Nous sommes à la croisée des chemins
En cherchant un des vieux billets de ma série sur les expressions qui me tapent sur les nerfs, je me suis rendu compte que je n’en ai pas écrit depuis plus de deux ans et demi, alors que j’en avais publié 32 en 10 ans, dont 29 en sept ans (plus de quatre par année). Pourtant, ma liste est encore bien garnie!
Celle que j’aborde aujourd’hui n’est pas la plus tannante, mais est utilisée fréquemment de façon abusive. C’est ce que je vais tenter de démontrer avec de nombreux exemples.
Définition
Les définitions de cette expression que j’ai trouvées vont du très général, par exemple «Au moment de faire un choix» ici et ici, à un peu plus spécifique et exigeant, par exemple «face à l’obligation de choisir entre plusieurs options» et à un aspect plus fondamental, comme «Être à un moment de sa vie où on doit faire un choix délicat». De mon côté, je l’ai toujours interprétée en fonction de cette dernière définition et l’ai toujours associée à un choix immédiat, ce qui explique que je trouve qu’on en abuse souvent. On notera que cette dernière définition est la seule des quatre qui vient d’un site québécois, les deux plus générales provenant de deux sites de France et l’intermédiaire d’un site international. Il est donc possible que cette expression n’ait pas tout à fait le même sens partout.
Historique
Ça fait très longtemps que l’abus de cette expression me tape sur les nerfs. Je me souviens quand j’ai commencé à travailler au gouvernement fédéral, il y a plus de 40 ans, comme agent de projets dans des programmes de création d’emploi et de formation, nous avions créé un journal syndical que nous avons baptisé Le projecteur. Rien de très original, même si nous avions hésité avec Le projectile, que nous avons trouvé un peu trop agressif… Il faut dire que, à l’époque, 80 % du personnel de notre direction était contractuel, parfois avec des contrats d’une durée d’à peine un mois. J’ai par exemple eu 13 contrats avant de devenir permanent. Dans ce contexte, le président de notre local syndical (qui comptait environs 500 membres répartis dans chaque région du Québec), un des rares permanents, a justement intitulé un texte «Nous sommes à la croisée des chemins», alors que nous l’étions au moins six fois par année et que ce texte était plutôt un historique de notre direction et donc, de notre local syndical. C’était un bon texte, mais j’ai grincé des dents, car ce moment n’avait rien de particulier et cette supposée croisée n’avait rien d’immédiat.
Disons que quand nous avons tenu un vote de grève illégale deux ou trois ans plus tard dans toutes les provinces (j’étais rendu président du local pour le Québec, où elle a été adoptée en premier à la suite d’une proposition d’un membre de Sherbrooke, mais c’est moi qui ai convaincu les membres des autres provinces d’embarquer, et me suis convaincu par la même occasion!), à ma connaissance le seul vote de grève illégale à avoir été tenu au gouvernement fédéral, nous étions drôlement plus à la croisée des chemins! Comme nous exigions les deux tiers des voix pour tenir cette grève et que nous n’avons eu «que» 60 % (avec un résultat semblable dans chacune des provinces), cette grève n’a pas eu lieu. En fait, ce fut le meilleur des mondes, car il y aurait sûrement eu de nombreuses mises à pied ou non renouvellement de contrats si les deux tiers avaient été atteints (les membres en étaient pleinement conscient.es, ce qui montre à quel point iels en avaient assez de la situation qui prévalait, et ce, partout au Canada), et, avec ce résultat, nous avions mis une grosse pression sur l’employeur (et sur notre syndicat national, dont le président m’avait écrit pour me chicaner, me dire que notre local n’avait pas le droit de tenir ce genre de vote!) sans en subir de conséquences négatives. On a obtenu pas mal ce que nous voulions deux ans plus tard, à la suite d’autres actions, surtout d’une, que je ne raconterai pas! Ça, c’était une véritable croisée des chemins, même si nous n’avons jamais utilisé cette expression! Je m’égare, mais je voulais bien montrer que l’abus de cette expression me tape sur les nerfs depuis longtemps et illustrer clairement la différence entre un choix banal et une véritable croisée des chemins, sans possible retour en arrière.
Déclencheur
En fait, c’est une lettre ouverte publiée par la revue Ricochet, qui s’est jointe il y a bientôt un an à Press Progress et au site Majeur pour former la revue Pivot, et intitulée Québec solidaire à la croisée des chemins qui m’a fait mettre en 2017 cette expression dans la liste de celles qui me tapent sur les nerfs. Elle portait sur le départ de Françoise David du poste de porte-parole de QS et sur l’arrivée probable de Gabriel Nadeau-Dubois et de Manon Massé comme porte-parole (ce qui fut fait peu après). S’il s’agissait de fait d’un moment charnière, je ne voyais pas en quoi cela était une croisée des chemins. Entre où et où? En fait, l’auteur proposait entre autres à QS de laisser tomber sa position souverainiste (et la convergence souverainiste, que QS n’a jamais appuyée), ce qui n’a carrément jamais été à l’ordre du jour d’un congrès de QS depuis l’adoption de sa déclaration de principes lors de son congrès de fondation en février 2006. Il invoquait notamment des motifs stratégiques alors que QS a plus que doublé ses appuis et plus que triplé sa députation l’année suivante. Peut-être que l’auteur était à la croisée des chemins pour son appui à QS, mais QS ne l’était certainement pas sur les enjeux qu’il soulevait.
Exemples plus récents
– Sur l’urgence climatique : J’ai trouvé plusieurs textes appliquant cette expression à l’urgence climatique. En voici deux :
- «Encore faut-il une volonté politique. Nous sommes arrivés à la croisée des chemins sur le plan climatique et nous ne pouvons plus nous permettre d’emprunter la même route de manière insouciante», août 2022. En fait, nous sommes quant à moi à la croisée des chemins en environnement depuis au moins 50 ans, lors de la parution du rapport Meadows. Dans la situation actuelle, parce que «nous» avons choisi le mauvais chemin à répétition (en fait, sans vraiment choisir, en ignorant simplement les appels à l’action) et ne l’avons pas vraiment changé par la suite, si ce n’est quelques légères bifurcations, je préfère dire que nous allons rentrer dans le mur sans changement majeur. On pourrait aussi dire qu’il n’est plus minuit moins cinq, mais minuit et cinq!
- «Nous sommes à la croisée des chemins. Les décisions prises aujourd’hui peuvent nous assurer un avenir viable. Nous avons les outils et le savoir-faire pour limiter le réchauffement climatique» – Hoesung Lee, président du GIEC, avril 2022. J’ai en fait vu cette citation sur une dizaine d’articles rapportant le même événement. Cette utilisation n’est peut-être pas abusive comme telle, mais est rendue au contraire un euphémisme. En effet, comme je l’ai mentionné dans le premier exemple, elle a été tellement répétée sur ce sujet qu’elle ne souligne pas assez l’urgence de la situation. En effet nous avons globalement poursuivi notre route sur le même chemin depuis 50 ans, ignorant toutes les croisées des chemins, et roulons allégrement sur celui qui mène au mur (pas au pied du mur, directement en son centre)!
– Sur les négociations au sujet du nucléaire iranien : «Nucléaire iranien: les négociations à la croisée des chemins». Comme cet article date de février dernier et que ces négociations se poursuivent, il ne semble pas que le moindre choix ait été fait à ce moment et que, dans ce cas aussi, il n’y a simplement pas eu de choix encore. Il n’y avait donc rien d’immédiat dans cette situation.
– Sur l’union entre les deux factions du parti conservateur du Canada : «Ce mariage de raison célébré le 6 décembre 2003 se retrouve, 18 ans plus tard, à la croisée des chemins», février 2022. Oui, il y a une possible croisée des chemins (et on ne parle pas ici de l’orientation du parti, mais de la survie de l’union), mais elle se concrétisera en fait après l’élection à la chefferie, peu importe quel.le chef.fe sera élu.e. En février dernier, il n’y avait manifestement pas de choix immédiat à faire. Il s’agissait plutôt une annonce que cette croisée s’en venait probablement, cette probabilité ayant nettement augmenté depuis la parution de cet article. Et en fait, l’ensemble du parti ne pourra pas choisir le chemin, ce sont les membres insatisfait.es qui le feront, en décidant de rester, de quitter simplement ou en fondant un nouveau parti.
– Sur les choix du cimetière Notre-Dame-des-Neiges : «Le plus grand cimetière du Canada à la croisée des chemins», juillet 2022. En fait, on ne saisit pas bien les choix en lisant cet article, cette expression ne se retrouvant que dans le titre. Le choix semble être entre boucler son budget en ne rendant pas les services payés par la clientèle ou rendre ces services et faire faillite. C’est plus un cas de passer de Charybde en Scylla, aucun choix ne permettant d’éviter un désastre (à moins qu’une troisième option se présente, ce dont l’article ne parle pas). Le président du syndicat parle plutôt d’un cercle vicieux, ce qui me semble une expression plus appropriée.
– Sur les recommandations du rapport de la coroner au sujet des décès survenus en CHSLD au printemps 2020 : «Nous sommes à la croisée des chemins. Cette tragédie qui aura malheureusement marqué l’histoire du Québec doit nous pousser à innover et à sortir des paradigmes institutionnels» mai 2022. Trois mois plus tard, on attend toujours pour connaître le choix de la route et donc le sort de ses 20 recommandations! La croisée n’était donc pas là encore, et aucun choix immédiat ne s’imposait.
J’ai aussi lu cette expression :
- sur le sort du camionnage (!) en raison de la «pénurie» de camionneur.euses : en fait, on n’y propose pas vraiment de choix, ce n’est qu’un constat; rappelons en plus que cette profession était supposément parmi les plus susceptibles de disparaître, selon les futurologues de l’automatisation, qui auraient donc pu dire que c’étaient les camionneur.euses qui étaient à la croisée des chemins, croisée qui était en fait inexistante…;
- sur le capital humain en raison des conflits, des changements climatiques et de la pandémie de COVID-19 : pourtant, il n’y a aucun choix ici, seulement des discussions menant à des recommandations;
- sur les rencontres entre le pape et les Autochtones pour la réconciliation : pas sûr non plus du choix qui a été fait. Le choix le plus important a été fait quand le pape a décidé de venir ici, de rencontrer les Autochtones et de s’excuser (s’il l’a vraiment fait…);
- sur l’avenir du cinéma, notamment dans le contexte de la popularité des plateformes numériques : même l’auteur de cette expression, Guillermo Del Toro, dit qu’il exagère en comparant la situation actuelle avec celle de l’arrivée du cinéma parlant; et les artisan.es du cinéma ne prendront pas nécessairement le même chemin, et pas tout de suite!
- lorsque le bail d’un local d’affaires arrive à échéance (!) : est-ce vraiment un moment de sa vie où on doit faire un choix délicat? Ce sujet est moins fondamental que les précédents, mais il s’agit vraiment d’un choix déterminant à faire rapidement;
- et quelques autres qu’il deviendrait lassant de décrire!
Et alors…
Finalement, la rédaction de ce billet et cette recherche ont eu un effet calmant sur mes nerfs. En effet, j’ai trouvé la plupart des exemples que j’ai présentés moins irritants que je l’aurais pensé. La plupart de ces utilisations sont loin d’être appropriées et sont abusives, mais tant que ça. J’aurais bien sûr pu en chercher davantage pour en trouver des plus poches, mais cela n’aurait pas été du jeu. Devant cette croisée des chemins, j’ai choisi de ne pas tricher!
J’ajouterai que, dans ma vie, j’ai rarement fait des choix déterminants lors de croisées importantes et que ce sont davantage les événements et le hasard qui ont choisi pour moi. Par exemple, j’ai failli refuser l’emploi d’agent de projets dont je parlais au début de ce billet, parce qu’on ne m’offrait qu’un contrat de sept semaines et que j’enseignais un cours au cégep. Une amie avec qui j’en parlais m’a traité d’épais et j’ai finalement accepté ce contrat (et ai fait déplacer mon cours de soir) et suis resté avec cet employeur 38 ans! Autre exemple, c’est parce que je voulais regarder un match de football un dimanche après-midi que j’ai retardé la signature d’un bail et que je me suis fait offrir un logement bien plus intéressant ailleurs, logement que j’occupe depuis 42 ans! Pire, je l’ai acheté un an plus tard à un prix qu’on trouverait dérisoire de nos jours seulement pour ne pas me faire évincer… Bref, le hasard a souvent choisi pour moi le chemin que j’ai suivi lors de croisées importantes de ma vie! Et vous?
«On a obtenu pas mal ce que nous voulions deux ans plus tard, à la suite d’autres actions, surtout d’une, que je ne raconterai pas!»
Ahhh! Y’a de l’intérêt pourtant!
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Si tu y tiens…
Nos patrons avaient décidé de profiter du retard qu’avait pris le ministre des Finances, Michael Wilson, pour annoncer les programmes de création d’emplois et de formation pour mettre fin à une centaine de contrats au moins, dont la majorité des membres avaient au moins quatre ans d’ancienneté (après cinq ans, les employé.es pouvaient être nommé.es permanent.es). Ils auraient alors transféré des employé.es permanent.es qui étaient en surplus dans les centres d’emplois quand les programmes seraient annoncés. En rencontre patronale-syndicale, nous avons évidemment argumenté que, surtout que ces programmes seraient annoncés en retard, ce n’étaient surtout pas le temps de remplacer des employé.es expérimenté.es par des gens ne connaissant pas du tout le travail. Nous avons proposé d’accorder des congés sans solde si les programmes n’étaient pas annoncés, et d’attendre au moins trois mois avant de mettre fin aux contrats. De cette façon, les employé.es ne subiraient pas de bris de contrats et de pertes d’avantages (échelon salarial, ancienneté pour les avantages sociaux, et bien d’autres). Cette proposition a été rejetée du revers de la main. Des membres avaient d’ailleurs déjà reçu leur lettre de fin de contrats.
Quand nous avons appris que le ministre d’Emploi et immigration Canada (je crois que le ministère s’appelait encore ainsi), Benoit Bouchard, se rendrait à Trois-Rivières le soir même de cette rencontre patronale-syndicale, nous avons organisé une manif à laquelle des membres d’un peu partout au Québec (dont du Saguenay, région du ministre) ont participé (je me suis fait engueuler avec raison de ne pas avoir appelé nos membres de la Gaspésie, croyant qu’ils n’auraient jamais le temps de se rendre : «ça, ça aurait été notre problème, pas le tien!»…). Pour faire une histoire moins longue (elle ne peut pas être courte), on a rencontré le ministre (nous étions quatre, dont trois de notre local et un des centres d’emploi qui a tenté de faire dévier les revendications pour les siennes, sans succès; d’ailleurs, les journaux locaux ne parlaient que de ces problèmes le lendemain, car il était le seul pouvant parler au médias, nous n’ayant pas le droit), je lui ai raconté la patronale-syndicale du matin et notre proposition de congé sans solde. Il n’en revenait pas que cette proposition n’ait pas été considérée. Il faut dire que je savais que ce ministre appréciait beaucoup le travail de nos membres (c’était le cas partout au Canada; nous avons aussi évité des fins de contrat une autre fois avant cela avec une campagne de lettres aux organismes financés par nos programmes et aux député.es avec succès), mais pas du tout celui des employé.es des centres d’emploi. L’idée était d’utiliser cette information, sans dénigrer nos collègues des centres d’emploi («j’ai beaucoup de respect pour nos collègues des centres d’emploi, mais comme il faudrait livrer ces programmes rapidement si vous les annoncez, ce serait préférable que ce soit fait par des employé.es expérimenté.es»). Bref, le lendemain matin, nos membres qui avaient reçu des lettres de fins de contrat ont trouvé en entrant au travail de nouveaux contrats sur leur bureau! Cela avait été fait durant la nuit!
Assez spécial comme journée!
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Tu parles d’une mobilisation rapide et réussie, c’est vraiment bien joué. Merci du partage!
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Et je n’ai pas parlé de l’après-midi consacré à écrire des pancartes, la plupart humoristiques.
Quelques années plus tard, à mon retour d’une entente de détachement de trois ans dans une centrale syndicale, j’ai participé à un salon sur l’emploi pour l’employeur. En me présentant à l’autre personne qui tenait le stand, celui-ci me dit «ah, le gars grâce à qui j’ai encore une job!». Il était un des membres qui avait reçu une lettre de fin de contrat remplacée le lendemain par un contrat. J’ai bien sûr répondu que c’était plutôt grâce à l’action collective que nous avions gagné. Cela dit, comme j’étais déprimé à mon retour au fédéral, cette anecdote m’a remonté le moral!
J’ai oublié de dire que ces contrats ont permis à la majorité des membres qui avaient quatre ans d’ancienneté d’obtenir leur permanence, ce pourquoi je disais dans le billet que nous avons obtenu pas mal ce que nous voulions deux ans après le vote de grève illégal.
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«mobilisation rapide et réussie»
J’ai souvent dit que nous avons été très chanceux. Par contre, c’est grâce à la crédibilité que notre local syndical a bâti avec le temps que nous avons pu mobiliser aussi rapidement nos membres et pu profiter de cette chance. Je me rappellerai toujours un des membres passablement à droite et antisyndical (il n’y en avait pas beaucoup, mais quelques-un.es) venir à cette manif, tenir des pancartes et lancer des slogans. Spécial!
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