Migrations
Avec son livre Migrations – Grandeur et misère de la vie en mouvement, Sonia Shah, journaliste scientifique, «retrace les déplacements spectaculaires dans le règne animal – comme ceux du célèbre papillon monarque – et explique comment nos ancêtres ont peuplé les coins les plus isolés de la planète, des plateaux tibétains aux îles reculées du Pacifique». Elle «renverse notre regard sur les migrations pour en dévoiler toute la richesse et la beauté».
1. Exode : L’autrice montre que même des espèces réputées sédentaires se déplacent graduellement vers le nord en raison des changements climatiques. Les êtres humains se déplacent tout autant, mais pour des raisons plus diverses, et cela fut toujours le cas, malgré les impressions de sédentarité que bien des gens ont par rapport à leurs origines. L’autrice raconte aussi le parcours de ses parents originaires de l’Inde et de quelques autres migrant.es.
2. Panique : La fin de la guerre froide et de l’apartheid laissait entrevoir l’avenir avec beaucoup d’optimisme au début des années 1990. Mais, pour certaines personnes, ces menaces seraient remplacées par celle des migrations rendues facilitées par les moyens de transport modernes et plus fréquentes en raison des changements climatiques. Ce furent en fait surtout la guerre civile en Syrie et le renversement de dictateurs (comme en Libye) qui ont entraîné une hausse des migrations et la panique (causée souvent par de fausses nouvelles ou par des anecdotes déformées), surtout en Europe, avec l’élection de partis de droite ayant intérêt à discréditer les nouveaux.elles migrant.es, mais aussi aux États-Unis notamment après l’élection de Donald Trump.
3. L’odieux racolage de Linnaeus : Au XVIIIe siècle, il était courant dans les pays colonisateurs de propager des mythes sur les peuples des pays lointains et de nier la nature commune de tous les êtres humains. En Suède, par exemple, Carl Linnæus, ou Carl von Linné, propageait de telles faussetés, notamment sur les Samis (qu’il appelait les Lapons), peuple du nord des pays nordiques dont de la Suède. Croyant à l’immuabilité de la création (il était religieux), il considérait aussi les peuples des autres continents comme des espèces différentes de l’être humain (ce qui plaisait aux colonialistes), mais était contredit à ce propos par bien d’autres naturalistes, dont le comte de Buffon, qui expliquait plutôt avec raison les différences entre les peuples par des migrations. Cela dit, Buffon n’était pas mieux, affirmant que ces migrations entraînaient un processus de dégénérescence (alors qu’il s’agit d’un processus d’adaptation à l’environnement). Et ces idées ridicules ont perduré pendant des décennies…
4. L’hybride mortel : La fin de l’esclavagisme et la forte immigration de la fin du XIXe siècle a changé profondément la composition de la population des villes des États-Unis, en premier lieu de New York, mais aussi de Chicago, de Détroit et de bien d’autres villes. L’autrice montre que les idées racialistes comme celles de von Linné, établissant une hiérarchie entre les êtres humains, ont dominé le monde scientifique occidental même après la publication des travaux de Charles Darwin, jugés peu importants et erronés. L’eugénisme, dont le darwinisme social, gagnait aussi en importance, tellement que le congrès des États-Unis a adopté en 1924 une loi pour limiter l’immigration provenant de certains pays dont la population était jugée inférieure, loi qui a inspiré les nazis allemands.
5. Des zombies suicidaires : L’eugénisme et la vision négative des migrations ont même influencé l’interprétation du célèbre mythe des suicides de lemmings, qui s’est répandu en grande partie en raison d’une scène inventée dans un «documentaire» de Disney. L’autrice raconte d’autres phénomènes de migration animale qui ont bouleversé la vision et les croyances erronées de trop nombreux.euses naturalistes et biologistes au cours du XXe siècle.
6. L’affreux blasphème de Malthus : Si les faits ont donné tort à Malthus, il existe de nombreux exemples de la pertinence de ses thèses sur les famines dues à la surpopulation dans la nature. Cela dit, il faut être prudent quand on tente d’appliquer ces exemples aux êtres humains, prudence dont n’ont jamais fait preuve bien des idéologues pour faire la promotion de leur aversion à l’égard de l’immigration, surtout dans le contexte de l’abolition de la loi limitant l’immigration provenant de certains pays en 1965. Par la suite, les mouvements anti-immigration ont de plus en plus enrobé leur xénophobie d’objectifs supposément environnementaux. Cette stratégie a fonctionné un temps, mais les propos (privés ou publics) des leaders de ces mouvements ont rapidement révélé leur racisme et leurs objectifs véritables, leur faisant perdre de nombreux appuis et attirant au contraire en leur sein des eugénistes et des suprémacistes blanc.hes. L’élection de Donald Trump a revivifié ce mouvement, plusieurs de ses têtes de file obtenant même des mandats officiels au gouvernement.
7. Homo migratio : L’autrice raconte une des plus anciennes migrations de l’être humain, celle du peuplement des îles du Pacifique par les Polynésien.nes, puis explique que la plupart des anthropologues du milieu du XXe siècle étaient convaincu.es que chaque «race» avait évolué séparément. Le développement de la recherche sur l’ADN a mis fin à cette fausse théorie, prouvant au contraire les nombreuses migrations des homos (surtout erectus et sapiens, mais pas uniquement). Cela dit, le consensus scientifique sur l’origine unique de l’être humain et des nombreuses migrations qui ont eu lieu par la suite ne date que du début du XXIe siècle (et, encore là, avec une certaine dissidence encore présente de nos jours), lors de la publication des résultats du Projet génome humain en 2003. Ces migrations ont permis des métissages avec d’autres homos (dont les néanderthalien.nes et les désinovien.nes) qui ont favorisé leur adaptation à des environnements différents de celui de l’Afrique, et même leur transmission aux sapiens qui étaient demeuré.es en Afrique. Peu importe où nous vivons maintenant, nous sommes le résultat de nombreux métissages. Bref, nous ne sommes pas que des homos sapiens, mais aussi et surtout des homos migratio, en fait, comme la plupart des espèces animales et végétales.
8. L’intrus sauvage : La migration des espèces animales et végétales n’est pourtant pas une découverte récente. Charles Darwin a étudié cette question il y a près de 200 ans, même si ses observations furent rejetées à son époque. La découverte de la dérive des continents depuis la Pangée a notamment contribué à retarder l’acceptation de ces observations pour nier les migrations des animaux (car ce serait les continents seulement qui auraient migré!). D’autres scientifiques prétendaient que les espèces qui réussissaient à migrer ne le faisaient pas naturellement, qu’elles étaient (et sont encore) des intrus.es, des espèces envahissantes à éradiquer. Il a fallu attendre la mise en œuvre des technologies GPS pour prouver que bien des espèces bougent beaucoup plus (jusqu’à des centaines de fois plus) que certain.es «expert.es» le pensaient. Et on s’est aperçu que 99 % des intrus.es ou des espèces dites envahissantes contribuent à la biodiversité des milieux où elles arrivent et que seulement 1 % d’entre elles nuisent vraiment à ces milieux.
9. La formule migratoire : L’autrice présente des analyses de biologistes sur les causes et sur l’impact écologique des migrations des animaux. Elle précise ensuite que, parmi toutes les espèces migrantes, l’être humain se distingue. Les raisons de ses migrations passées sont encore obscures et celles d’aujourd’hui variées et pas toujours explicites. Elles montrent que notre corps est bien adapté aux migrations, car il développe ainsi des défenses liées à son nouvel environnement et améliore le capital génétique de l’espèce (je résume grossièrement cette section du livre, comme bien d’autres auparavant) et que la migration, loin d’être un phénomène anormal, est au contraire une caractéristique propre à notre espèce. Si elle s’est réalisée sous un climat relativement stable au cours des derniers millénaires, il risque d’en être bien différent à l’avenir.
10. Le mur : L’autrice aborde dans ce chapitre :
- les barrières aux migrations, naturelles ou construites par les êtres humains, et les décès qu’elles entraînent, aussi bien chez les êtres humains que chez les animaux, barrières qui ont mené à des disparitions d’espèces dans ce deuxième cas;
- la multiplication des murs et autres entraves à la migration aux frontières de nombreux pays, même s’ils ne la freinent pas toujours, la rendant plutôt plus difficile et surtout plus meurtrière (et plus payante pour les passeur.euses);
- les pays européens qui ont en plus construit des barrières administratives encore plus difficiles à contourner que des murs;
- les raisons qui expliquent (et celles qui n’expliquent pas) que certaines personnes et sociétés sont plus xénophobes que d’autres.
Coda - Un passage sûr : L’autrice raconte l’histoire de réfugiées qu’elle a rencontrées alors qu’elle était bénévole dans un groupe d’entraide aux personnes réfugiées. Elle félicite ensuite les pays qui forment des corridors pour permettre aux animaux de se déplacer en sécurité, tout en soulignant que ces initiatives sont insuffisantes, surtout dans un contexte de réchauffement climatique, et en déplorant qu’elles ne se complètent pas de mesures semblables pour les migrant.es humain.es. Et elle conclut :
«Ou bien nous nous obstinons à y [les migrations] voir une catastrophe, ou bien nous revendiquons notre histoire migratoire et la place de migrant.es que nous occupons dans la nature parmi les oiseaux et les papillons. D’une crise, nous pouvons faire de la migration son contraire : une solution.»
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! Fiou, ce livre ne ressemble vraiment pas à ce à quoi je m’attendais. En fait, ce à quoi je m’attendais s’y trouve, mais tellement plus! Oui, on y parle des migrations humaines actuelles, mais aussi des anciennes et de celles des espèces animales et végétales. Chose certaine, je ne lirai plus jamais de la même façon les articles sur les espèces dites envahissantes. Je demeure bien sûr prudent et sceptique (même si l’autrice est très convaincante), mais je préfère sa vision à celle manichéenne des bonnes espèces locales et des mauvaises espèces étrangères, qu’elles soient végétales, animales ou humaines. Les 522 notes, en très grande majorité des références, mais aussi quelques compléments d’information, sont malheureusement à la fin du livre.