Les postes vacants dans les pays de l’OCDE et les emplois manquants aux États-Unis
Je vais présenter dans ce billet deux études récentes portant sur deux des sujets touchant le marché du travail les plus débattus en cette période, soit les postes vacants dans les pays de l’OCDE et ce qu’on appelle les travailleur.euses et les emplois manquants aux États-Unis.
La hausse des postes vacants dans les pays de l’OCDE après la crise de la COVID-1
L’étude intitulée The post-COVID-19 rise in labour shortages de Orsetta Causa, Michael Abendschein, Nhung Luu, Emilia Soldani et Chiara Soriolo a été publiée en juillet 2022 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). J’en ai pris connaissance par un résumé publié le 28 novembre sur le site VoxEU du Centre for Economic Policy Research (CEPR).
1. Introduction : Même si la reprise après les confinements dus à la pandémie de COVID-19 fut globalement forte dans les pays de l’OCDE, elle fut inégale selon ces pays (comme le montre le graphique ci-contre qui présente l’évolution du taux d’emploi dans sept pays, notamment selon les mesures adoptées dans chacun des pays) et selon les groupes de travailleur.euses, et a été caractérisée presque partout par une forte hausse du nombre de postes vacants, phénomène sur lequel porte cette étude.
2. La hausse du taux de postes vacants : Dans de nombreux pays de l’OCDE, le nombre de postes vacants a fortement augmenté entre les quatrièmes trimestres de 2019 et de 2021, et approchait et même dépassait dans quelques pays le nombre de chômeur.euses. En fait, le taux de postes vacants a augmenté dans 25 des 27 pays analysés. Les industries dont ce taux a le plus augmenté étaient la fabrication, l’hébergement et la restauration, la construction et les soins de santé et l’assistance sociale, même si le nombre d’emplois dans quelques-unes de ces industries avait diminué, comme on peut le voir dans le graphique ci-joint pour le Canada.
Les auteur.es soulignent que les hausses les plus fortes de ce taux ont été observées dans des industries à bas salaires, avec des conditions de travail difficiles ou avec de nombreux contacts personnels et peu de possibilités de travail à domicile. À l’aide en plus de données provenant de sites d’offres d’emplois, les auteur.es ajoutent que ces offres avaient augmenté le plus dans des professions liées au nettoyage, aux soins personnels, aux soins infirmiers, à l’assistance médicale et au recrutement (comme les professionnel.les en ressources humaines). Le graphique ci-contre montre l’évolution du nombre d’offres d’emploi sur ces sites au Canada entre les mois de février 2020 et 2022, avec une hausse de plus de 60 % entre ces deux mois.
3. Facteurs expliquant potentiellement la hausse du nombre de postes vacants : Les auteur.es mentionnent certaines explications provenant d’études antérieures, notamment que :
- beaucoup de femmes et de personnes âgées ont quitté le marché du travail aux États-Unis par peur de la maladie, en raison de problèmes de santé ou de fermeture d’écoles et de garderies, et n’y sont pas revenues. Iels précisent toutefois que les taux d’activité des femmes et des personnes âgées ont en fait augmenté dans la plupart des pays (mais qu’ils ont de fait baissé, mais dans seulement trois des 27 pays analysés, dont aux États-Unis dans les deux cas, femmes et personnes âgées);
- le taux de départs volontaires a augmenté fortement dans les pays où le taux de postes vacants a le plus augmenté. Encore là, cela est vrai aux États-Unis, mais cette fois aussi dans une quinzaine d’autres pays, mais parfois de très peu. Ce facteur n’est pas à rejeter, mais il s’explique aussi par d’autres facteurs qui peuvent différer d’un pays à l’autre, dont le transfert du rapport de force vers les travailleur.euses qui ont pu être plus nombreux.euses à quitter des emplois mal payés ou avec de mauvaises conditions de travail pour des emplois de meilleure qualité (salaire, respect, horaire, possibilités de promotions, etc.) parfois dans la même industrie et dans la même profession, mais aussi dans des emplois différents. Iels ajoutent que des recherches sont en cours pour creuser ces facteurs plus à fond grâce à de nouvelles sources de données, et que la corrélation
entre les taux de départ et de postes vacants par industrie est très forte aux États-Unis, comme on peut le constater sur le graphique ci-contre;
- la pandémie a causé des changements structurels importants auxquels les employeurs et les travailleur.euses n’ont pas eu le temps de s’adapter (c’est une explication que j’ai mentionnée à de nombreuses reprises, notamment dans ce billet) ou auxquels ils ne veulent pas s’adapter!
Iels concluent que les départs d’emplois de faible qualité sont manifestement le facteur qui explique le plus la hausse des taux de postes vacants, ce qui correspond à une conclusion à laquelle je suis arrivé pour le Canada et le Québec.
4. Implications pour le développement de politiques : Les auteur.es reviennent sur leurs principaux constats et émettent quelques recommandations :
- améliorer la protection sociale des travailleur.euses (services de santé, congés de maladie, hausses des prestations de l’assurance-chômage, etc.);
- offrir des horaires de travail plus flexibles, la possibilité du télétravail et plus de formation;
- améliorer la réglementation du travail, lutter contre les inégalités salariales (globalement et entre les hommes et les femmes) et offrir de meilleurs services de garde;
- améliorer les mesures actives sur le marché du travail, dont l’offre de programmes de requalification pour les personnes sur et hors du marché du travail;
- améliorer le rapport de force des travailleur.euses, surtout sur les marchés où les entreprises ont un pouvoir monopolistique, et réduire les barrières à la mobilité des travailleur.euses (dont les exigences des métiers réglementés et les clauses de non-concurrence);
- favoriser l’immigration internationale avec des programmes d’intégration et de reconnaissance de la formation et des expériences de travail acquises à l’étranger.
Les travailleur.euses «manquant.es» et les emplois «manquants» depuis la pandémie
L’étude intitulée “Missing” Workers and “Missing” Jobs Since the Pandemic de Bart Hobijn et Ayşegül Şahin a été publiée en novembre 2022 par la Federal Reserve Bank of Chicago. J’en ai pris connaissance sur le site du National Bureau of Economic Research (NBER) et j’ai ensuite cherché et trouvé une version gratuite.
1. Introduction : Malgré la reprise rapide et forte après la période de confinement aux États-Unis, deux indicateurs montrent encore une reprise en demi-teinte. Le taux d’activité tire encore de l’arrière de 1,2 point de pourcentage par rapport à sa tendance observée de 2015 à 2019, ce qui équivaut à 3 millions de travailleur.euses manquant.es, et le nombre d’emplois salariés non agricoles de 5,8 millions (voir le graphique ci-contre), soit près du double. L’objectif de cette étude est d’établir s’il manque vraiment de travailleur.euses et d’emplois, et, si oui, combien.
2. Des emplois salariés et de l’activité aux travailleur.euses et emplois manquants : Comme ces deux évaluations des travailleur.es et des emplois manquants viennent de deux enquêtes différentes, il faut en premier lieu identifier les différences entre ces deux enquêtes et estimer l’écart entre les données qu’elles comptabilisent, ce que les auteur.es font avec de jolies équations.
3. Les travailleur.euses manquant.es et le cycle de l’activité : Les auteur.es tentent d’estimer la tendance qu’aurait vraiment suivi l’évolution du nombre de travailleur.euses sans la pandémie et d’estimer ainsi s’il en manque vraiment. Dans cette estimation, iels analysent cinq facteurs (regroupés en trois sections) expliquant l’évolution du nombre de travailleur.euses :
- la croissance de la population adulte : iels estiment que la population adulte était en octobre 2022 moins élevée que prévu de 450 000 personnes, surtout en raison de la baisse de l’immigration et, dans une moindre mesure, de la hausse des décès durant la pandémie (en excluant les décès dans les établissements de santé et de personnes âgées, car ces personnes sont par définition exclues de la population adulte dans ces enquêtes); cette différence dans la hausse de la population explique la baisse d’environ 260 000 des travailleur.euses, soit moins de 9 % de celle de 3,0 millions mentionnée en introduction;
- le taux de chômage et la croissance de l’emploi salarié non agricole : si la tendance antérieure du taux de chômage s’était maintenue, il serait passé de 3,5 % en février 2020 à 2,3 % en octobre 2022, faisant augmenter le nombre de travailleur.euses d’environ 1,8 million; or, personne à l’époque ne prévoyait que le taux de chômage baisse encore, mais plutôt qu’il se stabilise à ce niveau (3,5 %), taux qui était plus élevé de 0,2 point de pourcentage à 3,7 % en octobre 2022; les auteur.es en concluent que ces quelque 1,8 million de travailleur.euses ont été incorrectement jugés manquant.es; cette «erreur» retranche donc 60 % des 3,0 millions de travailleur.euses manquant.es dans le calcul de départ;
- les tendances et les cycles d’activité : si la croissance observée de 2015 à 2020 s’était maintenue, le taux d’activité aurait augmenté d’environ 0,3 point de pourcentage, ajoutant environ 700 000 travailleur.euses; cette tendance entre toutefois en conflit avec le vieillissement de la population et les changements de comportement face au marché du travail observés entre les cohortes depuis le début du siècle qui ont fait passer le taux d’activité de plus de 67 % en 2000 à moins de 63 % en 2014, avant qu’il se remette à monter pour atteindre 63,4 % en février 2020; en fait, plus d’économistes s’attendaient avant la pandémie à une baisse du taux d’activité plus importante qu’elle ne l’a été qu’il y en avait qui prévoyaient une baisse moins forte (personne ne prévoyait une hausse); les auteur.es tiennent aussi compte des tendances du taux de chômage qui ne pouvait plus baisser (les chômeur.euses faisant partie de la population active) et portent leur attention sur les flux d’entrée et de sortie du marché du travail en analysant leurs cycles dus à la plus forte tendance (environ 10 fois!) des chômeur.euses à devenir inactifs que les personnes en emploi, et aux tendances moins linéaires des flux d’entrée sur le marché du travail; iels estiment en conclusion que ce facteur jumelé aux deux précédents explique la totalité des 3 millions d’emplois supposément manquants.
4. Analyse du nombre d’emplois manquants : Pour appliquer les bonnes tendances aux emplois comme iels viennent de le faire pour les travailleur.euses, les auteur.es appliquent les cinq facteurs analysés dans la section précédentes au nombre d’emplois salariés non agricoles en tenant compte des différences entre les deux enquêtes et concluent que les changements réels de tendances du taux de chômage (+0,2 point de pourcentage) et du taux d’activité (-0,3 point) expliquent un manque de 820 000 emplois, et la baisse de croissance de la population en explique 260 000, pour un total d’un peu moins de 1,1 million d’emplois vraiment manquants. Cette section étant purement mathématique, il y a peu de choses à commenter.
5. Implications pour la croissance future de l’emploi salarié non agricole : Comme la hausse perdue de la population ne reviendra pas à moins d’un rebond majeur de l’immigration, les auteur.es commencent leur analyse en considérant qu’il restait en fait en octobre 2022 environ 820 000 emplois à rattraper pour que l’emploi salarié non agricole corresponde au niveau qu’il aurait atteint sans la pandémie. En examinant les prévisions sur le taux d’activité, le taux de chômage, la croissance de la population et le rythme mensuel de l’augmentation de l’emploi des derniers mois, les auteur.es estiment que le rattrapage complet de ces emplois manquants se réaliserait au début du printemps 2023 et qu’il pourrait même le surpasser par la suite, si ce n’était de la politique monétaire actuelle (hausse du taux directeur, qui a encore augmenté de 0,5 point hier et qui devrait augmenter encore d’ici quelques mois). Conséquence de cette politique, on peut s’attendre à ce que le rythme d’augmentation de l’emploi ralentisse, voire s’inverse, ce qui empêchera le rattrapage complet dans un avenir rapproché.
6. Conclusion : Les auteur.es reviennent sur les erreurs d’analyse qui ont mené à l’estimation de 3 millions de travailleur.euses manquant.es et de 5,8 millions d’emplois manquants. Iels reconnaissent que leur méthode n’a pas permis de tenir compte des facteurs qui expliquent vraiment les écarts observés avec leur scénario contrefactuel (qui simule la situation de l’emploi s’il n’y avait pas eu de pandémie), comme les problèmes de santé physique et mentale dus à la pandémie. Elle permet par contre de montrer à quel point le marché du travail des États-Unis a été résilient avec une reprise aussi rapide des emplois perdus au début de la crise sanitaire et qu’il devrait le demeurer à l’avenir lorsque l’inflation reviendra aux taux ciblés par la banque centrale (autour de 2 %).
Et alors…
Les deux études que j’ai présentées dans ce billet sont complémentaires. Cela dit, j’ai nettement préféré la première, qui montre à quel point la hausse du nombre de postes vacants au Canada et au Québec est un phénomène répandu dans les pays industrialisés et que les facteurs qui l’expliquent, malgré certaines particularités, se ressemblent d’un pays à l’autre. Et j’ai été surpris par la pertinence et la qualité de ses recommandations, qui peuvent étonner dans un document publié par l’OCDE. La deuxième étude est intéressante, mais repose beaucoup sur des hypothèses invérifiables (même si logiques) qui ont permis de créer un scénario contrefactuel imaginant ce qui se serait passé si la crise de la COVID-19 n’avait pas eu lieu. Elle permet tout de même de contrer d’autres scénarios contrefactuels simplistes qui empoisonnent la discipline économique. Dans ce sens, elle fait œuvre utile. Je serais d’ailleurs curieux de voir une étude du même genre pour le Québec et le Canada. Je soupçonne qu’on arriverait, au moins au Québec, à des emplois et des travailleur.euses excédentaires et non manquant.es, car les taux d’emploi par tranche d’âge sont majoritairement à des sommets historiques, ce qui était difficilement prévisible avant la pandémie, alors que 10 de ces 13 taux étaient déjà à des sommets historiques. Je tenterai d’ailleurs d’analyser ces taux quand j’examinerai le mois prochain les données annuelles de 2022 pour le Canada et le Québec.
Un article récent sur les clauses de non-concurrence aux États-Unis, où les tribunaux ont tendance à être plus ouverts aux arguments des employeurs.
https://www.project-syndicate.org/commentary/biden-white-house-must-ban-noncompete-clauses-labor-antitrust-by-najah-a-farley-and-sandeep-vaheesan-2022-12/french
Si tu ne peux voir l’article complet, écris-moi par courriel et je te l’enverrai.
Il y a aussi des ententes de non-maraudage, par une entente découverte entre Google et Facebook qui s’étaient entendu pour ne jamais recruter chez l’autre.
En somme, les employeurs y sont « ingénieux » pour limiter le pouvoir de négociation des travailleurs même en situation de bas taux de chômage et haut taux de postes vacants.
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Merci! Pas de problème, j’ai pu accéder au texte de cet article en acceptant les cookies. Même si j’ai déjà parlé de ce sujet à quelques reprises et lu de bonnes études sur ce sujet (dont https://www.epi.org/publication/noncompete-agreements/ , citée dans l’article), cet article est particulièrement pertinent et intéressant, car il met à jour la situation avec des développements récents sur la question.
Jason Furman en avait aussi parlé quand il était président du Council of Economic Advisers. Voir https://jeanneemard.wordpress.com/2016/09/28/le-declin-de-la-concurrence/.
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