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Le bien commun, le climat et le marché

14 février 2022

bien commun, le climat et le marchéAvec son livre Le Bien commun, le climat et le marché, Benjamin Coriat, économiste français spécialisé en économie industrielle, de l’innovation et de la propriété intellectuelle, et membre fondateur des Économistes atterrés, dénonce la supercherie de Jean Tirole sur le concept des biens communs et explique ce que ce concept veut vraiment dire, notamment en regard d’un des biens communs les plus importants, le climat.

Introduction – Communs et bien commun : de quoi parle-t-on : Ce livre est une réponse à celui de Jean Tirole qui a été publié en 2016, Économie du bien commun. L’auteur souligne tout d’abord que ce sujet, le bien commun, s’éloigne considérablement des domaines abordés auparavant par Tirole, puis que son livre ignore presque totalement (une mention en 638 pages…) les riches et nombreuses contributions antérieures à la théorie des communs et du bien commun. En fait, son livre concerne «la théorie des défaillances de marché, de la réglementation et des incitations» qui est de fait proche des travaux qui lui ont valu de recevoir le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques. C’est cette confusion que ce livre vise à clarifier.

1. Défaillance de marché, incitation et marchés des droits à polluer : L’auteur critique les solutions proposées par Jean Tirole pour lutter contre le réchauffement climatique, notamment celles axées sur l’importance de mettre un prix sur le carbone pour internaliser les émissions de gaz à effet de serre (GES) et corriger ainsi une défaillance de marché. Il aborde :

  • la vision erronée de Tirole de la tragédie des biens communs;
  • sa présentation «à la fois biaisée et inexacte» des travaux de Elinor Ostrom, lauréate du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques qu’elle a reçu en raison de sa contribution majeure à l’analyse de la gouvernance économique des biens communs (voir ce billet);
  • l’inefficacité des marchés du carbone, «marchés totalement artificiels fabriqués de toutes pièces par des bureaucrates»;
  • la critique des solutions de Tirole, soit une taxe uniforme mondiale sur le carbone (irréaliste, car impossible à négocier et à appliquer) et des droits d’émission négociables, avec aussi des prix uniformes dans tous les pays, solution encore plus irréaliste que la première;
  • les problèmes théoriques et pratiques des marchés du carbone, dont le paradoxe de vouloir corriger les défaillances des marchés en créant un autre marché et la certitude que, comme dans tout marché, celui-là sera manipulé et instrumentalisé;
  • les dysfonctionnements du marché du carbone en Europe, des exemples de spéculation sur ce marché, l’arnaque des compensations d’émissions (dont avec des plantations d’arbres) et du concept d’émissions évitées en protégeant une forêt, et la marchandisation des services écosystémiques (voir le livre La croissance verte contre la nature de Hélène Tordjman que j’ai présenté dans ce billet et que l’auteur cite);
  • la dénaturation du principe de bien commun par Jean Tirole dans un objectif de marketing et du concept de voile d’ignorance de Rawls pour lui faire faire ce qu’il ne peut pas faire.

2. Bien commun, climat et polycentricité chez Ostrom : Dès ses premiers travaux sur les biens communs, Olinor Ostrom a accordé une grande importance au climat, le considérant comme un des principaux biens communs «de grande dimension». Si «pour Tirole, le dérèglement climatique est avant tout le fait d’une défaillance de marché», Ostrom le considère comme un dilemme social caractérisé par l’absence de règles entourant l’usage d’une ressource en accès partagé pouvant conduire à sa dégradation prématurée en raison des actions des passager.ères clandestin.es (ou free riders). Les solutions qu’elle préconise diffèrent donc grandement de celles proposées par Tirole, comme la gouvernance polycentrique, concept que l’auteur explique en détail. L’auteur aborde ensuite :

  • l’application de la gouvernance polycentrique aux questions climatiques;
  • de nombreux exemples de la complémentarité entre les réglementations nationales et internationales, et les initiatives locales (exemples touchant les émissions de GES par les automobiles, la pêche, les forêts, etc.);
  • la coordination sans hiérarchie des mesures globales et des initiatives locales;
  • la définition et la gouvernance des biens communs selon la Commission Rodotà en Italie;
  • selon Ostrom et Rodotà, les biens communs doivent être placés «hors du commerce» et être accessibles à tout le monde, notamment aux personnes les plus démunies;
  • l’importance de la délibération dans la gouvernance des initiatives locales;
  • le rôle essentiel de la Convention citoyenne pour le climat en France, qui va dans le sens du modèle polycentrique d’Ostrom.

L’auteur conclut que, chez Ostrom, «le climat est le lieu d’un dilemme social de grande ampleur, qui ne peut être résolu par le recours à des mécanismes de marché, mais ne peut l’être que par la mise en place de dispositifs institutionnels novateurs capables de résoudre les questions d’action collective posées par le dilemme social dont le climat est le lieu», dispositifs résumés sous le nom de «gouvernance polycentrique».

Conclusion – «Sauver le bien commun» : Une conférence virtuelle organisée entre autres par Jean Tirole tenue en mai 2021, cinq ans après la publication de son livre, sous le titre «Sauver le bien commun» a fait ressortir un sentiment de profond malaise chez les participant.es, car il n’a jamais été question de bien commun en deux jours, mais plutôt de défaillances de marché et de besoins de réglementation. L’auteur présente ensuite un rapport qui souligne la nécessité de lutter en même temps contre le réchauffement climatique et pour la protection de la diversité, ce que ne peut pas faire le prix du carbone. Les mécanismes des taxes sur le carbone ou des marchés du carbone peuvent même nuire à la diversité, comme l’exemple de l’utilisation des forêts comme compensation aux émissions de GES le montre bien, alors que des actions plus englobantes, comme celles proposées par Elinor Ostrom, peuvent aider à atteindre ces deux objectifs en même temps. Bref, les marchés ne permettront pas de «sauver le bien commun», car seules des solutions hors du marché peuvent y parvenir.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire! Je craignais en me procurant ce livre qu’il présente un débat théorique entre spécialistes du concept de bien commun. Il n’en est rien, puisque le concept de bien commun pour Jean Tirole est purement rhétorique. L’auteur explique bien dans ce petit livre (140 pages, selon l’éditeur) la supercherie entretenue par Tirole et les fondements réels de l’analyse des biens communs. Ce livre se lit bien et est accessible à un large lectorat. Pas besoin, en effet, de connaître Tirole et Ostrom, ni leurs travaux, pour comprendre le contenu de ce livre et en apprendre sur le concept de bien commun. De mon côté, je n’ai jamais lu de livre de Tirole, mais ai lu le livre phare (que j’ai cité plus tôt) d’Olinor Ostrom. Cela dit, il n’est pas nécessaire de l’avoir fait pour apprécier ce livre à sa juste valeur et surtout pour bien comprendre ses explications sur le sens réel du concept de biens communs. Même si on n’est pas d’accord avec tout ce que dit l’auteur, ce qui est mon cas, ce livre a la grande qualité de susciter la réflexion. Autre qualité, les notes, surtout des compléments d’information souvent substantiels, sont en bas de page.

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2 commentaires leave one →
  1. 14 février 2022 11 h 01 min

    Encore une fois, un excellent résumé. Je donne moi-même un cours complet de 3 heures sur la théorie des communs dans le cadre de mon cours d’économie de l’environnement.

    Traiter le climat comme un « commun » révèle à quel point le système de prix est déficient dans le nécessaire processus d’ajustement. Une chose importante cependant, est que pour qu’elle soit garante de succès, l’application des communs doit se faire à petite échelle au tout début. On est donc davantage dans un processus « bottom up » que « top down » comme celui des COPs. Ostrom en convient elle-même d’ailleurs.

    Coriat est un chef de file de la promotion des commun comme modèle alternatif de gouvernance à l’économie de marché. l’organisation institutionnelle dominante. Après « Le retour des communs’ en 2015 et « Une république des biens communs » en 2018, il avait de nouveau sévi avec « La pandémie, l’anthropocène et le bien commun » en 2020. Le livre que vous recensez aujourd’hui s’inscrit donc dans la continuité de sa réflexion. Je le commande donc aujourd’hui même!

    Encore merci pour une autre brillante recension.

    François

    Aimé par 1 personne

  2. 14 février 2022 12 h 24 min

    Merci pour les bons mots et les précisions.

    Parmi ses autres livres, j’ai lu «Le retour des communs» que j’avais bien aimé, mais pas les autres.

    Le retour des communs

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