Les riches au Québec en 2018
Le ministère des Finances du Québec (MFQ) a publié le 23 février 2022 ses Statistiques fiscales des particuliers pour l’année 2018, soit plus de trois mois plus tard que l’an dernier pour l’année 2017 (10 décembre 2020). Aucun média à ma connaissance n’en a parlé. Notons que cette compilation a été faite 18 mois après la date limite de remise des déclarations (fin avril 2019), comme pour les versions portant sur 2010 et les années suivantes. Et, depuis trois ans, le MFQ offre à mon grand plaisir des données en format .xlsx. Je peux donc rédiger mon dixième billet sur les riches au Québec!
Trois sources de données différentes
Si j’attends cette version avant d’analyser les données sur les déclarations de revenus, c’est que ce document est le plus complet sur la question, tant par la quantité de variables présentées que par le nombre de déclarations traitées. En effet, les données les plus hâtives sur le sujet sont celles des tableaux 11-10-0055-01 et 11-10-0056-01 de Statistique Canada qui présentent des données pour 2018 depuis déjà novembre 2020 (et celles pour 2019 depuis novembre 2021 et certaines données pour 2020 depuis une semaine) et qui dénombrait 6 689 970 contribuables pour le Québec. Habituellement, l’Agence du revenu du Canada (ARC) publie quelques mois plus tard ses statistiques finales de la T1, ce qu’elle a fait en février 2020 pour 2017, mais ce qu’elle n’a pas encore fait pour 2018, plus de deux ans plus tard, ce qui limitera un peu cette analyse. Les données que je vais présenter dans ce billet se basent sur les déclarations de 6 767 261 contribuables, soit 77 291, ou 1,2 % de plus, que les données des tableaux 11-10-0055-01 et 11-10-0056-01.
Évolution du nombre de riches au Québec
Le tableau qui suit montre quelques caractéristiques des déclarations des contribuables les plus riches du Québec et la part des femmes dans ces caractéristiques.
La deuxième colonne de données de ce tableau nous apprend que 7,5 % des contribuables du Québec ont déclaré des revenus de 100 000 $ ou plus en 2018. Cette proportion est en hausse par rapport à 2017 (7,0 %, donnée non présentée dans ce tableau, mais comprise dans le tableau correspondant du billet portant sur les riches en 2017). Cette hausse s’explique par le fait que leur nombre a augmenté de 8,4 % alors que le nombre de contribuables ayant déclaré moins de 100 000 $ n’a augmenté que de 0,50 %, soit 17 fois moins. La troisième colonne nous montre aussi que le nombre de contribuables a augmenté beaucoup plus que la moyenne (entre 6,6 % et 11,3 %) dans toutes les tranches de revenus supérieures à 100 000 $. Le nombre de contribuables ayant déclaré 250 000 $ et plus a augmenté de son côté de 11,3 %, soit la plus forte hausse de toutes les tranches de revenus, ou 23 fois plus que le nombre de contribuables ayant déclaré moins de 100 000 $. Leur proportion sur l’ensemble des contribuables approche 1 % (0,93 %) alors que cette proportion n’atteignait que 0,38 % en 2005 et que le ministère des Finances ne publiait même pas de données sur ces contribuables avant cela (seulement sur les contribuables gagnant 200 000 $ et plus).
Comment expliquer ces hausses hors-norme du nombre de riches et surtout de contribuables ayant déclaré 250 000 $ et plus? Si la hausse du même ordre de grandeur en 2017 (11,8 %) pouvait s’expliquer par la faible hausse de l’année précédente (de 0,1 %) en raison de l’ajout d’un palier d’imposition fédéral en 2016 (voir ce billet pour plus de précisions à ce sujet), la hausse d’un même niveau en 2018 (11,3 %) étonne davantage. Cela dit, elle semble encore provenir en grande partie de la hausse des revenus de ces très riches en dividendes. En effet, la valeur des dividendes déclarés par les contribuables gagnant au moins 250 000 $ a augmenté de 29,8 % entre 2014 et 2015 parce qu’un bon nombre de ces contribuables ont devancé le versement de dividendes en 2015 pour éviter la hausse des impôts de 2016. D’ailleurs, la valeur de ces dividendes a diminué de 27,0 % entre 2015 et 2016, pour ensuite grimper de 24,0 % entre 2016 et 2017 et de 24,7 % entre 2017 et 2018. Ainsi, la part des revenus tirés de dividendes pour ces contribuables est passée de 16,7 % de leurs revenus totaux en 2014 à 19,3 % en 2015, puis à 15,1 % en 2016, à 16,2 % en 2017 et à 17,9 % en 2018. De même, la proportion des dividendes touchés par les contribuables ayant déclaré 250 000 $ et plus est passée de 36,2 % en 2014 à 40,9 % en 2015, avant de diminuer à 32,1 % en 2016, puis de remonter à 34,4 % en 2017 et à 42,9 % en 2018. Ce sera intéressant de revenir sur ces hausses l’an prochain, pour voir si elles refléteront mieux leur évolution liée aux tendances économiques et sociales, plutôt qu’au changement fiscal de 2016 comme de 2015 à 2018.
Un autre facteur qui explique la plus forte hausse de la proportion des contribuables ayant gagné au moins 100 000 $ est le fait que ces données sont présentées en dollars courants. En effet, comme le taux d’inflation en 2018 était de 1,7 %, 100 000 $ en 2017 valaient 101 700 $ en 2017. En conséquence, comme on peut estimer qu’environ 20 000 personnes gagnaient entre 100 000 $ et 101 700 $ en 2018 (en me basant sur le fait que 254 553 contribuables avaient déclaré des revenus se situant entre 100 000 $ et 129 999 $ et que leur revenu moyen était un peu inférieur à la moyenne de 115 000 $ de cette tranche, soit de 112 631 $, montrant qu’il y a plus de contribuables qui déclarent près de 100 000 $ que près de 129 999 $), la hausse du nombre de personnes gagnant 100 000 $ et plus entre 2017 et 2018 passerait en dollars constants de 8,4 % à environ 4,1 %. Il n’empêche que cette croissance de 4,1 % est environ 5 fois plus élevée que la hausse du nombre de contribuables déclarant moins de 100 000 $ en dollars de 2017 (0,82 % au lieu de 0,50 % en dollars courants). Bref, ce facteur a aussi joué dans la hausse de la part des contribuables ayant déclaré au moins 100 000 $ en 2018. Il est toutefois difficile d’estimer le rôle de l’inflation sur le nombre de contribuables gagnant 250 000 $ et plus, soit le nombre de contribuables qui ont déclaré entre 250 000 $ et 254 250 $, car leur revenu moyen était de près de 538 000 $. Cela dit, l’inflation ferait probablement diminuer de près de la moitié leur taux de croissance de 11,3 %, ce qui le laisserait environ 10 fois plus élevé que celui des contribuables gagnant moins de 100 000 $ en dollars de 2017.
Je ne peux pas cette année comparer les revenus de nos riches avec ceux des riches du reste du Canada comme je l’ai fait dans les billets précédents de cette série, car, comme mentionné en amorce, l’ARC n’a pas encore publié ses statistiques finales de la T1 pour 2018 (ni même ses statistiques préliminaires).
La proportion de femmes parmi les contribuables fut de 50,9 %, proportion identique à celle de 2017. En fait, leur nombre a augmenté de 1,02 % tandis que le nombre d’hommes augmentait de 1,08 %. Cette proportion (50,9 %) était un peu plus élevée que dans la population âgée de 18 ans et plus en 2018 (50,4 %, selon le tableau 17-10-0005-01).
Revenus et impôts
Les quatrième et cinquième colonnes (intitulées «Revenus» et «Impôts»), montrent que si les 7,5 % des contribuables les plus riches, soit celleux déclarant au moins 100 000 $, payaient 42,3 % des impôts en 2018, ils avaient déclaré 29,6 % des revenus, soit 3,9 fois plus que leur proportion parmi les contribuables. Et les contribuables qui ont déclaré au moins 250 000 $ ont payé 16,4 % des impôts, mais ont accaparé 10,6 % des revenus, soit 11,4 fois plus que leur proportion parmi les contribuables (0,93 %). Ces personnes ont en moyenne déclaré 537 751 $ chacune, soit 15,6 fois la somme médiane déclarée par les contribuables (celle dont la moitié des montants déclarés est plus élevée et la moitié est moins élevée), soit environ 34 484 $.
Il est aussi intéressant de noter que les contribuables qui ont déclaré au moins 250 000 $ ont payé 16,5 % de leurs revenus totaux en impôt provincial, soit 66 % de plus que la moyenne des autres contribuables (9,9 %, même si 34,8 % des contribuables n’en ont pas payé du tout, même s’iels ont gagné 11,9 % de tous les revenus). En fait, si on considère que les contribuables ne déclarent que la moitié de leurs gains en capital imposables, le véritable taux d’imposition des plus riches passe de 16,5 % à 14,8 %, taux moindre que celui des contribuables gagnant entre 200 000 $ à 249 999 $ (15,1 %), qui ont déclaré proportionnellement beaucoup moins de gains en capital (4,7 % de leurs revenus par rapport à 11,1 %) et le même taux (14,8 %) que celui des contribuables gagnant entre 150 000 $ à 199 999 $. Ce nouveau taux (14,8 %) n’est plus que 51 % plus élevé que la moyenne du taux d’imposition moyen des autres contribuables (9,8 %) au lieu de 66 % plus élevé si on ne tient pas compte du fait que seule la moitié des gains en capital sont déclarés. Notons aussi que les gains en capital sur la vente d’une résidence principale ne sont pas imposables et n’ont pas à être déclarés, ce qui a coûté à l’État québécois plus de 1,0 milliard $ en 2018 (voir sur cette page). Mais, comme ce gain en capital n’est pas déclaré, le document ne donne aucune information sur le revenu des contribuables qui bénéficient de cette dépense fiscale importante et ne déclarent pas ce gain en capital, ni sur la somme gagnée non déclarée.
Le tableau montre ensuite que les femmes n’ont déclaré que 41,9 % des revenus, même si elles représentaient 50,9 % des contribuables, et qu’elles payaient 38,7 % des impôts. En fait, le revenu moyen déclaré en 2018 par les hommes (55 783 $) était 43,5 % plus élevé que le revenu moyen déclaré par les femmes (38 865 $). Non seulement les femmes sont désavantagées sur le marché du travail par leur taux d’emploi moins élevé, leur salaire horaire plus faible et leur nombre inférieur d’heures travaillées (la différence des revenus d’emploi explique près de 73,5 % de l’écart de 43,5 %), mais elles ont aussi moins de revenus d’autres sources (environ 23 % de moins), même si elles reçoivent plus de transferts, notamment 67 % du crédit d’impôt pour frais de garde d’enfants, 90 % du soutien aux enfants, 80 % des prestations d’assurance parentale, 98 % des pensions alimentaires et 86 % des revenus de retraite transférés par votre conjoint.
Il est aussi intéressant de constater que notre système fiscal provincial est beaucoup moins progressif que le système fédéral, avec un taux maximal d’imposition de 25,75 %, à peine 72 % de plus que le taux actuel le plus bas de 15 % (comme en 2018), alors que la différence est bien plus grande au fédéral, les taux passant de 15 % à 33 % (en fait de 12,5 % à 27,6 % au Québec, en tenant compte de l’abattement du Québec remboursable de 16,5 %), une différence de 120 %, soit 67 % de plus que la différence au Québec. D’ailleurs, les contribuables québécois qui ont gagné 250 000 $ et plus par année ont payé en 2017 (je rappelle que les données fédérales pour 2018 ne sont pas encore publiées) 20,0 % de leurs revenus totaux en impôt fédéral, soit 138 % de plus que la moyenne des autres contribuables (8,4 %), écart plus de deux fois plus élevé que celui observé dans l’impôt provincial (66 %, je le rappelle).
Autres caractéristiques
La sixième colonne du tableau montre comment se répartit en fonction du revenu la Déduction pour frais d’exploration et de mise en valeur, qui est une déduction «relative aux ressources (notamment à l’égard d’actions accréditives ou d’autres participations) pour les frais d’exploration ou de mise en valeur engagés au Canada ou à l’étranger ou pour les frais engagés à l’égard de biens canadiens relatifs au pétrole ou au gaz» (voir la définition de la ligne 39 sur cette page). Déjà qu’il est douteux que l’État offre une déduction pour ce genre d’«investissement» (il dépense pour se faire vider son sous-sol ou même celui d’autres pays!), mais le tableau nous permet de constater que 92,1 % de cette déduction a été accordée en 2018 aux 7,5 % des contribuables qui ont déclaré un revenu d’au moins 100 000 $, et 69,7 % aux 0,93 % des contribuables ayant déclaré un revenu d’au moins 250 000 $ (soit 75 fois plus que leur proportion). Comme les femmes sont sûrement bien moins nombreuses dans les clubs des 100 000 $ et 250 000 $ et plus (le fichier ne fournit pas de données à ce sujet), on ne s’étonnera pas de constater qu’elles n’ont réclamé que 18,0 % de ces déductions, soit 2,8 fois moins que leur proportion parmi les contribuables (50,9 %).
Les deux dernières colonnes de ce tableau montrent que les plus riches bénéficient de façon hors-norme des deux types de revenus qui sont imposés à un taux inférieur à celui appliqué aux autres types de revenus. Les contribuables ayant gagné 250 000 $ et plus par année ont en effet accaparé 56,9 % des gains en capital (61 fois plus que leur proportion parmi les contribuables), imposés à 50 % de leur valeur, et 42,9 % des dividendes (46 fois plus que leur proportion parmi les contribuables), eux aussi imposés à un taux moindre (réduction dépendant du type de dividendes). Les femmes, de leur côté, n’ont déclaré que 33,9 % des gains en capital et 27,7 % des dividendes.
En plus, 69,9 % de la déduction pour gain en capital (donnée non illustrée dans le tableau) est allée aux contribuables gagnant 250 000 $ et plus. Or, cette déduction est essentiellement accordée aux exploitant.es agricoles qui vendent leur ferme (et dans quelques autres situations, voir l’explication de la ligne 54 sur cette page) et qui ne font généralement partie des plus riches qu’une seule fois dans leur vie, quand iels la vendent. Cette déduction explique aussi la présence de contribuables gagnant 250 000 $ et plus qui n’ont pas payé d’impôt (590 personnes) et qui ont reçu des sommes du crédit d’impôt pour la solidarité (1675 personnes), leur gain en capital déclaré étant effacé par la déduction pour gain en capital. Ces personnes n’ont sûrement pas déclaré beaucoup d’autres revenus en 2018…
Les contribuables les plus riches bénéficient aussi de façon disproportionnée, quoiqu’à un niveau moindre, des déductions associées aux Régimes enregistrés d’épargne retraite (REER). Les 0,93 % les plus riches ont bénéficié de 10,6 % de ces déductions (11,5 fois plus que la moyenne). Et j’imagine que si l’État ne contribuait pas autant à leur retraite, ils vivraient sûrement celle-ci dans la misère la plus abjecte… Voilà une bonne raison pour limiter davantage le plafond des sommes qu’on peut déposer dans un REER comme le recommandent QS et la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics (voir la solution 3). Finalement, les femmes ne déclarent que 38,4 % de ces déductions.
Et alors…
La plus grande surprise que j’ai eue en analysant les statistiques fiscales des particuliers de 2018 est l’ampleur de la hausse du nombre de contribuables gagnant 250 000 $ et plus. Il était prévisible que leur nombre ait augmenté de 11,8 % en 2017, compte tenu de la hausse de seulement 0,11% en 2016 en raison du devancement de leurs revenus de dividendes en 2015, mais je ne pensais pas que ces événements auraient aussi eu un impact aussi important (hausse de 11,3 %) en 2018.
Cela dit, la conclusion de ce billet demeure la même que pour les années précédentes : «Et, je n’ai parlé que des sommes déclarées par les riches, pas de l’évasion fiscale ni des paradis fiscaux…», tout en sachant que les proportions de revenus détournés dans ces paradis ont plus tendance à augmenter qu’à diminuer. Il est aussi probable que la hausse de l’exercice en société des activités des membres des ordres professionnels (voir ce billet), notamment des médecins, ait fait diminuer artificiellement le nombre des contribuables gagnant au moins 250 000 $ et le revenu que ces personnes déclarent. Malgré ces phénomènes et les plaintes qu’on entend année après année sur le fait qu’on n’a pas assez de riches au Québec, leur nombre ne cesse d’augmenter, et ce, bien plus rapidement que les autres contribuables! Mais, le gâteau ne sera jamais assez gros pour qu’ils acceptent de le partager davantage, à moins qu’on les y contraigne!
Notons finalement que Revenu Québec publie aussi des données préliminaires sur les statistiques fiscales. Celles de 2019 sont sur cette page. On y trouve entre autres des données sur le nombre de contribuables gagnant entre 500 000 $ et 1 000 000 $ (13 060, ou 0,19 % des contribuables), et 1 000 000 $ et plus (4402, ou 0,066 % des contribuables). Malheureusement, on ne peut pas comparer ces données avec celles des années précédentes ni avec les données que j’ai utilisées, car il s’agit de données préliminaires. D’ailleurs, cette page recense 6 703 284 contribuables en 2019, 64 000 ou 0,95 % de moins que le nombre de contribuables en 2018 compilé dans les documents utilisés pour ce billet (6 767 261). Cela dit, elle donne une idée du nombre d’ultra-riches au Québec. Et, oui, il y en a!
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