La mise en récit de l’inflation
J’ai publié deux billets sur la mise en récit de l’économie au cours des dernières années, le premier en 2017 sur un texte de Robert Shiller et le deuxième en 2020 sur son livre, Narrative Economics – How Stories Go Viral and Drive Major Economic Events (Économie narrative – Comment les histoires deviennent virales et sont la cause d’événements économiques majeurs). Par ailleurs, on entend toutes sortes d’histoires depuis les débuts de la hausse de l’inflation il y a quelques mois. C’est en lisant un résumé que j’ai pris connaissance de l’étude de Peter Andre, Ingar Haaland, Chris Roth et Johannes Wohlfart intitulée Inflation Narratives (La mise en récit de l’inflation) et publiée en décembre 2021 par le Collaborative Research Center (CRC) TR 224 – EpoS, qui regroupe des chercheur.euses des universités de Bonn et de Mannheim.
Introduction
Les inquiétudes sur l’éventuelle persistance de la hausse de l’inflation ont augmenté de façon importante récemment. Les études montrent que les anticipations des ménages et des entreprises sur la durée d’une période d’inflation sont un des facteurs les plus importants sur son maintien à un niveau élevé. Ce n’est donc pas uniquement les anticipations des expert.es qui importent à ce sujet, mais en fait bien plus celles des ménages et des entreprises.
Cette étude se base sur des enquêtes tenues en novembre 2021 (du 18 au 21) auprès d’un échantillon de ménages représentatif de la population américaine (1029, avec des caractéristiques semblables à la moyenne), de dirigeant.es d’entreprise (163) et d’économistes universitaires des États-Unis (104, qui ont publié entre 2015 et 2019 au moins un texte dans une des 20 revues économiques les mieux classées). Les réponses à ces enquêtes ont permis aux auteurs de mesurer l’importance relative des récits d’inflation à l’aide de questions ouvertes portant sur les raisons pour lesquelles l’inflation a récemment atteint 6,2 % et sur les anticipations d’inflation des répondant.es. Ces réponses ont aussi permis d’étudier les opinions concernant la persistance de la hausse de l’inflation.
La mise en récit
– Les nuages de mots : Les auteurs ont créé des nuages à partir des 30 mots les plus fréquemment utilisés par les ménages, les dirigeant.es et les économistes (ou expert.es) dans les réponses ouvertes (voir ces nuages, dont celui des économistes sert d’image d’accompagnement à ce billet), la taille des mots étant proportionnelle à leur fréquence. Chez les économistes, l’offre et la demande dominent nettement, avec ensuite la pandémie et les chaînes d’approvisionnement. Dans les deux autres groupes, la concentration est moins forte et moins évidente à interpréter, avec des mots comme «think» (ou «pense», ce qui semble montrer de l’incertitude), «due» (causé par) et «people» (les gens). Sans contexte, il est donc impossible de connaître l’opinion des membres de ces deux groupes à l’aide de ces nuages.
– Fréquence des mises en récit : Le graphique ci-contre montre la fréquence des causes de la hausse de l’inflation mentionnées par les membres des trois groupes. Les points représentent les pourcentages des répondant.es ayant mentionné chacune des causes sur le graphique et les traits montrent l’intervalle de confiance à 95 %, celui-ci étant bien plus grand pour les économistes qui sont les moins nombreux et bien plus petits pour les ménages qui sont de loin les plus nombreux.
Il saute aux yeux que les quatre réponses les plus fréquentes ont été données par les économistes :
- les problèmes avec les chaînes d’approvisionnement : cette cause a été mentionnée par 55 % des économistes (pas plus?); si les ménages et les dirigeant.es l’ont moins souvent citée, cette réponse arrive tout de même au deuxième rang pour les deux groupes, avec respectivement 25 % et 22 % des répondant.es;
- les dépenses gouvernementales : 46 % des économistes ont mentionné cette cause (sûrement des économistes plus à droite, ce que semble confirmer ce graphique, même s’il est fait à partir des réponses des ménages), mais moins de 20 % des ménages et des dirigeant.es;
- la politique monétaire : 37 % des économistes ont mentionné cette cause (même si cette politique a peu de prise sur les problèmes avec les chaînes d’approvisionnement, le manque de main-d’œuvre, le prix de l’énergie ou la demande refoulée), mais moins de 10 % des ménages et des dirigeant.es;
- les autres aspects liés à l’offre : 30 % des économistes ont mentionné cette cause, mais moins de 20 % des ménages et des dirigeant.es.
Notons aussi que les économistes ont mentionné bien plus souvent la demande refoulée (pent-up demand, c’est-à-dire la demande qui a été retardée en raison des confinements), soit 22 % par rapport à 3 % des ménages et à moins de 1 % des dirigeant.es, et le déplacement de la demande (demand shift, c’est-à-dire moins de dépenses en services et plus de biens durables, surtout), soit 14 % par rapport à presque personne dans les deux autres groupes, et bien moins souvent la COVID-19 (ou corona), la politique et la recherche de profits (aussi bien pour compenser des pertes antérieures que pour profiter de la situation). Par contre, les trois groupes s’entendent sur l’importance relative de la pénurie de main-d’œuvre (entre 22 % et 26 %) et du prix de l’énergie (entre 10 % et 15 %, taux qui me semblent bien peu élevés), et l’absence d’importance de quelques facteurs (dette gouvernementale, fiscalité et prix de produits spécifiques autres que l’énergie). Finalement, quelques économistes (entre 5 et 10 %) ont mentionné l’absence d’inflation ou même la déflation l’année précédente (base effect), mais encore moins ou pas du tout des membres des deux autres groupes, ce qui est étonnant.
De façon plus globale, 90 % des économistes ont mentionné au moins une cause liée à l’offre et 83 % au moins une cause liée à la demande, deux types de causes correspondant à des théories économiques, alors que ce fut le cas de respectivement 56 % et 31 % chez les ménages et 37 % et 46 % chez les dirigeant.es. En moyenne, les économistes ont mentionné 2,8 causes, mais les membres des deux autres groupes seulement 1,7. Les auteurs soulignent aussi que les causes mentionnées par les ménages sont fortement corrélées avec leur affiliation politique (voir ce graphique) et que les ménages qui suivent de plus près les nouvelles mentionnent beaucoup plus de causes liées à l’offre et à la demande que les autres ménages (voir ce graphique).
Les anticipations d’inflation
Comme mentionné en introduction, les anticipations d’inflation à moyen terme sont un des facteurs qui influencent le plus la durée d’une période d’inflation. Le graphique ci-contre présente les prévisions moyennes des membres des trois groupes sur le niveau de l’inflation au cours des 12 prochains mois et dans cinq ans. Dans les deux cas, les économistes prévoient le niveau le plus bas de l’inflation, mais les différences pour les 12 premiers mois sont moins importantes (3,7 % pour les économistes, 4,1 % pour les dirigeant.es d’entreprise et 4,7 % pour les ménages) que pour dans cinq ans (2,6 % pour les économistes, 3,4 % pour les dirigeant.es et 3,9 % pour les ménages).
Les auteurs présentent ensuite les corrélations entre les anticipations et les causes mentionnées par les ménages. Comme ce serait long de présenter cette partie, je suggère de consulter le graphique illustrant ces corrélations, ou, pour les personnes vraiment intéressées qui comprennent l’anglais, de lire le texte explicatif. Disons seulement que les auteurs concluent que les mises en récit de l’inflation semblent jouer un rôle important dans les anticipations macroéconomiques.
L’importance quantitative des facteurs expliquant l’inflation
Les auteurs ont donné aux répondant.es 100 points à répartir entre huit facteurs (ou causes) en fonction de l’importance relative qu’ils et elles accordent à chacun de ces facteurs. Le résultat est illustré dans le graphique ci-contre. Ce qui saute le plus aux yeux est que les économistes ont beaucoup plus discriminé leurs résultats que les deux autres groupes, occupant les deux premiers rangs et les deux derniers. Au bout du compte, les facteurs auxquels les économistes ont accordé le plus de points sont aussi ceux qu’iels avaient mentionnés le plus souvent. Par contre, ce graphique ne peut pas rendre les différences importantes dans le pointage accordé par chacun des membres des trois groupes. Pour illustrer ces différences, les auteurs ont produit un autre graphique qu’on peut consulter sur cette page. Je mentionnerai seulement qu’au moins un dirigeant.e d’entreprise a donné tous ses points (100) à chacun des sept facteurs illustrés sur ce graphique, qu’au moins un ménage l’a fait pour six des sept facteurs, alors qu’au moins un économiste l’a fait pour un seul facteur (dépenses gouvernementales). Cela est un autre exemple du fait que les ménages et les dirigeant.es ont plus tendance que les économistes à expliquer la hausse de l’inflation par un seul facteur.
Les auteurs soulignent que si le choix des huit facteurs correspond assez bien à ceux que les économistes ont mentionnés le plus souvent dans l’exercice précédent, ce n’est pas le cas pour les deux autres groupes. Ils invitent donc les lecteur.trices à interpréter prudemment leurs résultats, car leurs premiers choix n’étaient souvent pas offerts parmi ces huit facteurs.
Ajustements comportementaux en réaction à l’inflation
Face à l’inflation, beaucoup plus de ménages pensent qu’ils vont dépenser plus et épargner moins que l’inverse (près de 60 % par rapport à moins de 15 %), et environ le quart pensent ne pas changer de comportement. Ils seront aussi bien plus nombreux à marchander plus souvent leurs salaires que moins souvent qu’avant (44 % par rapport à 8 %, près de la moitié (48 %) ne prévoyant pas changer de comportement). Voir ce graphique.
De leur côté, la majorité (56 %) des dirigeant.es d’entreprise comptent augmenter leurs prix ou l’ont déjà fait, et 41 % comptent augmenter les salaires de leurs employé.es ou l’ont déjà fait, comme on peut le voir sur ce graphique.
Conclusion
Après avoir résumé leurs principaux constats, les auteurs observent que les mises en récit de l’inflation varient énormément selon les personnes et même selon les économistes (quoique moins). Ces variations ne sont pas étonnantes, car elles illustrent les désaccords sur la situation macroéconomique entre les ménages, entre les dirigeant.es d’entreprise et aussi entre les économistes. Ils ajoutent que les résultats de cette étude peuvent aussi servir en politique monétaire pour développer des stratégies de communication qui permettraient de convaincre le plus de personnes possible que les pressions inflationnistes ne devraient pas se maintenir bien longtemps.
Exemples
J’ai présenté dans ce billet les principaux résultats de cette étude qui reposent davantage sur une compilation des mots utilisés dans les mises en récit que sur ces mises en récit comme telles. Je vais ici rapporter quelques exemples des mises en récit citées dans l’étude. Pour les économistes, ces mises en récit sont en bonne partie contradictoires, même si elles semblent toutes sans appel :
«Les problèmes avec les chaînes d’approvisionnement sont probablement le facteur le plus important. L’augmentation de la demande due à la pandémie, combinée à une épargne des ménages historiquement élevée, qui a rendu les consommateurs moins sensibles aux prix, est probablement le deuxième facteur le plus important. Cela a permis aux entreprises d’augmenter leurs prix sans perdre de clients.»
«Il y a manifestement trois grands facteurs à l’origine de cette inflation : les conditions contraignantes de la chaîne d’approvisionnement internationale, le niveau élevé du stock d’épargne personnelle et des taux d’épargne, et la réticence des travailleurs à reprendre d’anciens emplois – notamment dans la distribution de biens – qui sont moins attirants dans le contexte d’une pandémie mondiale.»
«L’inflation a été provoquée par une relance globale d’une ampleur sans précédent face à des contraintes d’offre persistantes dont la gravité n’avait pas été anticipée par les décideurs.»
«La planche à billets (taux d’intérêt très faible et assouplissement quantitatif). L’inflation est un phénomène monétaire et le sera toujours.»
Les membres des deux autres groupes utilisent un langage moins technique, mais semblent tout aussi confiants de leurs explications :
«Le fait que le gouvernement ait distribué de l’argent «gratuit» comme si c’était des bonbons. Nous payons tous maintenant pour cet argent gratuit qu’ils nous ont donné.»
«Eh bien, je pense que la principale raison est le virus qui a touché la quasi-totalité de la main-d’œuvre. Et il y a des pénuries non seulement dans les produits, mais aussi dans la production et la livraison. Et aussi l’augmentation des salaires, donc les entreprises doivent aussi augmenter les prix de leurs produits pour compenser l’argent supplémentaire qu’ils paient maintenant.»
«Je suis sûr que les entreprises essaient juste de récupérer l’argent perdu l’année dernière en augmentant leurs prix.»
«Je pense que le fait d’avoir Biden comme président a causé toute l’inflation et cela va s’aggraver.» (Ça m’a fait penser à la Justinflation des conservateurs canadiens…)
«Il y a des bateaux remplis de marchandises au large des deux côtes du pays parce qu’il manque de personnel pour les décharger, puis, une fois ces bateaux déchargés, il manque de chauffeurs de camion pour livrer leur marchandise dans tout le pays.»
«Lorsque Joe Biden a été élu, il a signé un grand nombre de décrets qui ont ruiné notre économie. Le pire a été la fermeture du pipeline qui nous oblige maintenant à acheter du pétrole étranger, ce qui a fait exploser le prix de l’essence.»
«Les gens pouvaient gagner plus que s’ils travaillaient en étant payés à ne rien faire par le gouvernement. Cela a fait en sorte que le travail n’était pas fait parce que la main-d’œuvre n’était pas disponible.»
Et alors…
Le contenu de cette étude est finalement bien différent des textes que j’ai mentionnés en amorce. Elle ne vise en effet pas à évaluer l’impact ou l’efficacité des mises en récit, mais plutôt à montrer à quel point elles varient selon les personnes, leurs perceptions et leur allégeance politique. Elle montre bien à quel point les gens ont leurs idées toutes faites à propos de l’inflation, même si ces opinions ne reposent souvent pas sur des faits objectifs. Ces résultats donnent aussi l’impression que bien des gens considèrent cette période d’inflation comme celles des décennies antérieures, alors qu’elle a une dynamique bien particulière. À cet égard, si certain.es économistes ont bien marqué cette particularité (chaînes d’approvisionnement, demande déplacée et refoulée, etc.), d’autres basent leur analyse davantage sur des facteurs traditionnels (taux d’intérêt, dépenses gouvernementales, etc.) ou encore sur leurs croyances ou leur allégeance politique. On ne peut donc pas reprocher à la population d’être mêlée, quand les supposé.es expert.es du domaine le sont presque autant!
Les commentaires de l’article que je mets en lien contiennent encore plus d’exemples que mon billet sur les prétentions des personnes qui ne comprennent pas le fonctionnement de l’inflation, mais se permettent de contester les données de Statistique Canada et d’associer les causes de l’inflation à leurs perceptions, leurs croyances et leur allégeance politique. Bref, une étude semblable au Canada ou au Québec donnerait probablement des résultats semblables à celle présentée dans ce billet.
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1848916/inflation-prix-hausse-2022-taux-interet-banque-canada-produits
J’aimeJ’aime