Mesurer le racisme
Avec son livre Mesurer le racisme, vaincre les discriminations, Thomas Piketty tente «d’imaginer un nouveau modèle, transnational et universaliste, qui replace la politique antidiscriminatoire dans le cadre plus général d’une politique sociale et économique à visée égalitaire et universelle, et qui assume la réalité du racisme et des discriminations – pour se donner les moyens de les mesurer et de les corriger, sans pour autant figer les identités, qui sont toujours plurielles et multiples».
Identité partout, justice nulle part : «En Europe comme aux États-Unis, en Inde ou au Brésil, le débat politique vire de plus en plus souvent à l’hystérie identitaire et à l’obsession des origines. En France, de nouveaux tribuns de droite et d’extrême droite agitent quotidiennement les haines antimigrants et la peur du «grand remplacement», en oubliant au passage que le pays s’est bâti depuis des siècles sur de multiples métissages». C’est malheureusement trop souvent le cas aussi au Québec. L’auteur présente les spécificités nationales (en France, en Inde et en Europe) et les caractéristiques principales de ces haines dans le contexte actuel. Il conclut en déplorant la trop petite place que prennent les propositions touchant la justice, l’égalité des droits, la mesure du racisme et la lutte contre les discriminations sur la place publique et dans le discours politique.
Pour un modèle universaliste de lutte contre les discriminations : Il n’y a pas de «modèle parfait permettant de lutter contre le racisme et les discriminations». Si on ne peut pas importer un modèle d’autres pays, on peut quand même retenir des leçons de leurs expériences pour inventer un nouveau modèle qui «assume la réalité du racisme et des discriminations, et se donne les moyens de les mesurer et de les corriger». L’auteur explique en détail ces deux composants essentiels de la lutte contre le racisme et les discriminations.
Les hypocrisies de la «discrimination positive» : L’auteur critique ici l’hypocrisie des dispositifs qui prétendent viser à «donner plus à ceux qui ont moins» en allouant «des moyens supplémentaires aux écoles et établissements les plus défavorisés», alors que les données montrent que c’est l’inverse. Il donne comme exemple l’expérience et les salaires des enseignant.es qui sont moins élevés dans les milieux les plus défavorisés que dans ceux les plus huppés.
L’égalité éducative et territoriale : toujours proclamée, jamais réalisée : La situation est encore pire à l’éducation supérieure, où l’État dépense de trois à quatre fois plus dans les grandes écoles dont les étudiant.es font massivement partie des classes les plus riches que dans les autres universités (voir ce billet). L’auteur donne d’autres exemples de services publics favorisant les personnes plus favorisées. Il propose finalement quelques mesures qui contribueraient vraiment à lutter contre le racisme et les discriminations.
Objectiver le racisme, mettre en place un suivi annuel des discriminations : L’auteur aborde les discriminations à l’embauche en présentant des études sur le sujet. Ce sont les personnes musulmanes qui les subissent avec le plus d’ampleur.
Mettre en place un Observatoire national des discriminations : L’auteur présente les mandats que pourrait se voir confier un Observatoire national des discriminations (études sur l’ampleur, l’évolution et les victimes des discriminations à l’embauche par secteurs d’emploi, dans le secteur du logement, dans le profilage policier, dans le cinéma français, etc.).
Vaincre les discriminations sans figer les identités : Il faut aussi obtenir plus d’information sur les discriminations en milieu de travail (salaires, promotions, postes obtenus, etc.), par exemple en ajoutant des questions aux recensements (qui sont annuels en France), notamment sur le pays de naissance des parents.
Faut-il aller au-delà du pays de naissance des parents? : L’auteur répond par la négative à la question de ce chapitre, car la priorité est «de commencer par utiliser cette information pour promouvoir une politique antidiscriminatoire ambitieuse et par analyser sereinement et patiemment les progrès qu’il est possible de faire avec un tel système d’observation». Il pourrait être possible d’ajouter des questions selon les observations, les lacunes et les besoins qui seront ressortis de cette analyse.
Les problèmes posés par les référentiels ethno-raciaux à l’anglo-saxonne : L’auteur préfère les questions qu’il propose (sur les pays de naissance des parents) à celles posées aux États-Unis et au Royaume-Uni, basées sur la perception de son appartenance ethnique et explique pourquoi. Il montre aussi que les conséquences des mariages mixtes sur ces questions sont importantes et que ces mariages sont aussi un indicateur intéressant de la discrimination dans un pays.
Pour un système flexible et dynamique de mesure de la diversité : Les questions sur l’appartenance ethnique ont aussi pour effet de «figer durablement des identités et des antagonismes qui étaient initialement beaucoup moins tranchés», si on se fie aux expériences dans quelques pays africains et en Inde. L’auteur montre aussi que les systèmes de quotas basés sur l’appartenance ethnique doivent être utilisés avec prudence et qu’on doit en général leur préférer les politiques égalitaires universelles avec des mesures pour combattre les discriminations «s’appuyant sur des informations objectives portant sur le pays de naissance des parents» ou de leurs ascendants au besoin.
Comment inventer de nouvelles formes de neutralité religieuse? : «Le modèle de laïcité à la française aime se présenter comme parfaitement neutre», mais le financement massif des établissements scolaires catholiques et les subventions fiscales (qui en plus avantagent les dons des contribuables les plus riches) aux établissements religieux catholiques contredisent cette prétention (tout comme ici). L’auteur propose une façon plus juste et plus égalitaire de subventionner et financer ces organismes.
Du grain à moudre pour sortir des impasses identitaires : «Ce petit livre n’a qu’une seule ambition : montrer qu’il est possible de débattre concrètement de la meilleure façon de lutter contre les discriminations et de permettre le vivre-ensemble». Si on exclut les extrémistes qui ne sont pas intéressé.es à débattre, l’auteur croit «qu’il est possible d’imaginer un assez large consensus sur un grand nombre de points». Et il conclut :
«Aussi influents puissent-ils sembler dans le climat actuel d’hystérie droitière et d’obsession identitaire, les aigris finiront par laisser leur place. Hâtons-nous de préparer le monde suivant!»
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Pourquoi pas? Il n’est tout d’abord pas bien long (72 pages selon l’éditeur et 38 pages dans la version électronique que j’ai lue) et adopte le style bien connu de l’auteur : une analyse fine de la situation, puis des propositions de solutions, présentées comme des pistes à explorer et à développer à la suite de débats. Ce livre est assez centré sur la situation en France, mais comme le sujet abordé nous touche aussi, la réflexion de l’auteur peut alimenter la nôtre. Petit défaut, les 39 notes, aussi bien des références que des compléments d’information, sont à la fin du livre, ce qui est moins fatigant avec la version électronique que j’ai lue.