Le contrat racial
Avec son livre Le contrat racial, Charles W. Mills, philosophe et professeur d’université en philosophie décédé en 2021, «expose les failles du contrat social, qui est avant tout un contrat racial. Ce contrat a façonné le système de domination européenne qui fait exister les Blanc·hes en tant que personnes à part entière et les non-Blanc·hes en tant que sous-personnes. Charles W. Mills place la justice raciale au centre de ses analyses».
Préface du 25e anniversaire – Ce qui est vieux redevient nouveau : L’auteur constate que des événements récents, comme la mort de George Floyd, ont ravivé l’intérêt pour ce livre. Il explique ensuite sa vision de la philosophie, présente les objectifs qu’il poursuivait en écrivant ce livre et conclut que la lutte pour la justice raciale doit continuer.
Introduction : «La suprématie blanche est le système politique qui, sans jamais être nommé, a fait du monde moderne ce qu’il est aujourd’hui». Ce constat porte l’auteur à redéfinir le contrat social comme un contrat racial, un contrat toutefois établi par une seule des parties contractantes, un contrat non idéal «nous permettant d’observer la vraie logique interne du système sociopolitique» dont le concept a déjà été utilisé pour dénoncer le contrat sexuel qui établit la suprématie masculine tout aussi injuste, quoique l’auteur ait pris un chemin différent de celui de Carole Pateman pour présenter ce contrat. L’auteur a élaboré 10 thèses sur ce contrat en les divisant en trois chapitres.
Vue d’ensemble : Dans ce chapitre, l’auteur présente le contrat racial «en soulignant ses différences et similitudes par rapport au contrat social classique et contemporain».
– Le contrat racial est politique, moral et épistémologique : Ce contrat accorde des privilèges aux Blancs (aussi aux Blanches, mais moins), même si pas toujours de la même manière (notamment selon leur classe sociale). Il limite le droit à l’égalité aux seuls hommes blancs qui définissent en plus les paramètres de la moralité. Les non-Blanc·hes, en tant que sous-personnes, n’ont pas accès à ce droit.
– Le contrat racial est une réalité historique : L’origine historique du contrat racial est plus facilement repérable que celle des contrats social et sexuel, notamment par l’esclavagisme, la doctrine de la découverte et le colonialisme européen.
– Le contrat racial est un contrat d’exploitation qui crée une domination économique européenne mondiale et un privilège racial national blanc : Les contrats sociaux ont toujours une dimension économique entre autres liée à l’égalité face au droit de propriété. Celle du contrat racial est liée au droit d’exploitation économique des non-Blanc·hes (ou sous-personnes) par les Blanc·hes, ce qui a permis en très grande partie l’hégémonie européenne après le Moyen Âge, hégémonie qui s’observe encore de nos jours à l’intérieur des pays européens et de ceux qui ont été colonisés par les Européen.nes.
Détail : L’auteur analyse maintenant «les détails et les rouages du contrat racial».
– Le contrat racial norme (et racise) l’espace, délimitant les espaces civils et sauvages : Le contrat racial ne fait pas qu’associer les personnes égales par leur race, mais aussi par leur pays ou le lieu où elles vivent : ce ne sont pas que les non-Blanc·hes qui sont sauvages, mais aussi l’endroit où iels vivent. De même (ou à l’inverse), la catégorisation de l’Afrique subsaharienne n’est pas que géographique, mais aussi raciale. L’auteur donne de nombreux autres exemples de cette association. Même s’il n’en parle pas directement, il m’a fait penser aux cartes du monde qui grossissent l’hémisphère nord et rapetissent l’hémisphère sud, ainsi qu’aux «colonies» israéliennes en Palestine.
– Le contrat racial norme (et racise) l’individu, établissant le statut de personne et de sous-personne : Le corps est sans importance dans un contrat social, tant qu’il est blanc, conformément à la norme sociale. Le contrat racial ne se contente pas de considérer cette caractéristique implicite, mais l’énonce de façon explicite, ce que l’auteur montre encore une fois avec de nombreux exemples.
– Le contrat racial sous-tend le contrat social moderne et il est constamment réécrit : Si l’oppression des femmes est sans contredit plus ancienne que celle des non-Blanc·hes, il n’y a pas de certitude sur la période au cours de laquelle la deuxième a commencé. Chose certaine, l’idéologie raciste actuelle «est beaucoup plus développée théoriquement que les préjugés antiques ou médiévaux». Le contrat racial a rendu possible l’adoption des principes d’égalité des personnes, entre autres dans le contrat social, en retirant aux non-Blanc·hes le statut de personne. L’auteur montre la présence de cette condition en présentant de nombreux exemples d’écrits de philosophes célèbres sur leur conception de l’égalité entre les personnes. Il ajoute que si le contrat social est au fondement de la société et est relativement stable, le contrat racial, lui, est sujet à la réécriture pour l’adapter aux différents systèmes politiques, passant entre autres d’une discrimination juridiquement permise (dont l’esclavagisme) à «une question de privilège social, politique, culturel et économique». Et, on s’en doute, les exemples sont nombreux. Il analyse finalement la conception pas toujours biologique et souvent floue de la distinction entre les Blanc·hes et les non-Blanc·hes avec, bien sûr, des exemples, notamment les Juif.ves et Irlandais.es parfois non-Blanc·hes (j’ajouterais les Canadien.nes français.es et encore plus les Acadien.nes au Canada) et les Japonais.es parfois Blanc·hes.
– Le contrat racial doit être imposé par la violence et le conditionnement idéologique : Le contrat social est par définition volontariste, mais le contrat racial est imposé, notamment par l’État qui a le mandat de conserver les privilèges des Blanc·hes, de faire respecter les modalités de ce contrat par les non-Blanc·hes et de le réécrire pour l’adapter aux circonstances et aux événements. L’auteur précise que la violence était plus évidente dans les premières phases du contrat racial (génocide des Autochtones dans bien des pays, colonialisme, esclavagisme, etc.), mais qu’elle est encore utilisée de façon plus camouflée de nos jours (condamnations plus fréquentes et sentences plus sévères, violence policière et bien d’autres exemples), et pas seulement par l’État, entre autres en entretenant une idéologie qui différencie les personnes blanches des sous-personnes non-blanches (avec de nombreux exemples, mais pas celui de la Floride qui interdit l’enseignement de l’histoire des Noir.es, exemple qui est trop récent pour être mentionné dans ce livre, mais qui montre bien que cette violence est loin d’être terminée).
Mérites «naturalisés» : Les mérites du contrat racial sont d’exprimer des aspirations aussi bien explicatives que normatives, assurant ainsi sa supériorité sur le contrat social bien trop abstrait.
– Le contrat racial retrace historiquement la véritable conscience morale / politique (de la plupart) des agents moraux blancs : L’auteur explique les raisons qui l’ont amené à favoriser la présentation d’un contrat à partir de son bilan historique plutôt que comme un idéal à atteindre. Son but étant de combattre cette réalité, il considère plus logique de présenter une réalité qu’un idéal. Il aborde ensuite les aspects moraux du contrat social, par exemple le fait que l’empathie des Blanc·hes ne s’applique qu’aux autres Blanch.es, pas aux «sous-personnes» non-blanc·hes. L’équilibre mental des Blanc·hes exige en effet qu’il se convainque que les non-Blanc·hes sont des sous-personnes, ce que le contrat racial parvient à faire, sinon il ne pourrait jamais accepter ce qu’iels leur font subir. C’est aussi ce contrat qui a permis aux Nazi.es d’exterminer tant de Juif.ves. Et ce sont loin d’être les seuls exemples mentionnés par l’auteur. Il conclut en soulignant qu’il y a quand même des Blanc·hes qui sont conscient.es des torts des leurs, mais en se faisant souvent ostraciser par les autres Blanc·hes (comme les Québécois.es blanc·hes qui reconnaissent l’existence de la discrimination systémique se font accuser de prétendre que tou.tes les Québécois.es sont racistes…).
– Le contrat racial a toujours été reconnu par les non-Blanc·hes comme le véritable déterminant (de la plupart) des pratiques morales / politiques blanches et donc comme le véritable accord moral / politique à contester : Les victimes du contrat racial sont bien mieux placées pour constater son existence et pour comprendre son contenu et son fonctionnement que ses bénéficiaires. L’injustice de la société est flagrante pour les victimes, tandis que les bénéficiaires prétendent à l’universalité des principes moraux et politiques en vigueur dans une société, universalité qui se limite dans les faits aux membres de leur seul groupe (surtout pour les hommes et les hommes les plus riches…). Et, encore une fois, les exemples abondent. L’auteur donne aussi des exemples de la dimension internationale du contrat racial, puis propose quelques pistes de revendications (ou d’objectifs) et d’actions pour que les sous-personnes acquièrent le statut de personnes à part entière.
– Le «contrat racial», en tant que théorie explicative, est supérieur au contrat social non racial afin de tenir compte des réalités politiques et morales du monde et en contribuant à guider la théorie normative : L’auteur explique pourquoi il juge nécessaire d’ajouter le contrat racial aux discussions sur le contrat social, considérant que c’est une condition pour pouvoir le réformer. En effet, il est important pour que cela arrive de montrer que la présence du contrat racial contredit de front les principes du contrat social. Puis, il conclut ainsi :
«Nommer cette réalité [présence du contrat racial] permet de la mettre au centre de la réflexion théorique nécessaire afin de pouvoir aborder honnêtement ces enjeux. Ceux qui prétendent ne pas les voir, qui affirment ne pas reconnaître l’image que j’ai esquissée, ne font que poursuivre l’épistémologie requise par le contrat social originel. Tant que cette ignorance étudiée persiste, le contrat racial ne sera que réécrit, au lieu d’être complètement déchiré, et la justice continuera à être limitée à «juste nous» (L’auteur fait un clin d’œil à un jeu de mots répandu chez les non-Blanc·hes, où «justice» pour les Blanc·hes signifie en fait «just us»)».
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire sans faute! J’avais des attentes un peu confuses avant de lire ce livre écrit par un philosophe, mais je m’en faisais pour rien. Ce livre est loin d’être aussi confus que mes attentes et est au contraire basé essentiellement sur des faits. Et, même si j’étais conscient de la discrimination systémique vécue par les non-Blanc·hes, le concept de contrat racial m’a fait comprendre autrement et plus complètement certains faits vécus au Québec et ailleurs. Par exemple, le contrat racial explique le refus des concepts de discrimination systémique et, plus récemment, d’intersectionnalité par la CAQ et par d’autres, et même une bonne partie des attaques contre le wokisme par la droite et une partie de la gauche, et m’a fait penser aux conflits entre les féministes et la gauche dans les années 1970 (certains hommes prétendaient que le féminisme affaiblissait la lutte des classes, comme certain.es prétendent de nos jours que l’intersectionnalité et le wokisme le font). On pourrait trouver que ce livre contient des longueurs et des répétitions, mais je trouve au contraire que les très nombreux exemples donnés par l’auteur permettent de visualiser non seulement la présence du contrat racial, mais aussi son ampleur et sa diversité d’application. En fait, j’ai même ajouté des exemples plus récents, dont certains plus spécifiques au Québec. On voit ainsi que le contrat racial ne se limite pas à la justification biaisée du profilage racial de la part des membres des corps policiers et aux préjugés de trop de personnes envers les Autochtones, mais qu’il est présent dans toutes les facettes de la vie en société. Et avec ses quelque 200 pages, l’auteur est loin d’avoir abusé de notre attention, mais il a plutôt fait preuve d’esprit de synthèse. Je salue aussi la qualité de la traduction de Aly Ndiaye alias Webster. Autre bon point, les 290 notes, surtout des références, mais aussi des compléments d’information parfois très substantiels, sont en bas de page.