La théorie du donut
Avec son livre La théorie du donut – Les 7 principes qui régissent l’économie au XXIe siècle, Kate Raworth, économiste et éditorialiste britannique, «propose de revisiter les principaux concepts et principes sur lesquels est fondée la science économique, en introduisant, outre les concepts classiques de croissance, de marché, d’agents économiques, le facteur humain et la préoccupation environnementale au cœur de la réflexion».
Qui veut devenir économiste? : L’autrice raconte la contestation d’étudiant.es en économie en 2014 pour dénoncer la pensée unique dans l’enseignement de l’économie à l’université et pour demander un enseignement pluraliste (voir ce billet), puis explique comment changer la situation, notamment en regard des défis du XXIe siècle (inégalités, pauvreté extrême, dégradation de l’environnement, croissance infinie dans un monde fini, etc.), en soulignant que la théorie dominante en économie n’est pas outillée pour y faire face, avec ses hypothèses absurdes et ses indicateurs partiels et partiaux. C’est en tentant de trouver une façon plus réaliste de schématiser l’économie que l’autrice a réalisé que ce schéma ressemblait à un beigne (ou à un donut en France…), avec ses privations au centre, ses excès (qui vont au-delà du plafond écologique) à l’extérieur et son espace sûr et juste dans l’anneau du beigne lui-même. Ce livre vise à développer ce concept à l’aide de l’apport de nombreuses personnes provenant de différentes disciplines. Elle aborde ensuite :
- l’importance des images dans toutes les disciplines et peut-être encore plus en économie;
- l’utilisation des images par les économistes;
- le pouvoir du «cadrage verbal dans le débat économique et politique», pouvoir renforcé par le cadrage visuel;
- sept manières de penser l’économie qui seront développées dans les sept chapitres de ce livre.
1. Changer le but – Du PIB au donut : L’autrice explique comment d’une discipline qui visait le bien-être des populations, l’économie est devenue l’étude des lois qui sont censées régir la production de la richesse, puis la gestion des ressources rares, pour enfin viser la maximisation de l’utilité incarnée par la croissance d’un indicateur bien imparfait, le PIB, sans se demander si cet indicateur correspond bien au but de l’économie et si sa croissance est toujours bénéfique. Elle aborde ensuite :
le nécessaire remplacement de la croissance du PIB comme objectif de l’économie par ce «qui permet aux êtres humains de s’épanouir», qu’elle illustre à l’aide de son beigne (voir ci-contre);
- l’anneau interne, le fondement social, décrit 12 nécessités de la vie «dont personne ne devrait manquer»;
- l’anneau externe, qui est à l’extérieur du plafond environnemental, décrit neuf conséquences de son dépassement;
- l’espace sûr et juste pour l’humanité entre les deux anneaux;
- l’histoire de l’humanité qui l’a menée vers le dépassement du plafond environnemental;
- le défi du XXIe siècle de demeurer dans l’espace sûr et juste, et les moyens de le relever;
- la présentation du concept du beigne par l’autrice à divers publics dans différents pays.
2. Prendre en compte l’ensemble du tableau – Du marché autonome à l’économie intégrée : La vision des théories économiques orthodoxes influence grandement nos comportements à notre insu, comme si nous étions les personnages d’une pièce de théâtre écrite par des économistes orthodoxes. C’est ce scénario que l’autrice tente dans ce chapitre de réécrire. Pour ce, elle aborde :
- le flux circulaire macroéconomique (relation de marché entre les ménages et les entreprises avec des fuites pour le secteur financier, les gouvernements et le commerce international);
- la réécriture de ce scénario par les scénaristes néolibéraux, avec sensiblement les mêmes acteur.trices, mais des rôles différents, dont le premier rôle est accordé au marché;
- l’absence (surtout dans le deuxième scénario) du travail domestique, des communs, de la société (y compris les institutions et les réglementations), de la Terre (et donc de l’énergie, des ressources naturelles et de l’environnement) et des relations de pouvoir;
la réécriture de ce scénario par l’autrice (voir ci-contre le schéma de ce que l’autrice appelle l’économie intégrée);
- la biographie de chacun.e des acteur.trices (leur rôle ou absence de rôle selon différent.es scénaristes-économistes et selon l’autrice), section du livre très riche et bien menée;
- les visions bien différentes de l’économie qui résultent du flux circulaire orthodoxe, du scénario néolibéral et du schéma de l’économie intégrée.
3. Cultiver la nature humaine – De l’homme économique rationnel aux humains sociaux adaptables : L’autrice critique de façon originale le concept d’homo œconomicus, ce fantasme d’être humain hyper rationnel, toujours en concurrence et insatiable, cher à l’économie orthodoxe, et surtout l’influence que cette représentation des comportements humains a sur les décisions économiques et politiques. Pour ce, elle aborde :
l’histoire de ce personnage fictif et ses transformations jusqu’à sa version abjecte finale, avec «de l’argent à la main, une calculatrice dans la tête et un ego à la place du cœur» et en plus omniscient et prévoyant parfaitement l’avenir, le super-héros qui devrait être un modèle pour tous les humains;
- des études qui ont montré que ce modèle d’être humain déteint sur les étudiant.es en économie et, bien sûr, chez les économistes, qui sont plus égoïstes, corruptibles et moins généreux.euses et altruistes que les autres étudiant.es, professeur.es et professionnel.les;
- le fait que ce modèle influence aussi le comportement de toutes les personnes, qui deviennent plus des consommateur.trices que des citoyen.nes;
- l’importance de modifier ce modèle, en se basant par exemple sur cinq caractéristiques réelles que l’autrice présente, tout en précisant qu’elles varient selon les personnes et les cultures;
- l’efficacité de la publicité et de la propagande;
les dix groupes de valeurs communes à toutes les cultures, mais à des degrés variables (voir ci-contre le modèle circomplexe de Schwartz);
- l’interdépendance, l’influence sociale et la consommation ostentatoire;
- la rationalité limitée et les biais cognitifs;
- l’influence négative de mettre un prix sur quelque chose qui n’en avait pas sur nos comportements sociaux (dons de sang, retards à la garderie, assiduité à l’école, utilisation de biens communs, rétribution de bénévoles, etc.);
- l’efficacité des incitations sociales et des effets de réseau;
- un nouveau modèle (complexe) pour remplacer celui de l’homo œconomicus.
4. Mieux connaître les systèmes – De l’équilibre mécanique à la complexité dynamique : C’est en voulant imiter la physique que les économistes orthodoxes ont imaginé que l’économie est un système mécanique stable qui tend vers l’équilibre, alors qu’elle est un système dynamique complexe qu’il est essentiel de comprendre pour rester dans la chair du beigne. Dans ce contexte, l’autrice aborde :
- les hypothèses absurdes des théories économiques orthodoxes, alors qu’en physique, on doit démontrer la validité de ses hypothèses avant même d’élaborer une théorie;
- les problèmes de complexité organisée dont font partie les questions économiques;
- les interactions entre les trois concepts de la théorie des systèmes, les stocks et les flux, les boucles de rétroaction et les effets retard, et leurs applications en économie, contredisant le concept d’équilibre;
- les effets désastreux de ne pas reconnaître la complexité en économie, dont la crise de 2008, la concentration des entreprises et l’aveuglement face aux inégalités;
- l’importance de rompre avec le concept d’externalités en les internalisant dans le système de complexité organisée de l’économie, mais pas nécessairement dans les mécanismes de marché;
- la nécessité de la redistribution, de la résilience du système et de l’éthique chez les économistes et dans la prise de décision politique.
5. Redessiner pour redistribuer – De «la croissance aplanira tout ça» au distributif à dessein : Il n’est pas nécessaire et il est même nuisible de passer par des périodes d’austérité et d’inégalités pour bénéficier d’une économie saine et résiliente. Dans cette optique, l’autrice aborde :
- l’évolution souvent contradictoire et presque toujours erronée de la pensée économique orthodoxe sur les inégalités;
- la reconnaissance relativement récente des effets négatifs des inégalités sur la société, sur l’environnement et sur de nombreux aspects du bien-être et de l’économie;
- les bienfaits de la redistribution des revenus et de la richesse (avec de nombreux exemples);
- la création monétaire par les banques commerciales et des moyens pour en prendre le contrôle (pour la première fois, j’ai des réserves importantes avec une analyse de l’autrice);
- la diminution de la part des salaires et de la rémunération du travail dans la production;
- l’économie numérique, l’automatisation du travail et la propriété intellectuelle;
- la mondialisation et la redistribution internationale.
6. Créer pour régénérer – De «la croissance nettoiera tout ça» au design régénératif : Des économistes prétendent que la pollution tend à diminuer grâce à la croissance. En fait, c’est le pouvoir du peuple qui peut le plus efficacement lutter contre la pollution et pour la protection de la diversité, et faire réduire les émissions de GES. Dans ce contexte, l’autrice aborde :
- l’économie-chenille du design industriel dégénératif (prendre, fabriquer, utiliser et jeter) qui repose sur le gaspillage de ressources;
- l’écofiscalité, les plafonds de consommation et la tarification différenciée qui sont utiles, mais pas suffisants pour prendre un virage durable;
- d’autres exemples de demi-mesures;
- le design généreux (régénératif et redistributif), l’économie circulaire et la ville généreuse;
- les freins du système économique actuel (ou du capitalisme, pour ne pas le nommer…);
- le mouvement des sources ouvertes (open source) et d’autres initiatives prometteuses;
- la nécessaire transformation du secteur financier, de la fiscalité et du rôle de l’État;
- la contribution nécessaire des économistes pour «concevoir les mesures économiques et les innovations institutionnelles» pour appliquer les principes du design régénératif et redistributif.
7. Être agnostique en matière de croissance – Non plus accro à la croissance, mais agnostique : Pour l’autrice (et pour moi), l’opposition entre la croissance (verte ou pas) et la décroissance repose sur un faux dilemme. L’objectif doit être de promouvoir «la prospérité humaine [et l’épanouissement de tou.tes], que le PIB monte, baisse ou stagne». La croissance et la décroissance sont en fait une conséquence des choix adoptés pour atteindre nos objectifs de société et non pas un objectif en soi (d’autant plus que le PIB est un mauvais indicateur de bien-être comme de mal-être). Elle aborde :
- les conditions ou étapes de la croissance et ses limites (elle ne peut pas être infinie);
- les niveaux possibles de dissociation entre la croissance et l’utilisation des ressources (y compris les émissions de GES) et son niveau nécessaire pour respecter la limite de la Terre;
- les effets imprévisibles sur la croissance du PIB des changements de modes de vie et de production nécessaires pour rester dans le beigne;
- «l’addiction financière à la croissance» dont on doit se libérer (avec quelques suggestions);
- l’addiction politique à la croissance surmontable avec des réformes fiscales, une baisse des heures de travail, un changement d’indicateurs de bien-être et d’autres mesures;
- l’addiction sociale à la croissance surmontable entre autres en renversant «la domination financière et culturelle du consumérisme sur la vie publique et privée» et en mettant de l’avant un projet de société épanouissant, collectivement plutôt qu’individuellement.
Nous sommes désormais tous économistes : «La théorie du Donut présente une vision optimiste de l’avenir commun de l’humanité : une économie planétaire qui crée un équilibre prospère grâce à son design distributif et régénératif». Pour atteindre cet objectif et mettre en œuvre les sept manières de penser l’économie présentées dans ce livre, il faut repenser l’économie et son enseignement, briser le pouvoir des économistes orthodoxes et redessiner le monde en fonction des changements que nous désirons.
Appendice – le donut et ses données : L’autrice présente un tableau résumant les besoins à inclure dans le beigne, décrit neuf limites planétaires et les présente dans un autre tableau.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! Ce livre date de 2017 et sa traduction de 2018. Je suis passé proche de me le procurer à l’époque, mais ne l’ai pas fait sans que je me souvienne de raison précise. Mais comme je me suis fait demander à quelques reprises ce que j’en pensais, dont une fois récemment, j’ai fini par le lire. Et je ne le regrette pas! En fait, ce livre crée des liens entre des idées et des concepts qu’on retrouve dans bien des critiques du capitalisme, sauf peut-être son concept d’agnosticisme de la croissance qui correspond tout à fait à ma critique du concept de décroissance : si le PIB est un mauvais indicateur, pourquoi se fixer comme objectif sa diminution (aussi bien que sa hausse)? L’autrice en fait un tout cohérent, notamment grâce à une structure impeccable et son concept visuel original et bien imaginé du beigne. On trouve en plus dans ce livre de nombreuses images (graphiques, schémas, photos, etc.) qui agrémentent la lecture et contribuent à la compréhension de son contenu, et beaucoup d’exemples, en général pertinents, quoique parfois anecdotiques, pas toujours généralisables. Autre qualité, les notes, toutes des références, sont en bas de page.