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Une histoire des inégalités

6 février 2023

histoire des inégalitésAvec son livre Une histoire des inégalités – De l’âge de pierre au XXIe siècle, Walter Scheidel, professeur d’études classiques et d’histoire à l’université Stanford, éclaire «d’un jour nouveau la persistance des inégalités et démontre, avec une efficacité magistrale, cette mécanique d’anéantissement et de renaissance dont le capitalisme mondial est le dernier avatar. Il nous rappelle l’urgence de répondre politiquement à une globalisation inégalitaire dont les fragilités accumulées pourraient entraîner un collapsus à l’échelle mondiale».

Préface – Processus de civilisation, inégalités extrêmes et violence de masse : Louis Chauvel associe les inégalités à une violence systémique que nos sociétés doivent combattre au même titre que la violence physique. Selon lui, ce livre a la qualité de nous réveiller à cet égard en nous montrant (sans déterminisme) que les principales victoires contre la violence des inégalités furent obtenues par la violence sous différentes formes (souvent extérieures, comme les guerres et les épidémies) et avec des processus différents. Il souligne deux autres idées choquantes du livre (qu’il a d’ailleurs discutées avec l’auteur qui les aborde avec beaucoup de prudence et sans trancher), soit que la civilisation est un processus inégalitaire et qu’elle peut mener à son effondrement.

Introduction – Le défi des inégalités : L’auteur illustre avec quelques données l’ampleur actuelle des inégalités (le livre a été écrit en 2017) et explique que ce niveau a souvent été surpassé dans l’histoire. Il présente ensuite l’objectif de ce livre qui est d’étudier les grandes variations du niveau des inégalités dans l’histoire et de tenter de trouver les facteurs qui expliquent ses montées et ses baisses. Il esquisse le portrait de l’évolution des inégalités en présentant les quatre facteurs (ou cavaliers du nivellement) qui historiquement ont le plus contribué à la réduction des inégalités, les guerres, les révolutions, les faillites des États et les grandes épidémies. Si ces cavaliers ne réussissent pas toujours à réduire les inégalités, ils causent toujours des massacres. Il explique ensuite les difficultés auxquelles il a dû faire face pour estimer le niveau des inégalités tout au long de l’histoire et décrit les moyens qu’il a pris pour les solutionner ou les contourner. Il présente finalement la structure du livre.

Première partie – Une brève histoire des inégalités

1. Émergence et montée des inégalités : L’auteur commence son périple avec les inégalités chez les grands singes et explique comment elles se seraient réduites chez les premiers homos (notamment en raison de la nécessité de coopérer pour survivre), avant de se creuser avec la «grande déségalisation» lors de l’apparition de surplus et de la sédentarisation (pas uniquement agricole). Il aborde ensuite :

  • l’impact sur les inégalités de la propriété et de la transmissibilité des richesses;
  • les premiers signes d’inégalités, à des époques différentes selon les lieux;
  • les pouvoirs étatiques qui se sont ajoutés aux facteurs précédents pour accentuer les inégalités;
  • le développement économique comme facteur de l’accroissement des inégalités;
  • la corruption, les privilèges et le népotisme institutionnalisés;
  • l’usurpation, l’acquisition, l’accaparement et les confiscations des terres et des ressources;
  • les dons et les tributs, les concessions, les dettes (et parfois leur annulation) et l’esclavage;
  • les déportations et la pauvreté extrême.

2. Des empires d’inégalités : Ce chapitre porte sur les facteurs qui ont contribué à la grande déségalisation. L’auteur y aborde :

  • le processus de déségalisation dans l’empire des Han (-206 à +220) et par la suite en Chine;
  • ce processus dans l’Empire romain (-27 à +476); voir aussi ce billet sur un texte précédent de l’auteur sur ce sujet qui est d’ailleurs cité dans ce livre;
  • les processus de déségalisation comparables dans d’autres empires, à l’exception de l’Athènes d’avant l’Empire romain, beaucoup moins inégale.

histoire des inégalités_13. Des hauts et des bas : L’auteur se penche dans ce chapitre sur les vagues de croissance et de décroissance des inégalités dans l’histoire jusqu’au début du XXe siècle, en se concentrant sur l’Europe (voir le graphique ci-contre), là où il y a le plus de données et d’informations pour estimer l’ampleur de ces mouvements et pour les associer à des événements précis. Il analyse les mouvements montrés par le graphique en les nuançant et en les précisant selon les pays, les régions et même les villes. Il analyse aussi des vagues similaires ailleurs, mais plus succinctement, dû au manque de données (Asie Mineure, Chine, Amérique latine et États-Unis, surtout).

Deuxième partie – La guerre

4. La guerre totale : La part des revenus et des richesses des plus riches a fondu au Japon après la Deuxième Guerre mondiale, en premier lieu en raison de l’effort de guerre (impôts, mobilisation, réquisitions, contrôle de la production et des prix, etc.), puis de l’inflation et des destructions. Cette baisse des inégalités s’est prolongée au moins jusque dans les années 1990, notamment en raison des politiques pacifistes du Japon (taux marginaux d’imposition maximaux sur les revenus et les héritages très élevés, réforme agraire, hausse de la syndicalisation, etc.) et des diktats de l’occupant.

5. La grande compression (1914-1945) : Le Japon fut un cas spécial, mais loin d’être unique. En fait, la plupart des pays riches ont connu une diminution majeure des inégalités entre avant et après les deux grandes guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle, comme le montre sur le graphique ci-contre la chute de la part des revenus du 1 % le plus riche dans quatre de ces pays après la Deuxième histoire des inégalités_2Guerre mondiale, qui a eu un effet de diminution des inégalités plus important que la première. L’auteur ajoute que la part des richesses possédée par les plus riches a diminué encore plus fortement. Les facteurs à la source de ces baisses sont les mêmes qu’au Japon (surtout l’effort de guerre et les impôts, l’inflation et, en dernier lieu, la destruction), mais avec des dosages différents selon les pays. À ces facteurs se sont ajouté les effets de la Grande Dépression commencée en 1929, eux aussi variables selon les pays. Comme dernier facteur, l’auteur mentionne la menace du communisme qui a favorisé la création de l’État-providence dans les pays occidentaux, et donc la baisse des inégalités.

6. La guerre préindustrielle et la guerre civile : Les deux grandes guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle ont mis fin à 300 ans d’absence de guerres de masse généralisée, ce qui explique en bonne partie le fait qu’il n’y avait pas eu de périodes de compression des inégalités. L’auteur analyse l’impact des guerres massives locales sur les inégalités, comme la guerre de Sécession aux États-Unis au XIXe siècle, et constate dans ce dernier cas qu’elle n’a entraîné de baisse des inégalités de richesses qu’au Sud (baisse importante, car les esclaves étaient considérés comme des actifs financiers…), mais a au contraire contribué à les creuser légèrement au Nord. Il analyse aussi brièvement l’impact des guerres napoléoniennes; des conflits en Chine à de nombreuses époques; des guerres internes au sein de l’Empire romain; des guerres entre les cités-États et d’autres guerres de la Grèce antique; de la conquête normande de l’Angleterre (1066); de la guerre civile espagnole (1936-1939); et de quelques autres. Il conclut qu’on ne peut pas catégoriser les effets sur les inégalités des guerres civiles ou de moindre importance, car leurs effets sont très différents.

Troisième partie – La révolution

7. Le communisme : Comme les titres de la partie et du chapitre nous le font penser, l’auteur analyse les effets sur les inégalités des révolutions russe et chinoise surtout, et plus sommairement vietnamienne, coréenne, cubaine, nicaraguayenne et cambodgienne. L’auteur conclut que les inégalités ont de fait baissé de façon radicale, mais au prix de millions de vies humaines, et qu’elles ont toutes réaugmenté au bout de quelques décennies.

8. Avant Lénine : L’auteur analyse les effets sur les inégalités d’autres révolutions survenues auparavant, dont la Révolution française (1789 à 1795, surtout), l’insurrection des rebelles Taiping en Chine (1851 à 1864) et bien d’autres révoltes paysannes chinoises, la guerre d’indépendance du Mexique (1810 à 1821) et quelques soulèvements ultérieurs au Mexique et en Bolivie, et bien d’autres sur tous les continents. Il conclut que ces révolutions, révoltes et soulèvements ont eu des effets très différents les uns des autres (quoique bien plus souvent mineures et temporaires qu’importantes et durables), et toujours d’une ampleur bien moindre que les révolutions communistes.

Quatrième partie – L’effondrement

9. La faillite de l’État et l’effondrement des systèmes : Pour l’auteur, un État est en faillite quand ses infrastructures et ses services publics s’effondrent, qu’il devient corrompu, qu’il perd sa légitimité et qu’il ne peut plus assurer la sécurité de sa population, un seul de ces critères ou leur affaiblissement important pouvant suffire. Il présente cette situation en analysant les effets sur les inégalités du déclin de la dynastie Tang en Chine aux IXe et Xe siècles; de la chute de l’Empire romain d’Occident à la fin du Ve siècle, et finalement jusqu’au VIIe siècle; de l’effondrement des États de l’Orient méditerranéen du XIIIe au Xe siècle avant notre ère; de l’effondrement de la civilisation maya classique au Mexique et en Amérique centrale du VIIIe au XIe siècle; et de quelques autres. L’auteur conclut que, si certaines de ces faillites, surtout les deux premières, ont permis une forte réduction des inégalités (qui étaient colossales), d’autres ont appauvri la population entière et toutes ont détruit bien des vies.

Cinquième partie – L’épidémie

10. La peste noire : L’auteur analyse les effets sur les inégalités des pandémies, autre cavalier meurtrier, en commençant avec ceux de la peste du XIVe siècle, qui a dévasté l’Eurasie et l’Afrique, tuant entre 25 % et 45 % de la population. Il explique que cette épidémie a fait perdre de la valeur au capital (comme la terre) et a au contraire rendu la main-d’œuvre plus précieuse, ces deux facteurs réduisant considérablement les inégalités. Ces salaires élevés se sont maintenus pendant quelques siècles, notamment en raison du retour fréquent d’épisodes de pestes, avant de revenir à leur niveau d’avant cette pandémie.

11. Les pandémies, la famine et la guerre : Les maladies transmises par les envahisseurs européens en Amérique furent dévastatrices. Conséquence peu connue, ces morts ont fait réduire les inégalités de façon importante au Mexique deux fois plus qu’en Europe lors de la peste noire. L’auteur analyse ensuite les conséquences d’autres pandémies et observe des conséquences semblables sur les inégalités quand des données ou informations le permettent.

Les conséquences des famines sont moins claires, mais ne semblent pas avoir réduit vraiment les inégalités pour des raisons qu’explique l’auteur.

Sixième partie – Les autres solutions

12. Réforme, récession et représentation : On a vu que toutes les baisses des inégalités montrées jusqu’à maintenant ont été accompagnées de grandes souffrances et de pertes de vies énormes, et que les événements (guerres, épidémies, etc.) qui ont causé ces souffrances et ces morts n’ont pas fait diminuer les inégalités dans tous les cas. L’auteur examine dans ce chapitre l’effet de mesures non associées à des événements mortels, comme :

  • les réformes agraires, en fait, souvent accompagnées de violences ou de guerres, et ayant rarement permis de réduire les inégalités de façon significative et durable;
  • les annulations de dettes et les émancipations des esclaves, qui n’ont eu guère plus de succès, sauf lorsque accompagnées de guerres ou de révolutions;
  • les récessions et crises financières, qui ont eu des effets en général négatifs, sauf la Grande Dépression (mentionnée au chapitre 5), et encore là de façon mitigée et surtout aux États-Unis;
  • la démocratisation, avec des résultats contradictoires, en général non significatifs;
  • la hausse du taux de syndicalisation qui est la seule de ces mesures qui a vraiment eu du succès.

13. Le développement économique et l’éducation : L’auteur examine l’impact sur les inégalités de l’émigration (impact négligeable), du développement économique (aucune relation trouvée) et de l’éducation. Dans ce dernier cas, l’impact est difficile à isoler, car lié à bien d’autres facteurs (guerres, épidémies, prix des matières premières, urbanisation, évolution des impôts, des transferts et de la syndicalisation, etc.) et ayant un effet à la fois égalitaire pour l’éducation de base et inégalitaire pour la formation supérieure.

14. Et si ? De l’histoire réelle à l’histoire contrefactuelle : L’auteur récapitule les principaux constats des 13 chapitres précédents (récapitulation fort utile) puis conclut que les épisodes de nivellement pacifique ont été «rarissimes» dans l’Histoire. Il tente ensuite d’imaginer si les périodes de nivellement auraient pu arriver sans événements violents (l’histoire contrefactuelle du titre du chapitre), tout en précisant que cet exercice est périlleux. Après l’examen de quatre scénarios contrefactuels, il conclut que cela aurait été très peu probable.

Septième partie – Le retour des inégalités et l’avenir du nivellement

15. Aujourd’hui : L’auteur montre que les inégalités ont augmenté dans presque tous les pays depuis la grande compression (chapitre 5). Il aborde une foule de facteurs qui expliquent cette augmentation (de façon intéressante), insistant avec raison sur la hausse du rapport de force des plus riches.

16. Qu’est-ce que l’avenir nous réserve? : L’auteur fait le tour des défis qui pointent à l’horizon (vieillissement, immigration, faible croissance et bien d’autres, mais ne mentionne bizarrement pas le réchauffement climatique), des conséquences potentielles qu’ils auront sur les inégalités et des pistes de solutions possibles, incluant la possibilité d’un retour de ses quatre cavaliers du nivellement (ce que personne ne souhaite). Il conclut que les possibilités de nivellement à l’avenir sont minces et que, si elles survenaient, elles seraient sûrement souffrantes comme toutes les précédentes.

Appendice – Les limites des inégalités : L’auteur développe dans cette annexe un élément qu’il a abordé à plusieurs reprises dans le corps du texte, mais que je n’ai pas mentionné dans mon billet (comme bien d’autres sujets, ce livre ayant plus de 700 pages avec des petits caractères), même s’il est assez fondamental. Ces limites ne s’appliquent qu’aux revenus, car il n’y a pas vraiment de limites aux inégalités de richesses. Elles s’expliquent par la nécessité que même les plus pauvres aient un revenu de subsistance, peu importe sa forme (travail, transferts, dons, etc.). Cette limite varie en fonction du PIB par habitant (ou de son équivalent). Plus il est faible, moins il peut y avoir d’inégalités, car plus la part des revenus de subsistance est importante. Ce concept est surtout important pour l’analyse des sociétés prémodernes, où la production par habitant n’excédait pas beaucoup le revenu de subsistance.

Il explique ensuite le concept du taux d’extraction qui «mesure la proportion des inégalités théoriquement possibles réellement atteintes». Un taux d’extraction de 100 % montrerait que tout ce qui dépasse les revenus de subsistance est accaparé par une seule personne. Ce concept permet de souvent mieux comparer les inégalités que le coefficient de Gini. Par exemple, une société avec un revenu par habitant à peine au-dessus du revenu de subsistance pourrait avoir un coefficient de Gini faible même avec un taux d’extraction de 100 %. Ce concept permet de comprendre qu’un même coefficient de Gini dans des sociétés au revenu par habitant faible et élevé peut refléter des taux d’extraction, donc des niveaux réels d’inégalités, très différents. Il poursuit en nuançant cet exposé en présentant le concept de la dimension sociale de la subsistance qui fait en sorte que le revenu de subsistance est en fait plus élevé dans les sociétés riches que dans les sociétés pauvres (concept qui me fait penser à celui du revenu viable), et qu’il peut même varier entre deux sociétés au revenu par habitant identique. Puis, il ajoute encore plus de nuances à l’analyse des inégalités (je ne peux pas tout dire!), dont le concept de complexité économique.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire, si le sujet nous intéresse beaucoup, ce qui est mon cas. Ce livre est très long à lire… Il s’agit d’un travail colossal, avec vraiment beaucoup d’information. La thèse principale de l’auteur (les quatre cavaliers du nivellement) est intéressante et bien développée. Elle est aussi convaincante. L’auteur sait parfois bien nuancer, mais pas toujours, insistant parfois trop à mon goût sur ses cavaliers. Cela peut parfois être décourageant, même s’il laisse de temps en temps la porte ouverte pour envisager d’autres façons de réduire les inégalités, mais pas souvent! Mais, force est de reconnaître qu’il a globalement raison, même si je vais continuer à militer pour un nivellement pacifique. Autre bon point, les 1431 notes, aussi bien des références que des compléments d’information parfois substantiels, sont en bas de page.

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2 commentaires leave one →
  1. Jupiter Nakhla permalink
    26 février 2023 14 h 09 min

    Merci pour ce résumé, intéressant, je vais le lire sous peu.
    J’aimerais bien avoir les opinions de Thomas Piketty («Une brève histoire de l’inégalité») et de Joseph Stiglizt («Le prix de l’inégalité») sur les thèses de Walter Scheidel.

    J’aime

  2. 26 février 2023 14 h 31 min

    Ce serait en effet intéressant. Notez que Scheidel cite les deux dans son livre, mais pas «Une brève histoire de l’égalité» (et non de l’inégalité, voir notamment https://jeanneemard.wordpress.com/2022/02/07/une-breve-histoire-de-legalite/) qui a été écrit plus récemment que le livre de Scheidel.

    J’ai aussi lu un article (https://www.proquest.com/openview/21442a18b80020b443e510e9773e8928/1) dans lequel l’auteur avance que Piketty se démarque de Sheidle en ne limitant pas aux catastrophes la possibilité de réduire les inégalités, notamment avec son «socialisme démocratique», et «une extension de la progressivité de l’impôt et de l’État social, l’héritage pour tous, un système de garantie de l’emploi associés à une réforme du système électoral et du fonctionnement des médias».

    On peut donc présumer que Piketty a des réserves avec cette thèse, mais cela serait bien sûr plus intéressant de connaître son évaluation directement sur ces thèses.

    J’aime

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