- les femmes subissent plus fortement que les hommes la baisse du nombre de places dans les services de garde;
- le filet social est bien moins efficace aux États-Unis que dans les autres pays riches;
- les ménages à faibles revenus peuvent plus difficilement faire du télétravail et leurs enfants suivre leur formation à distance;
- les aides aux entreprises aide davantage leurs actionnaires que leurs travailleur.euses.
6. Dans quelle mesure les gouvernements ont-ils ralenti la progression des inégalités? : Les États-Unis sont parmi les pays développés dont les impôts et les transferts réduisent le moins les inégalités (voir le graphique sur cette page pour 27 pays à hauts revenus de l’Organisation de coopération et de développement économiques, OCDE). Cela dit, l’impact des transferts sur le taux de pauvreté aux États-Unis a grandement augmenté entre 1967 et 2015 (de 2 à 12 points de pourcentage, graphiques).
7. Recommandations : Les mesures recommandées par les auteur.es ont été conçues pour les États-Unis, mais peuvent en général s’appliquer à d’autres pays. «Il s’agit de solutions couramment citées par les expert.es en matière d’inégalités, présentées selon le type de politiques (fiscalité, éducation, travail, réglementation des entreprises et filet de sécurité sociale)».
– Mesures fiscales :
- améliorer le crédit d’impôt pour les enfants et le crédit d’impôt pour le revenu de travail (Earned Income Tax Credit, EITC, voir ce billet pour en savoir plus);
- diminuer les taxes sur la masse salariale et augmenter les impôts sur les gains en capital;
- créer une taxe de vente fédérale sur la valeur ajoutée, en exemptant les produits de base les plus consommés par les ménages à faibles revenus (alimentation, logement, etc.);
- cesser la concurrence fiscale entre les gouvernements locaux pour attirer des entreprises;
- créer un impôt sur la richesse et diminuer l’exemption de l’impôt sur les héritages;
- améliorer les crédits d’impôt sur la recherche et le développement.
– Éducation :
- créer un programme universel de service de garde et d’éducation préscolaire;
- améliorer l’accès à la formation postsecondaire de qualité (y compris à la formation professionnelle et technique);
- offrir davantage de formation en milieu de travail.
– Travail :
- augmenter le salaire minimum et les salaires des travailleur.euses essentiels (services de garde, santé, soins aux personnes âgées, restauration, etc.);
- considérer comme salarié.es les travailleur.euses autonomes dépendants (dont les travailleur.euses de plateformes);
- mettre en œuvre plus de programmes de création d’emplois;
- améliorer le rapport de force des travailleur.euses, notamment en facilitant la syndicalisation;
- créer un programme d’emplois publics garantis;
- améliorer les programmes d’aide aux travailleur.euses victimes de la mondialisation.
– Réglementation des entreprises :
- améliorer la réglementation contre les monopoles et adopter plus de mesures favorisant la concurrence;
- éliminer les clauses de non-concurrence imposées aux travailleur.euses;
- faciliter les poursuites des travailleur.euses contre les employeurs.
– Filet de sécurité :
- améliorer l’accessibilité aux services de santé et aux programmes de lutte à la pauvreté;
- mettre à jour les programmes d’aide comme l’assurance-chômage;
- implanter un programme de revenu minimum garanti (ou d’impôt négatif).
Conclusion : Cette étude montre que les gouvernements ont en main tous les outils pour faire diminuer les inégalités. Mais, pour les utiliser, les politicien.nes doivent :
- reconnaître que les inégalités sont un problème important et qu’il est urgent de s’y attaquer;
- prendre des mesures qui s’y attaquent directement, en tenant compte des effets sur les inégalités des changements technologiques, de la mondialisation, de la santé publique et de bien d’autres facteurs qui gagnent en importance;
- adopter des mesures fiscales et des programmes de dépenses publiques plus progressifs;
- baser la conception de programmes sur des données fiables et ne pas craindre de sortir des sentiers battus.
Et les auteur.es concluent :
«Les États-Unis sont confrontés à une série de crises : pandémie persistante, chômage généralisé et faillites d’entreprises, changement climatique, polarisation raciale et politique, et inégalités économiques. Alors que le monde tente de se remettre des dégâts infligés par la COVID-19, les décideur.euses politiques peuvent profiter de ce moment pour reconstruire des économies moins inégales et plus justes qui fonctionnent pour le plus grand nombre, et pas seulement pour quelques-uns.»
Et alors…
Cette étude ne bouleverse rien, mais présente de façon succincte les manifestations les plus brutales des inégalités et propose une série de mesures étonnamment complète, même si on peut trouver en chipotant un peu (ce que je fais de temps en temps…) qu’il aurait dû y avoir quelques mesures visant davantage les inégalités causées par le réchauffement climatique, la dégradation de l’environnement et la perte de diversité. Cela dit, ce serait un pas en avant très appréciable si seulement la moitié des mesures proposées étaient mises en œuvre. Les solutions sont là, seule manque la volonté de les appliquer.
Vous avez raison, l’étude ne bouleverse rien. C’est une bonne synthèse, malgré tout. L’énumération des politiques publiques pour atténuer les inégalités économiques est intéressante, mais pas originale.
Et vous avez encore raison quand vous parlez des inégalités intra- et inter-générationnelles attribuables au climat. De ce point de vue, en 2021, c’est un gros manque, à mon avis.
Encore toutes mes félicitations pour votre excellent travail de dissémination et de vulgarisation.
François D.
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@ fdelorme
Merci pour les bons mots! J’aurais pu ajouter que les auteur.es parlent de ce document comme d’un guide plutôt que comme d’une étude. J’ai hésité entre l’utilisation de ces termes, mais j’ai finalement choisi celui que je trouve le plus générique. Par contre, le terme guide correspond davantage à un travail de compilation comme celui-ci qu’à une étude qui explore de nouvelles avenues.
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