Les riches, le salaire minimum et le surplus de gestionnaires
Je vais ici présenter succinctement, mais pas trop, trois études portant sur trois sujets bien différents, comme l’indique le titre de ce billet.
La loi du plus riche : taxer les plus riches pour lutter contre les inégalités
Cette étude d’Oxfam a été publiée en janvier 2023. Elle a été assez bien couverte par les médias, mais je me disais que ses 61 pages devaient bien contenir plus d’information que les courts résumés des articles qui lui ont été consacrés, notamment dans La Presse, Le Devoir et Radio-Canada.
Avant d’en arriver aux recommandations contenues dans les trois articles cités, les auteur.es :
- présentent une série de données illustrant clairement l’augmentation indécente des inégalités de richesses et l’impact de la COVID-19 sur leur aggravation;
- montrent la contribution des gouvernements à cette augmentation et celle des profits des entreprises à l’inflation;
- font ressortir la nécessité d’augmenter les dépenses publiques et de taxer davantage les plus riches pour lutter contre la pauvreté et contre les inégalités;
- expliquent comment les plus riches échappent à l’impôt, notamment en influençant les politicien.nes (notamment par leurs lobbys) et en utilisant les paradis fiscaux;
- dénoncent l’oppression des politiques fiscales à l’égard des femmes et des groupes racisés, et la contribution des médias à la protection des intérêts des plus riches;
- décrivent comment imposer davantage les plus riches, réduire leur pouvoir et permettre aux États de mieux financer leurs services publics (voir les deux pages du rapport contenant la conclusion et les recommandations, page 49 et page 50).
Roulement, prix et réaffectation – Pourquoi les salaires minimums augmentent les revenus des travailleur.euses à bas salaire ?
L’étude intitulée Turnover, Prices, and Reallocation: Why Minimum Wages Raise the Incomes of Low-Wage Workers de Ben Zipperer a été publié dans le numéro de l’automne 2022 du Journal of Law and Political Economy.
– Introduction : Contrairement aux affirmations des organisations et économistes orthodoxes qui s’opposent au salaire minimum, celui-ci ne cause aucun des désastres que nos oiseaux de malheur annoncent, même dans les cas de hausses substantielles, selon de nombreuses études citées par l’auteur. Il examine ensuite trois mécanismes qui permettent au marché du travail de s’adapter aux hausses du salaire minimum et qui expliquent que les désastres annoncées ne se produisent pas.
– Établissement des salaires : La théorie qui arrive à la conclusion d’effets négatifs importants à une hausse du salaire minimum repose sur le postulat que nous vivons dans un monde de concurrence parfaite, où le rapport de force des employeurs et des travailleur.euses est équivalent et donc où aucun employeur (et aucun.e travailleur.euse) ne peut influencer le niveau des salaires. Dans la vraie vie, tous les employeurs ont une marge de manœuvre pour établir les salaires qu’ils offrent et tendent à offrir le salaire le plus bas de cette marge, avec une marge de manœuvre encore plus élevée dans une localité où il y a peu d’employeurs. Cela est un des facteurs qui expliquent qu’une hausse du salaire minimum ne cause pas de pertes d’emploi, tant qu’on reste dans la marge de manœuvre des employeurs, qui est assez importante. En plus, cette hausse de salaire diminue le roulement de personnel, ce qui réduit les coûts d’embauche et de formation. Cet effet positif peut même entraîner des hausses d’emplois, en plus en raison de l’augmentation des dépenses générées par ces hausses salariales.
– Les trois mécanismes d’adaptation – Le roulement, les prix et la réaffectation : Même s’il y en a plus que ça, l’auteur se concentre sur ces trois mécanismes d’adaptation à une hausse du salaire minimum.
- Le roulement : un taux élevé de roulement caractérise tous les emplois à bas salaires, à la fois en raison de ces mauvaises conditions de travail et des caractéristiques démographiques et autres des personnes qui les acceptent… pour un temps! On parle dans ces emplois d’une moyenne de 10 % de roulement par mois! Une hausse du salaire minimum fait réduire les embauches, mais aussi les départs, pour un résultat relativement neutre sur le nombre d’emplois. Cette baisse du roulement explique aussi que les prix n’augmentent pas beaucoup après une hausse du salaire minimum (en plus du fait que les salaires touchés par ces hausses ne représentent qu’une faible proportion de la masse salariale et encore plus faible des dépenses des entreprises).
- Les prix : Si les prix n’augmentent pas beaucoup globalement, ils le font tout de même de façon significative dans la restauration, car la proportion des emplois au salaire minimum y est plus élevée que la moyenne et que la masse salariale représente une proportion plus importante que la moyenne des dépenses de fonctionnement. Cela dit, cela ne fait pas baisser beaucoup la demande, encore là contrairement aux prévisions des opposant.es aux hausses du salaire minimum, car elle est relativement inélastique et que les prix de tous les restaurants sont touchés de façon semblable. Comme je le dis souvent, personne n’ira prendre son café ou son repas du midi en Chine parce que c’est moins cher. Au contraire, les employeurs qui voulaient augmenter leurs salaires pour attirer plus de travailleur.euses ou les conserver, mais n’osaient pas le faire de peur de perdre des client.es à d’autres restaurants, peuvent maintenant le faire sans crainte. Et comme la grande majorité des personnes qui travaillent au salaire minimum le font dans des entreprises de proximité, sans concurrence étrangère, les cas de pertes de compétitivité sont relativement rares. L’auteur ajoute que, comme les ménages les moins riches sont ceux qui profitent le plus des hausses du salaire minimum, ce sont surtout les ménages des classes moyennes et supérieures qui subissent le plus la hausse des prix, ce qui montre que ces hausses représentent une forme de redistribution et réduisent les inégalités.
- La réaffectation : Ce sont les entreprises qui sont les moins productives qui ferment en raison de hausses du salaire minimum, ce qui permet la croissance des entreprises les plus productives et l’ouverture de nouvelles entreprises (dans la même industrie ou dans d’autres) qui embaucheront souvent les travailleur.euses qui ont perdu leur emploi, en général à un salaire plus élevé que le salaire minimum, permettant ainsi une hausse de la productivité générale de l’économie (ce qui est une forme de destruction créatrice). Cela est encore plus le cas dans une situation où le taux de chômage est faible et le nombre de postes vacants est élevé.
– Conclusion : Les trois mécanismes d’adaptation présentés dans cette étude ne sont pas les seuls. La hausse du salaire minimum augmente la satisfaction au travail et le respect mutuel, et peut faire augmenter la productivité, même sans réaffectation, ce qui a été observé dans quelques études sur le sujet. Une autre étude a même observé une baisse de la mortalité dans des résidences pour personnes âgées après une hausse du salaire minimum, notamment en raison de la baisse du taux de roulement et de la hausse de la satisfaction au travail. L’auteur conclut qu’en reconnaissant le caractère imparfait du marché du travail et surtout le pouvoir qu’ont les entreprises sur l’établissement des salaires, on parvient à comprendre les résultats des études empiriques sur le sujet et le fait que les hausses du salaire minimum n’entraînent jamais d’effets négatifs importants et qu’elles ont au contraire d’importants effets positifs. Et cela explique aussi l’impact positif de la syndicalisation et des normes du travail et de santé et sécurité plus progressistes. Mais, c’est un autre sujet!
Trop de postes de gestion – Utilisation stratégique des titres de gestionnaires pour éviter le paiement des heures supplémentaires
L’étude de Lauren Cohen, Umit G. Gurun et N. Bugra Ozel intitulée Too Many Managers: Strategic Use of Titles to Avoid Overtime Payments a été publiée en janvier 2021 par le Social Science Research Network (SSRN). L’objectif de cette étude est de savoir si et à quel point les entreprises attribuent stratégiquement des titres de gestionnaires à des employé.es qui n’en sont pas pour exploiter les lacunes de la réglementation du travail et ainsi éviter de payer pour les heures supplémentaires.
Le non-paiement des heures supplémentaires représenterait 73 % des vols de salaires (dont j’ai parlé ici et ici) et 80 % des sommes volées aux travailleur.euses entre 2010 et 2021, selon les données des plaintes faites au ministère du Travail des États-Unis, mais pas seulement en raison de l’utilisation des titres de gestionnaires. Après avoir présenté l’origine de l’autorisation de ne pas payer les heures supplémentaires aux employé.es partant des titres de gestionnaires et la méthode utilisée dans cette étude (avec notamment des listes d’offres d’emploi, soit plus de 450 000 entre 2010 et 2019, des comparaisons avec les données de cinq États qui interdisent cette pratique et des données d’enquêtes et du recensement), les auteurs concluent entre autres que :
- les entreprises qui utilisent de faux titres de gestionnaire paient 485 % plus souvent le salaire correspondant au minimum prévu dans la loi pour pouvoir ne pas payer les heures supplémentaires aux employé.es portant des titres de gestionnaires;
- les auteurs n’observent pas de telles concentrations de niveau de salaires dans les cinq États qui interdisent cette pratique, ni chez les salarié.es qui ne portent pas de titre de gestionnaires;
- les entreprises utilisent de faux titres de gestionnaire entre 53 % et 92 % plus souvent dans les États où les lois du travail accordent le moins de droits aux travailleur.euses;
- les employeurs qui utilisent cette stratégie épargnent en moyenne 13,5 % des salaires qu’ils auraient payés à ces travailleur.euses, pour une «épargne» totale d’environ 4 milliards $ par année, soit près de 3 200 $ de vol par travailleur.euse, alors que les employeurs poursuivis ont dû rembourser 226 millions $ à leurs travailleur.euses lésé.es, soit près de 18 fois moins que les sommes qu’ils ont «épargnées».
Et alors…
Les ajouts que j’ai retenus aux reportages et articles sur le rapport d’Oxfam permettent de mieux comprendre le contexte de ses recommandations. Cela dit, il n’y a rien de bien original à ces ajouts, ses constats étant en général assez bien connus, mais pas assez souvent soulignés dans les médias. Oxfam a donc le grand mérite de diffuser à un large public le niveau indécent des inégalités.
La deuxième étude, qui soulèvent des points car j’ai déjà lu dans d’autres études, permet de comprendre aisément et de façon bien structurée les raisons pour lesquelles la théorie appuyée par les opposant.es aux hausses de salaire minimum ne fonctionne pas et pourquoi les désastres que ces personnes prévoient ne se réalisent jamais. Force est de constater que les hausses adoptées font en sorte que le salaire minimum n’atteigne jamais un niveau assez élevé pour que même une fraction de ces malheurs se concrétise.
La dernière étude est plus complexe (et bien plus longue). J’ai dû la résumer considérablement, même en ne retenant que les résultats. Elle montre un autre aspect des conséquences déplorables de l’utilisation du pouvoir de trop d’entreprises pour exploiter leurs employé.es et pour maximiser leurs profits. Leur imagination dans ce sens nous surprendra toujours. À ma connaissance, l’utilisation de cette stratégie n’est pas possible au Canada.