Le vol des salaires chez les travailleur.euses étranger.ères aux États-Unis
J’ai publié en 2015 un billet sur le vol des salaires, comme cette fois à partir d’une étude de l’Economic Policy Institute (EPI). Cette nouvelle étude, intitulée New evidence of widespread wage theft in the H-1B visa program (Nouvelles preuves de la fréquence élevée des vols de salaires dans le programme de visa H-1B), a été rédigée par Ron Hira et Daniel Costa, et a été publiée le 9 décembre 2021. Si mon billet de 2015 portait sur les travailleur.euses à bas salaires des États-Unis, celui-ci analyse ces vols chez les travailleur.euses étranger.ères temporaires qualifié.es dans ce même pays.
Introduction
Depuis 2007, «des reportages, des recherches, des enquêtes et des auditions du Congrès détaillent les abus du programme de visa H-1B par certaines des plus grandes entreprises de technologie de l’information», recherches effectuées notamment par l’EPI (voir par exemple ce texte datant justement de 2007). Ces abus comprennent entre autres le fait de sous-payer les travailleur.euses, de licencier des travailleur.euses régulier.ères et de les remplacer par des travailleur.euses étranger.ères temporaires sous-payé.es, de tricher pour obtenir des visas supplémentaires et de contourner les critères de ce programme en utilisant des entreprises sous-traitantes.
Précisions que le programme des visas H-1B vise l’embauche de travailleur.euses étranger.ères temporaires détenant un diplôme postsecondaire dans des domaines connaissant une pénurie de main-d’œuvre, leur donnant la possibilité d’obtenir la résidence permanente et la citoyenneté aux États-Unis.
Protéger les travailleur.euses étranger.ères temporaires et régulier.ères
On compte aux États-Unis environ 600 000 travailleur.euses étranger.ères temporaires dans le cadre du programme H-1B, dont les critères sont censés les protéger ainsi que les travailleur.euses régulier.ères contre les abus. Par exemple, leur salaire doit être le plus élevé de celui payé le plus souvent (et non pas la moyenne ou le salaire le plus élevé) dans leur région ou par l’employeur pour des emplois aux tâches similaires, notamment pour éviter que des employeurs se servent de ce programme pour faire baisser les salaires des travailleur.euses régulier.ères ou pour les remplacer par des travailleur.euses moins bien payé.es. Toutefois, les employeurs sont autorisés à utiliser des enquêtes «indépendantes» pour déterminer le salaire payé dans leur région, enquêtes qui arrivent souvent à des taux salariaux moins élevés que ceux du ministère du Travail (Department of Labor ou DOL).
Les lacunes de ces critères et leur utilisation par des entreprises sont bien connues et de nombreuses interventions bipartisanes ont tenté de les corriger, mais l’application d’une solution a été reportée à novembre 2022 par le DOL. Ce même DOL estime que le report de cette correction pendant 18 mois entraînera une baisse des salaires reçus par ces travailleur.euses d’entre 28 et 32 milliards $ sur 10 ans (car l’entrée en vigueur de la correction ne serait pas appliquée aux travailleur.euses déjà en poste). En plus, le DOL révisera la correction une nouvelle fois d’ici là…
Le cas de HCL Technologies
Des poursuites ont été intentées pour dénoncer le fait que des entreprises versent en fait à leurs travailleur.euses étranger.ères des salaires bien moins élevé.es qu’à leurs travailleur.euses régulier.ères. Les auteurs donnent l’exemple d’une entreprise de sous-traitance (HCL Technologies) qui a été dénoncée par des lanceur.euses d’alerte et ensuite poursuivie. Cette entreprise multinationale indienne fournit à ses clients des travailleur.euses étranger.ères qui reçoivent en moyenne environ les deux tiers du salaire versé par ces clients à leurs travailleurs régulier.ères, cet écart variant entre 12 et 46 % selon les postes. Les auteurs estiment que cette seule entreprise épargne (ou fait épargner à ses clients) annuellement 95 millions $ en salaires volés aux travailleur.euses étranger.ères en raison du manque de rigueur dans l’application des critères du programme. Notons que, parmi les clients de cette entreprise, on trouve des noms comme Merck, Google, Boeing, Keurig Dr Pepper, FedEx, Intel, Deutsche Bank, Cisco, Disney, University of California (!) et Microsoft.
HCL a aussi déjà été poursuivie pour avoir mis à pied des travailleur.euses régulier.ères après qu’ils aient formé des travailleur.euses étranger.ères pour les remplacer, notamment chez Disney et l’University of California. HCL n’est pas une binerie, ayant des revenus annuels de 11 milliards $. Elle a obtenu l’an dernier plus de 4000 autorisations d’embauches de travailleur.euses étranger.ères dans le cadre du programme des visas H-1B et 31 000 depuis 2009.
Le laxisme dans l’application de la loi
Le laxisme dans l’application de la loi par le DOL permet à des entreprises de sous-traitance comme HCL de sous-payer les travailleur.euses étranger.ères en toute impunité et d’axer leur modèle d’affaires autour de cette pratique. Pourtant les critères et les objectifs du programme sont clairs : l’embauche de travailleur.euses étranger.ères ne doit pas remplacer des travailleur.euses régulier.ères ni faire baisser leurs salaires. Le fait d’utiliser les employé.es d’un sous-traitant ne devrait rien y changer. Pourtant le DOL n’a jamais sévi contre des entreprises qui font appel à des sous-traitants pour contourner ces critères, même lorsque informé de ces manœuvres qui vont à l’encontre de l’esprit et parfois même de la lettre de ces critères. Pire, des documents internes de HCL montrent clairement que sa politique est axée sur ce genre de manœuvres. En plus, le Department of Homeland Security DHS) et le Department of Justice (DOJ) n’ont jamais agi non plus contre ces entreprises, même face à des dénonciations.
Une pratique répandue
L’utilisation des entreprises de sous-traitance pour contourner les critères du programme a pourtant été soulevée la première fois par deux sénateurs, un républicain et un démocrate, il y a plus de 14 ans, en mai 2007. Cela n’a eu aucun impact. Comme le seul avantage à la sous-traitance est de moins bien payer ses employé.es, il est clair que cette pratique est répandue auprès de toutes les entreprises de sous-traitance. D’ailleurs, les huit entreprises qui embauchaient le plus de travailleur.euses étranger.ères dans le cadre du programme de visa H-1B en 2015 étaient des sous-traitants. Elles leur versaient des salaires allant de 69 000 $ à 82 000 $, alors que Microsoft et Google, qui se classaient aux 9e et 10e rang, payaient ces travailleur.euses respectivement 121 000 $ et 130 000 $, salaires plus élevés de 45 % à 90 %!
Le DOL devrait pourtant réagir
Le DOL a toujours considéré que cette situation est légale, car les critères du programme n’exigent pas qu’un sous-traitant paye les mêmes salaires que ses clients, même si c’est chez ces clients que ses travailleur.euses étranger.ères travaillent. Et comme les sous-traitants comme HCL sous-payent également tou.tes leurs employé.es, le DOL considère que les sous-traitants respectent les critères, même si cette interprétation va directement à l’encontre des objectifs du programme. Il en est de même quand le client remplace ses employé.es par des travailleur.euses étranger.ères embauché.es officiellement par un sous-traitant, le DOL considère qu’il n’a pas remplacé ses employé.es par des travailleur.euses étranger.ères dont le client est responsable.
Les auteurs montrent ensuite que le DOL a tous les pouvoirs pour enquêter sur ce type de situation et pour agir (cette section est très technique et difficile à résumer sans citer un bon nombre de dispositions législatives et réglementaires). Ils soulignent aussi qu’il est difficile pour un.e travailleur.euse étranger.ère de porter plainte contre son propre employeur qui a le pouvoir de résilier son permis de travail aux États-Unis, alors que cette personne vise à moyen terme d’obtenir la résidence permanente puis la citoyenneté aux États-Unis.
Conclusion et recommandations
Les documents présentés par les auteurs montrent que HCL viole la loi en sous-payant les travailleur.euses étranger.ères qu’elle fait venir aux États-Unis dans le cadre du programme de visa H-1B et qu’elle ment en soumettant ses demandes de visas au DOL. Non seulement HCL sous-paye ces personnes pour un total de 95 millions $ par année, mais elle fait diminuer les salaires payés aux travailleur.euses régulier.ères en créant une concurrence déloyale et en remplaçant directement ces travailleur.euses par des travailleur.euses étranger.ères sous-payé.es. Et cela n’inclut pas la délocalisation des emplois que HCL utilise dans certains cas, en confiant à ses employé.es en Inde une partie des tâches qui seraient normalement réalisées aux États-Unis. Comme d’autres entreprises agissent comme HCL, les pertes de salaires aux États-Unis peuvent facilement atteindre des milliards $ depuis 2007, car 17 des 30 entreprises qui font venir le plus de travailleur.euses étranger.ères par le programme de visa H-1B sont des sous-traitants, dont les huit qui en font venir le plus grand nombre. Les auteurs présentent ensuite leurs recommandations pour mettre fin à ces abus (autre section technique difficile à résumer).
L’étude contient aussi une annexe qui présente les sources et les calculs qui ont permis aux auteurs de quantifier l’ampleur de ces vols de salaire
Et alors…
Il est toujours fascinant et révoltant de prendre connaissance des manœuvres qu’utilisent certaines entreprises pour voler leurs travailleur.euses et pour s’en tirer à aussi bon compte. Les victimes sont en plus comme d’habitude parmi les plus vulnérables, soit dans le billet de 2015 des travailleur.euses à bas salaires et ici des travailleur.euses étranger.ères temporaires. Il est difficile de savoir si ce type de manœuvres est aussi possible au Québec et au Canada, mais, quand on voit comment certains de nos employeurs traitent leurs travailleur.euses étranger.ères temporaires, il n’y a aucun doute qu’un certain nombre en ferait autant si cela leur était possible.
L’EPI a publié une autre étude sur le vol de salaires aujourd’hui. On y apprend que les travailleur.es ont récupéré environ 3,2 milliards $ de vols de salaires entre 2017 et 2020, soit en quatre ans. Cela représenterait entre 5 % et 10 % des montants volés.
https://www.epi.org/publication/wage-theft-2021/
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