L’évolution du rapport de dépendance
Quand elles parlent des conséquences du vieillissement de la population, certaines personnes ont tendance à les présenter sur la base de l’évolution du «ratio entre le nombre de personnes âgées de 15 à 64 et le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus» (voir notamment ici et ici), ratio qui est passé selon les auteur.es de ce document datant de 2014 de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke de 9,4 en 1971 à 4,1 en 2013 et ne serait plus que de 2,1 en 2050. J’avais souligné dans ce billet que Statistique Canada utilise plutôt le rapport de dépendance pour ce faire. Je dois d’ailleurs souligner que la Chaire a fait amende honorable, car, dans la version de 2021 du document de 2014, elle n’utilise plus ce ratio, mais bien le rapport de dépendance (sans toutefois préciser son niveau dans les années 1970…).
Pour compliquer les choses, Statistique Canada définit de deux façons différentes le rapport de dépendance démographique. En 2016, elle parlait du nombre de jeunes (de 0 à 19 ans) et de personnes âgées (65 ans et plus) pour 100 travailleur.euses (en fait pour 100 personnes âgées de 20 à 64 ans, qu’elles travaillent ou pas). L’année précédente, elle le définissait plutôt comme la «Population âgée de 0 à 14 ans et population âgée de 65 ans ou plus que l’on rapporte à la population âgée entre 15 et 64 ans», définition qui ne contient plus la confusion sur le travail.
Dans un communiqué récent (2 mars 2023), elle est revenue avec cette deuxième définition, que je vais donc utiliser ici, car je vais présenter entre autres des données tirées des tableaux mis à jour à cette occasion. En effet, ce communiqué annonçait la mise à jour des «estimations de la population et le rapport de dépendance démographique au 1er juillet 2022 pour les régions sociosanitaires et groupes de régions homologues». Je vais en partie utiliser ces données, mais comme elles ne fournissent des données que de 2001 à 2022, je vais aussi utiliser le tableau 17-10-0005-01 qui fournit des données sur la population par âge depuis 1971, puis celles du tableau 14-10-0017-01 pour compléter cette analyse avec des données sur le marché du travail de 1976 à 2022.
Rapport de dépendance au Québec et dans le reste du Canada de 1971 à 2022
Le graphique qui suit montre l’évolution du rapport de dépendance démographique, ainsi que celle de la contribution à ce rapport des jeunes âgé.es de moins de 15 ans et des personnes âgées de 65 ans et plus. Notons que le dénominateur est dans les trois cas le nombre de personnes âgées de 15 à 64 ans.
Alors que ce rapport était légèrement plus élevé en 2022 qu’en 1971 pour le Québec (56,6 % en 1971 et 57,2 % en 2022, une hausse de 0,6 point de pourcentage), il était au contraire nettement moins élevé pour le reste du Canada (60,7 % en 1971 et 52,2 % en 2022, une baisse de 9,5 points). On voit que ce rapport était en 1971 plus élevé dans le reste du Canada qu’au Québec de 4,1 points, que le rapport du Québec ne l’a rejoint qu’en 2009 et qu’il l’a dépassé par la suite de façon graduelle par une marge chaque année plus grande. En fait, ce rapport a baissé dans les deux territoires durant les années 1970 et au début des années 1980, à mesure que les baby-boomers quittaient le numérateur et se joignaient au dénominateur (population âgée de 15 à 64 ans). Le rapport le plus bas de la période étudiée a été atteint au Québec en 1986, en baisse de 13,6 points depuis 1971, résultat d’une baisse de 17,0 points chez les jeunes et d’une hausse de 3,3 points chez les aîné.es.
Ces changements nous amènent à conclure que ce rapport était sûrement encore plus élevé avant 1971, car le baby-boom a eu lieu de 1946 à 1966 au Québec et que les premier.ères baby-boomers avaient déjà 25 ans en 1971 et avaient déjà joint les 15-64 ans depuis 10 ans, et que les jeunes âgés de moins de 5 ans faisaient partie de la génération X, moins nombreuse. Malheureusement, je n’ai pas trouvé de données démographiques par tranches d’âge datant d’avant 1971.
Même si la part des jeunes a continué à baisser au Québec jusqu’en 2011 et le nombre de personnes âgées de 15 à 64 ans (le dénominateur) a continué à augmenter jusqu’en 2012 quand les premier.ères baby-boomers ont atteint 65 ans, le rapport de dépendance a certes baissé entre 1994 et 2006, mais sans jamais retrouver son niveau de 1986. Probablement en raison d’une immigration plus importante, le rapport le plus bas dans le reste du Canada n’a été atteint qu’en 2008, en baisse de 16,6 points (baisse moins forte au Québec, soit de 12,9 points), résultat d’une baisse de 22,3 points chez les jeunes (de 23,1 points au Québec) et d’une hausse de 5,6 points chez les aîné.es (de 10,3 points au Québec).
D’ailleurs, le graphique montre bien que les jeunes contribuaient beaucoup plus que les aîné.es au rapport de dépendance en 1971 (de 35,2 points au Québec et de 33,4 points dans le reste du Canada). Comme la contribution des jeunes a constamment diminué jusqu’en 2011 au Québec et en 2012 dans le reste du Canada, et que celle des aîné.es a augmenté chaque année au Québec tout au long de la période et aussi chaque année dans le reste du Canada, mais à partir de 1975, l’importance relative des deux contributions s’est inversée à partir de 2011 au Québec et de 2017 dans le reste du Canada. En 2022, la contribution des aîné.es au rapport de dépendance dépassait celle des jeunes de 8,2 points au Québec et de 4,0 points dans le reste du Canada. Cet écart ne pourra que s’accroître au cours des prochaines années.
Ratio du nombre de dépendant.es par travailleur.euse au Québec et dans le reste du Canada de 1976 à 2022
Le concept de rapport de dépendance pour estimer le nombre de personnes dépendantes par personne qui travaille m’a toujours paru incomplet. On compare en fait des groupes d’âge sans savoir si ces gens travaillent ou pas. Cela dit, il est assez évident que les jeunes de moins de 15 ans ne travaillent pas, quoique cela l’est moins de nos jours. En plus, les enfants n’ont en général pas de revenus, alors que les personnes âgées en ont. On pourrait en conclure que les personnes âgées de 65 ans et plus sont moins dépendantes des personnes qui travaillent que les jeunes de moins de 15 ans. En fait, même si les aînés ont des revenus, seule une faible partie de ces revenus viennent du travail et cela prend quelqu’un pour produire les biens et services qu’iels consomment avec leur épargne ou leurs revenus de transfert. Bref, il me semble plus pertinent d’examiner le ratio entre le nombre de personnes qui ne travaillent pas sur celles qui travaillent, peu importe leur âge.
Pour ce calcul, j’ai utilisé les données de la population totale selon le tableau 17-10-0005-01, ai soustrait le nombre de personnes en emploi du tableau 14-10-0017-01 (qui fournit des données seulement pour les personnes âgées de 15 ans et plus) et ai divisé le résultat (les personnes dépendantes) par le nombre de personnes en emploi. J’ai utilisé les doonées de deux tableaux différents, ce que je déconseille habituellement par soucis de cohérence, car les données sur la population de ce dernier tableau excluent, en plus des personnes âgées de moins de 15 ans, «les personnes qui vivent dans les réserves et dans d’autres peuplements autochtones des provinces, les membres à temps plein des Forces armées canadiennes, les pensionnaires d’établissements institutionnels et les ménages situés dans des régions extrêmement éloignées où la densité de population est très faible», populations qui comprennent une forte proportion de personnes dépendantes. Il y a certes un certain nombre de ces personnes qui travaillent (dont les membres des Forces armées et des Autochtones), mais leur proportion doit être assez stable, ce qui fait en sorte que leur exclusion des données sur l’emploi ne change probablement pas les tendances que je vais montrer de façon significative. Par ailleurs, comme les données sur l’emploi ne commencent qu’en 1976, le graphique qui suit, qui présente l’évolution du nombre de personnes dépendantes sur le nombre de personnes qui travaillent, n’a malheureusement pas la même année de départ que le graphique précédent.
Ce graphique montre tout d’abord que ce ratio a toujours été plus élevé au Québec que dans le reste du Canada, mais que cet écart s’est grandement amoindri avec le temps, passant d’un maximum de 32,7 % plus de personnes dépendantes (ou 0,35 personne) par travailleur.euse en 1982 (année de récession) à 2,2 % (ou 0,02 personne) en 2020 (autre année de récession), avant de remonter à 4,5 % (ou 0,04 personne) en 2022.
Mais, le constat le plus important est que, contrairement à ce qu’on entend partout sur les conséquences du vieillissement de la population, le nombre de personnes dépendantes par travailleur.euse a diminué presque constamment au cours de cette période, sauf lors des récessions (début des années 1980 et 1990, 2009 et 2020) et lors de la période de faible croissance de l’emploi de 2013 à 2016. Au bout du compte, le nombre de personnes dépendantes par travailleur.euse a diminué de 0,53 personne ou de 37,3 % au Québec entre 1976 et 2022 (soit d’un ratio de 1,41 à 0,89), et de 0,35 personne ou de 29,2 % dans le reste du Canada (soit d’un ratio de 1,20 à 0,85). On peut en plus affirmer sans crainte de se tromper que ce ratio était encore plus élevé avant 1976. De même, il est probable qu’il augmentera à l’avenir, mais pas au niveau qu’il a atteint dans les années 1970.
On peut attribuer la forte baisse de ce ratio au cours des 46 dernières années à la baisse de la population de moins de 15 ans comme on l’a vu précédemment, mais aussi à la forte hausse du taux d’emploi dans la plupart des tranches d’âge, de façon encore plus spectaculaire chez les femmes. Le taux d’emploi est par exemple passé au Québec entre 1976 et 2022 :
- de 42,3 % à 85,1 %, soit plus du double, chez les femmes âgées de 25 à 54 ans;
- de 27,8 % à 70,0 %, une hausse de 152 % chez celles âgées de 55 à 59 ans;
- de 17,1 % à 44,9 %, une hausse de 163 % chez celles âgées de 60 à 64 ans;
- de 6,5 % à 17,1 %, une hausse aussi de 163 % chez celles âgées de 65 à 69 ans.
Du côté des hommes, il a le plus augmenté chez ceux âgés de 15 à 24 ans (de 54,3 % à 62,6 %) et de 65 à 69 ans (de 20,6 % à 26,7 %). Ces hausses, jumelées à la baisse du nombre de jeunes, expliquent bien la baisse du nombre de personnes dépendantes par travailleur.euse malgré le vieillissement de la population, mais, avec les sommets atteints par ce taux et la fin de la baisse du nombre de jeunes, ces hausses montrent aussi qu’il est difficile d’imaginer qu’elles puissent se poursuivre au même rythme à l’avenir. On peut d’ailleurs voir sur le graphique que ce ratio a diminué à un rythme beaucoup moins rapide qu’auparavant au cours des dix dernières années (de 3,4 % au Québec et de 2,8 % dans le reste du Canada). Avec la poursuite du vieillissement de la population, on peut donc s’attendre à ce que ce ratio augmente au cours des prochaines années.
Le rapport de dépendance par région
Le principal apport de la mise à jour publiée par Statistique Canada au début mars est de fournir des données sur le rapport de dépendance démographique par région administrative, ce que les données que j’ai utilisées ne permettent pas. Je vais ici me contenter de présenter un tableau avec les données du début, du milieu et de la fin de la période couverte (2001, 2011 et 2022), ainsi que la différence entre les années de départ et d’arrivée, pour montrer que ces données ont quand même varié pas mal et que ce rapport a en général augmenté passablement entre ces deux années (sauf dans les deux régions du Grand Nord), tout comme on a vu qu’il avait augmenté en fin de période pour l’ensemble du Québec.
Et alors…
En fait, l’avantage du rapport de dépendance est qu’il est facile à prévoir en se basant sur les projections démographiques, alors que les prévisions du ratio de personnes dépendantes par travailleur.euse exigent, en plus des projections démographiques, des hypothèses sur l’évolution du taux d’emploi par tranche d’âge. Je ne m’y aventurerai pas!
Ce billet a quand même permis de faire le point sur ces questions et de montrer que l’analyse sur les conséquences du vieillissement de la population néglige souvent deux facteurs, soit la forte baisse de la dépendance provenant des jeunes de moins de 15 ans et la forte hausse du taux d’emploi de la population, surtout des femmes et, dans une moindre mesure, des personnes les plus âgées, et que ces deux facteurs font en sorte qu’on peut constater que les craintes associées au vieillissement de la population, tout en étant fondées, risquent d’avoir un impact bien moins grand que certain.es prophètes de malheur le prétendent.
Pour compléter, voici un commentaire que j’ai écrit hier en réponse à une personne qui disait que «Beaucoup de 65+ ont de bons revenus de retraite et des actifs. Les considérer comme « dépendants » me semble être une erreur de perspective.» :
«Comme je l’ai écrit, «cela prend quelqu’un pour produire les biens et services qu’iels consomment avec leur épargne ou leurs revenus de transfert». On a un système de retraite par capitalisation (en plus des revenus de transferts par distribution), mais c’est le pouvoir de consommer qui est épargné pas les biens et services qu’ils servent à acheter. Pour pouvoir se les procurer, des gens doivent les produire. On voit de plus en plus les conséquences de ce fait souvent oublié avec les «pénuries» actuelles, surtout dans la santé, l’éducation et les serviices de garde. Je crois qu’il va falloir à l’avenir hiérarchiser les emplois qui sont vraiment essentiels. Mais, cela est un autre débat!
Un autre aspect qu’il serait intéressant de creuser est le niveau de dépendance. La majorité des gens âgés de plus de 65 ans, ainsi que la grande majorité des sans emploi âgés de 15 à 64 ans, sont relativent autonomes (peuvent vivent en appart, se faire à manger, etc.), tandis que des jeunes enfants, et encore plus les bébés, le sont bien moins, voire pas du tout. En plus, mon indicateur est basé sur le travail marchand et ne tient pas compte du travail domestique et bénévole, ce qui est un problème d’autant plus important que le bénévolat est fréquent chez les personnes âgées de 65 ans et plus. Malheureusement, il est difficle de coller des données sur tous ces aspects en les pondérant de façon correcte.
Cela dit, mon indicateur est quand même plus direct que ceux utilisés habituellement. En écrivant ce billet (et bien avant, en fait), je n’en revenais pas qu’on (et je m’inclus) utilise des données démographiques au lieu de données directes pour estimer un phénomène pour lequel ces données existent.
Et je suis encore surpris que personne (à ma connaissance) n’ait fait ce calcul avant moi. Quand on regarde les tendances qui en résultent (mes deux graphiques), on voit que le choix des indicateurs est loin d’être anodin. Cela est encore très imparfait, mais c’est, je crois, un pas en avant.
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