La productivité du travail et la COVID-19
Statistique Canada a mis à jour vendredi dernier les données de 1997 à 2020 «sur la productivité du travail et les mesures connexes», dont les heures travaillées, la valeur ajoutée et la rémunération horaire. Comme cela fait longtemps que je remets en question le concept de productivité et sa pertinence, je me suis dit que cela serait intéressant de regarder les données pour une année aussi atypique que 2020. Les données présentées dans ce billet sont tirées du tableau 36-10-0480-01.
Données principales
Le tableau ci-contre contient les données de 1997, 2019 et 2020 pour six indicateurs, ainsi que leur taux de croissance annuel moyen (TCAM) de 1997 à 2019 et leur taux de croissance entre 2019 et 2020 pour le Québec :
- emplois : alors que le nombre d’emplois a augmenté en moyenne de 1,4 % de 1997 à 2019 (avec des taux variant entre -1,0 % lors de la récession de 2009 et 3,8 % en 2002), il a plongé de 9,0 % en 2020;
- total des heures travaillées : alors qu’il a augmenté en moyenne de 1,0 % de 1997 à 2019 (avec des taux variant entre -2,2 % lors de la récession de 2009 et 3,2 % en 1999), le nombre total des heures travaillées a plongé de 11,4 % en 2020; on notera que si le nombre des heures travaillées a moins augmenté que le nombre d’emplois d’une moyenne de 0,4 point de pourcentage de 1997 à 2019, cet écart fut de 2,4 points entre 2019 et 2020;
- moyenne des heures travaillées : alors qu’elle a diminué en moyenne de 0,4 % de 1997 à 2019 (avec des taux variant entre -1,5 % en 2001 et 1,5 % en 2018), probablement un reflet de la plus grande présence des femmes sur le marché du travail (malheureusement, les tableaux publiés par Statistique Canada ne fournissent pas de données selon le genre), la moyenne des heures travaillées a baissé de 2,6 % en 2020, soit sept fois plus qu’entre 1997 et 2019, conséquence de la plus forte baisse du total des heures travaillées que du nombre d’emplois;
- rémunération par heure travaillée : alors que cette rémunération en dollars courants a augmenté en moyenne de 3,0 % de 1997 à 2019 (avec des taux variant entre 0,9 % lors de la récession de 2009 et 6,7 % en 2000), elle a augmenté de 12,0 % en 2020, soit quatre fois plus que la moyenne de 1997 à 2019 et près de deux fois plus que la plus forte hausse de ces 23 années, même si l’inflation ne fut que de 0,8 % en 2020, moins de la moitié que son taux moyen entre 1997 et 2019 (1,7 %);
- valeur ajoutée réelle : la valeur ajoutée réelle (donc en dollars constants, ou plutôt en «dollars enchaînés de 2012») a diminué de 5,4 % en 2020, alors qu’elle a augmenté en moyenne de 2,2 % de 1997 à 2019 (avec des taux variant entre -1,1 % lors de la récession de 2009, seule baisse au cours de ces 23 années, et 6,0 % en 1999);
- productivité du travail : cette productivité (aussi en dollars enchaînés de 2012) est le résultat de la division de la valeur ajoutée réelle sur le nombre total des heures travaillées; comme la valeur ajoutée a diminué beaucoup moins que le nombre d’heures travaillées (de 5,4 % par rapport à 11,4 %), la productivité a augmenté de 6,7 % (en fait de 6,8 % sans les arrondissements), alors qu’elle avait augmenté en moyenne de seulement 1,1 % entre 1997 et 2019 (avec des taux variant entre -0,6 % en 2008 et 3,2 % en 2000); la productivité a donc augmenté six fois plus que la moyenne des 23 années précédentes et plus de deux fois plus que la plus forte hausse de ces années.
S’il est facile de comprendre que l’emploi et le total des heures travaillées aient diminué beaucoup plus que lors des années précédentes et même que lors de la récession de 2009, et si on sait que la hausse de la rémunération moyenne est due à la concentration des pertes d’emplois dans les postes à bas salaires, la hausse hors-norme de la productivité pourrait surprendre, même si l’augmentation de la rémunération moyenne et la hausse de la productivité semblent assez évidemment liées. Il s’agit de la conséquence de quelques effets de composition dans les deux cas (productivité et rémunération) comme la prochaine section le montrera.
Effets de composition
Le gros tableau qui suit résume les données pour les heures travaillées et la productivité par industrie. J’aurais pu ajouter plus d’industries (le tableau de Statistique Canada offre des données pour 322 industries et regroupements d’industries) et plus de variables (rémunération moyenne, valeur ajoutée, et autres), mais il est assez gros comme ça! En plus, les deux variables que j’ai choisies suffisent pour bien comprendre les effets de composition qui expliquent la hausse hors-norme de la productivité.
La première chose qui m’a frappé dans ces données, c’est que la moyenne non pondérée (dernière ligne du tableau) correspond assez bien à la moyenne pondérée (la bonne, à la première ligne du tableau) pour les heures travaillées (1,4 % par rapport à 1,0 % pour 1997 à 2019 et -11,5 % rapport à -11,4 % pour 2019 à 2020) et pour la productivité de 1997 à 2019 (0,8 % rapport à 1,1 %), mais pas du tout pour 2019 à 2020 (2,2 % par rapport à 6,7 %, ce taux étant plus de trois fois plus élevé). Ce genre de différence s’explique généralement par un effet de composition.
J’ai tout d’abord remarqué que huit des neuf industries qui ont connu les plus fortes hausses de la productivité entre 2019 et 2020 ont eu une baisse des heures travaillées plus importante que la moyenne. Par exemple, la plus forte hausse de productivité s’est observée dans les soins de santé privés (+23,9 %), mais le nombre des heures travaillées de cette industrie a baissé de 26,0 %, faisant ainsi diminuer l’impact de la hausse de productivité de cette industrie sur celle de la productivité globale. Il en est de même des écoles primaires et secondaires, dont la productivité a augmenté de 18,1 % (et la rémunération horaire moyenne de 28,8 %, donnée non présentée dans le tableau, sûrement en raison de la baisse des heures travaillées des employé.es les moins bien payés en raison des fermetures et de l’enseignement à distance), mais dont le nombre des heures travaillées a diminué de 22,3 %. Il en fut de même dans la construction (+15,8 % et -15,7 %), les services immobiliers et de location (+15,6 % et -16,8 %), le commerce de gros (+13,6 % et -13,4 %), le commerce de détail (+12,7 % et -12,6 %) et dans quelques autres industries. On a par contre observé le même phénomène dans les industries ayant connu les plus fortes baisses de productivité, puisque les quatre industries ayant connu les plus fortes baisses ont aussi subi une baisse des heures travaillées plus importante que la moyenne. Il s’agit des services d’hébergement (baisse de 27,1 % de la productivité et de 26,2 % des heures travaillées), des arts, spectacles et loisirs (-20,2 % et -28,1 %), du transport (-11,8 % et -13,2 %) et des autres établissements d’enseignement (-10,9 % et -15,0 %). Ces deux effets s’annulant, il ne peuvent pas expliquer que la hausse de la moyenne non pondérée fut plus basse que celle de la moyenne globale ni la croissance hors-norme de la productivité.
Pour expliquer ces deux phénomènes, j’ai plutôt trié les industries en fonction de leur productivité, et non de la croissance de cette productivité comme précédemment. J’ai pu ainsi constater que 10 des 17 industries ayant une productivité moins élevée que la moyenne pondérée (57,10 $ de l’heure) ont connu une baisse d’heures travaillées supérieure à la moyenne (moyenne de -11,4 %) et que ce fut bien sûr l’inverse pour les industries ayant une productivité supérieure à la moyenne (5 sur 15). Par exemple, l’industrie avec la plus faible productivité en 2020, soit les services de restauration et débits de boissons avec une productivité de 18,00 $ de l’heure, a subi une baisse de 34,3 % de son nombre d’heures travaillées (la baisse la plus élevée de toutes les industries), faisant donc baisser son importance relative dans le calcul de la productivité. En plus, cette baisse des heures travaillées a touché surtout les employé.es à bas salaires, comme les plongeur.euses et les serveur.euses (dont la rémunération avant pourboire est très faible), comme le montre la hausse de 21,8 % de la rémunération horaire moyenne. Ce fut aussi le cas, entre autres, des services personnels et ménages privés (productivité de 19,30 $ de l’heure, baisse de 26,2 % des heures travaillées et hausse de 19,9 % de la rémunération horaire moyenne), des services d’enseignement privés (22,60 $, -27,6 % et +27,2 %) et des arts, spectacles et loisirs (23,70 $, -28,6 % et +27,2 %). À l’inverse, l’industrie avec la productivité la plus forte (261,70 $), soit les services publics, a connu une hausse de 1,3 % des heures travaillées, gagnant au contraire de l’importance dans le calcul de la productivité, comme quelques autres industries, dont les universités, la finance et les assurances, et les administrations publiques.
On peut donc voir que la hausse hors-norme de la productivité est due à deux effets de composition, un à l’intérieur des entreprises par la plus forte baisse des heures travaillées chez les employé.es les moins bien payé.es, et l’autre entre les industries, avec la baisse plus forte des heures travaillées dans les industries qui ont les niveaux de productivité les plus bas et moins forte dans celles qui ont les niveaux de productivité les plus élevés.
Et alors…
J’ai écrit de nombreux billets sur les faiblesses du concept et du calcul de la productivité. Avec sa hausse six fois plus forte que la moyenne des 23 années précédentes, 2020 représente un cas bien sûr d’exception, mais tout de même éloquent sur les faiblesses de cet indicateur. Pour améliorer cet indicateur fétiche, faut-il espérer la disparition des restaurants, des arts et de la culture et de l’assistance sociale (dont font partie les garderies), et ne miser que sur les industries à forte productivité, comme notre premier ministre en a l’obsession? Sans compter les impacts environnementaux de cette obsession, il est clair que la disparition des restaurants et des emplois culturels ou leur perte en importance, et le gain dans des industries à forte productivité ne contribueraient pas à améliorer la qualité de vie. On peut bien sûr améliorer la productivité autrement, mais il demeure que c’est par des changements dans les structures professionnelles et industrielles que la productivité augmente le plus souvent, pas par l’achat de quelques robots dans une industrie à faible productivité comme on l’entend ou le lit souvent.
À ma connaissance, presque personne n’a mentionné la hausse de la productivité en 2020 (une recherche rapide dans Google actualités ne donne rien), alors qu’on s’époumone année après année pour souligner l’importance de la hausser. Il faut dire que le contexte prête peu à célébrer cette hausse! Par contre, comme cette hausse sera inévitablement suivie par une ou des baisses, notamment quand le niveau d’activités augmentera dans les industries à faible productivité et avec le rappel des employé.es à bas salaires, j’imagine qu’on se plaindra de cette baisse et qu’on blâmera les entreprises qui n’investissent pas suffisamment dans l’automatisation! Mais, je m’avance pas mal… On verra!
J’ai conclu ce billet en écrivant :
«on blâmera les entreprises qui n’investissent pas suffisamment dans l’automatisation»
En fait, j’ai lu aujourd’hui, dès le lendemain de la publication de ce billet, un article allant dans ce sens avant même la baisse de productivité que je prévois pour 2021 ou 2022. On y lit notamment :
« il reste beaucoup de travail à faire pour réaliser la transformation numérique des entreprises québécoises et ontariennes».
Que ce constat vienne d’une firme spécialisée dans l’accompagnement d’entreprises dans ce domaine n’ébranle pas du tout notre journaliste et ne l’amène pas à mentionner le conflit d’intérêts manifeste du messager. Pourquoi ce retard est-il important? Entre autres «pour améliorer notre productivité», bien sûr! Attention, je ne dis pas que c’est mauvais en soi, mais j’aurais aimé que la journaliste garde une saine distance avec cette recommandation.
https://www.ledevoir.com/economie/676263/innovation-les-entreprises-quebecoises-accusent-un-retard-en-transformation-numerique
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J’ai conclu dans ce billet que «cette hausse sera inévitablement suivie par une ou des baisses..»
Statistique Canada a publié ce matin un communiqué intitulé «Productivité du travail, rémunération horaire et coût unitaire de main-d’œuvre, quatrième trimestre de 2021» (https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/220304/dq220304c-fra.htm).
Même si les données publiées ce matin sont un peu différentes de celles que j’ai utilisées (uniquement pour le secteur des entreprises et uniquement pour le Canada), elles montrent que si la productivité a augmenté au Canada de 8,1 % en 2020 (6,7 % au Québec dans mon billet), elle a diminué de 6,9 % en 2021… Disons que cette prévision n’était pas difficile à faire (d’où mon «inévitablement»), mais un.e économiste est toujours content.e (et souvent surpris.e, mais pas là) quand ses prévisions se réalisent!
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J’ai aussi écrit : «j’imagine qu’on se plaindra de cette baisse et qu’on blâmera les entreprises qui n’investissent pas suffisamment dans l’automatisation»
C’est presque exactement ce que Philippe Mercure a écrit dans un éditorial ce matin (https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/2022-04-18/le-canada-a-besoin-d-une-economie-du-xxie-siecle.php) : «Pourquoi produit-on moins de richesse qu’ailleurs ? C’est en grande partie parce que nos entreprises sont moins performantes et innovent moins.» Et, il donne l’Irlande en exemple, qui est en fait un paradis fiscal!
«En une heure de travail, un Canadien génère 58 $ US de richesse. Pendant la même heure, un Américain crée 77 $ US et un Irlandais, 110 $ US.»
Je n’ai pas pu m’empêcher de lui envoyer une réaction par courriel :
Cet éditorial vise-t-il à encourager tous les pays à devenir des paradis fiscaux comme l’Irlande? L’auteur considère-t-il que de devenir un paradis fiscal est une innovation? À le lire prendre l’Irlande comme exemple de forte productivité, c’est ce qu’on pourrait en conclure! En effet, c’est parce que des multinationales comme Google y détournent leurs profits que le PIB par habitant de l’Irlande et donc sa productivité sont aussi élevés, faisant aussi diminuer le PIB par habitant et la productivité des pays d’où proviennent réellement ces profits. Et si tous les pays le faisaient, ils perdraient leurs revenus fiscaux, devraient réduire les dépenses publiques et tous les pays y perdraient. Et cela serait l’idéal d’une économie du XXIe siècle? C’est d’ailleurs ce que la plupart des pays occidentaux combattent dans leurs négociations pour imposer les profits des multinationales là où la production est effectuée et là où les ventes sont réalisées pour justement éviter que des pays accaparent ces profits au détriment des autres. Un rectificatif serait apprécié…
Mario Jodoin
économiste
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