Ralentir ou périr
Avec son livre Ralentir ou périr – L’économie de la décroissance, Timothée Parrique, chercheur en économie écologique à l’Université de Lund, en Suède, «vient déconstruire l’une des plus grandes mythologies contemporaines : la poursuite de la croissance. Nous n’avons pas besoin de produire plus pour atténuer le changement climatique, éradiquer la pauvreté, réduire les inégalités, créer de l’emploi, financer les services publics, ou améliorer notre qualité de vie».
Introduction – L’économie, une question de vie ou de mort : L’auteur montre que les inégalités de richesse et de revenus (avec un peu de confusion dans les données présentées) correspondent presque parfaitement avec les inégalités dans les émissions de gaz à effet de serre (GES) et dans les conséquences du réchauffement (bien pires pour les plus pauvres), ce qui illustre bien la responsabilité à cet égard du capitalisme, de «l’hégémonie de l’économique sur tout le reste», et surtout de la recherche effrénée de croissance économique.
1. La vie secrète du PIB – Entre phénomène et idéologie : L’auteur explique les lacunes du calcul du PIB, parfois maladroitement (en prétendant par exemple que «les» économistes ne connaissent pas ses limites ou les cachent), et son utilisation comme indicateur unique de l’activité économique, ce qu’il n’est pas (ce qui est tout à fait juste, voir cette série de billets). Il propose ensuite une définition anthropologique de l’économie, puis aborde :
- l’invention du PIB, les façons de le calculer et ce qu’il ne calcule pas ou trop;
- des exemples des effets contradictoires de la croissance selon le PIB;
- les ressources et les moyens de production nécessaires à toute activité économique;
- les institutions, le travail, l’innovation et la productivité;
- la valeur d’usage et la valeur d’échange;
- les agents économiques (les ménages, les entreprises et l’État) comme moteurs de la croissance;
- l’économisme et l’idéologie (obsessive) de la croissance (qui ne peut pourtant pas être infinie).
2. L’impossible découplage – Les limites écologiques de la croissance : La croissance verte ou le développement durable reposent sur l’hypothèse qu’il est possible de faire croître l’économie tout en protégeant la diversité de la faune et de la flore, et en réduisant l’utilisation de ressources, la pollution et les émissions de GES, soit de découpler la croissance de ses externalités négatives, dont environnementales. L’auteur présente cinq raisons qui expliquent que «l’impression d’un découplage significatif du PIB et de la charge environnementale est une illusion» et cinq autres raisons qui font en sorte qu’il est très peu probable que ce découplage soit plus important à l’avenir.
3. Marché contre société – Les limites sociales de la croissance : La croissance de l’activité marchande se fait habituellement aux dépens de l’activité non marchande (dont les services écosystémiques et les activités de reproduction sociale, c’est-à-dire «l’ensemble des activités, des rapports sociaux et des institutions qui sont nécessaires pour maintenir la vie») pourtant essentielle à la production marchande, car le temps dont nous disposons n’est pas lui non plus infini. L’auteur aborde aussi la productivité (encore, mais sur un autre aspect); l’innovation; le progrès technique; le concept du coût d’opportunité; la prospérité; la marchandisation; l’utilitarisme économique et le lien entre la marchandisation et la dissolution sociale.
4. Fausses promesses – Les limites politiques de la croissance : L’auteur montre que cinq des promesses de la croissance peuvent être réalisées avec bien plus de succès autrement.
- L’élimination de la pauvreté : en fait, ce sont les plus riches qui accaparent la plus grande part de la croissance, entre autres en raison d’une croissance plus forte des revenus de capital que des revenus de travail; le PIB actuel en France est plus que suffisant pour éliminer la pauvreté avec une meilleure répartition des revenus, notamment avec une hausse des salaires les plus bas, et une plus grande redistribution;
- la réduction des inégalités : pour les mêmes raisons, avec en plus l’absence de ruissellement des richesses, la croissance tend plus à faire augmenter les inégalités qu’à les réduire;
- la baisse du chômage : la croissance serait essentielle pour faire diminuer le chômage; l’auteur se demande en premier lieu si tous les emplois sont utiles et montre que les emplois les plus utiles ne sont pas les mieux payés (voir ce billet qui porte sur un exemple cité par l’auteur); il donne quelques exemples de moyens pour favoriser l’augmentation du temps libre et les emplois utiles, dont la garantie d’emploi;
- le financement des services publics : l’auteur propose de nombreuses façons de se passer de la croissance du PIB pour ce financement;
- l’amélioration de la qualité de vie : il ne faut pas confondre niveau de vie et qualité de vie; l’auteur présente des études, enquêtes et sondages qui montrent que le niveau de vie est loin d’être le meilleur indicateur de la qualité de vie (mais plus souvent un marqueur du statut social par la consommation ostentatoire), et qu’il est bien mieux de miser sur d’autres facteurs pour améliorer la qualité de vie, comme les relations sociales, les activités culturelles, la santé, une société égalitaire, etc.
L’auteur conclut que «les barrières à l’action ne sont pas économiques, mais bien politiques, morales et culturelles».
5. Petite histoire de la décroissance – De l’objection de croissance à la post-croissance : L’auteur retrace l’histoire des concepts associés à la décroissance, mais sans parler de la simplicité volontaire dont les précurseurs datent pourtant de l’Antiquité (il la mentionne quand même plus loin, mais sans la situer dans l’histoire ni dans l’évolution des concepts sur la décroissance) : les limites à la croissance (1972); l’objection de croissance (1973); la décroissance comme telle (dès le début des années 1970). Il poursuit avec le vrai départ du mouvement pour la décroissance en 2002 (qui sera accompagné par un parti politique en 2006) et souligne l’ajout de deux qualificatifs, avec la décroissance soutenable et la décroissance conviviale. Il se penche ensuite sur l’état de ce concept de nos jours, en France et ailleurs, dont au Québec, et souligne entre autres l’utilisation croissante (…) du concept de post-croissance qui correspond selon moi (et bien d’autres) mieux au projet des décroissancistes.
6. Un chemin de transition – Mettre l’économie en décroissance : L’auteur explique ce qu’il entend par «décroissance». La baisse du PIB serait une conséquence, mais pas un objectif (pourquoi insister autant sur cet aspect, alors?), sans nécessairement de récession comme telle, car les activités marchandes réduites seraient compensées par des activités sociales et économiques apportant plus de bien-être. En fait, ce qu’il décrit est un projet de découplage, mais il ne le reconnaîtrait jamais, insistant au contraire sur la nécessité de réduire le PIB (même si ce n’est pas un objectif…). Je n’invente pas ces contradictions, d’ailleurs, elles m’épuisent… Il poursuit en décrivant les principaux changements de production désirés; le fonctionnement démocratique de la planification de la production et des activités économiques et sociales; les mesures pour faire diminuer les inégalités et les nuisances à l’environnement (dont les émissions de GES); des façons de réduire la consommation et l’empreinte écologique tout en augmentant le bien-être et en évitant le chômage.
7. Un projet de société – Vers une économie de la post-croissance : L’auteur explique que la réduction de la production et de la consommation serait une étape transitoire vers un autre système économique qu’on peut qualifier de stationnaire (mais toujours innovateur et prospère) et de post-croissance. Il consacre ce chapitre à décrire ce système.
8. Controverses – 12 critiques de la décroissance : Ces critiques portent sur :
- l’aspect rebutant du concept de décroissance;
- les sacrifices qu’il faudrait faire pour décroître;
- l’inefficacité de la décroissance, même pour réduire les émissions de GES;
- l’augmentation de la pauvreté dans les pays riches;
- l’augmentation de la pauvreté dans les autres pays en raison de la décroissance dans les pays riches;
- la ressemblance de la décroissance avec les politiques d’austérité;
- le conflit supposé entre la décroissance et la sortie du capitalisme;
- les conséquences négatives de la décroissance sur l’innovation;
- l’idéologie anti-entreprises de la décroissance;
- l’aspect contre nature de la décroissance;
- la résistance de la population à la décroissance;
- le totalitarisme qu’entraînerait la décroissance ou dont elle aurait besoin pour s’implanter.
Conclusion – Déserter le capitalisme : L’auteur vante le radicalisme du mouvement pour la décroissance avec un argument étymologique (donc mauvais) et avec un autre aussi classique (mais meilleur) sur l’impossibilité de la croissance infinie (quoique cela ne prouve pas qu’une croissance limitée d’un indicateur aussi mauvais que le PIB soit impossible, notamment dans des activités exigeant peu ou pas de ressources comme les services sociaux, ni que cela entraîne la nécessité de la décroissance, comme le premier mot du titre de ce livre l’indique, car ralentir n’est pas diminuer, mais augmenter moins). Il revient sur d’autres arguments mentionnés dans les chapitres précédents et sur le système économique qu’il y a présenté, en montrant notamment ses liens avec des systèmes mis de l’avant par d’autres groupes progressistes et environnementalistes, et en montrant la nécessité de se débarrasser du capitalisme.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Ça dépend des goûts! Cela dit, c’est probablement le livre portant sur la décroissance qui m’a le moins fait décrocher, même si l’auteur a la même fixation sur le PIB que les autres auteur.es que j’ai lus sur le sujet, alors qu’iels jugent avec raison que c’est un mauvais indicateur. Il est pour moi presque aussi ridicule de vouloir la baisse d’un mauvais indicateur que son augmentation. Je rappelle que, justement pour cette raison, je me considère comme agnostique sur la croissance du PIB (comme bien des auteur.es cité.es dans ce livre). D’ailleurs, l’objectif de la décroissance ne sert absolument à rien dans les propositions et le modèle économique présentés par l’auteur. Il est comme ajouté pour correspondre à son nom. Au moins, il insiste sur la réduction de la production matérielle et des emplois inutiles et nuisibles, en l’accompagnant d’une hausse des salaires des emplois utiles mal payés et l’ajout d’activités utiles socialement et écologiquement, propositions que j’appuie, mais qui n’ont pas nécessairement un effet négatif sur le PIB, effet qui est pour moi sans intérêt, je le répète. J’ai envie de citer Pierre-Simon de Laplace qui a dit à Napoléon qui lui faisait remarquer l’absence de Dieu dans un de ses livres qu’il n’avait pas eu besoin de cette hypothèse. Selon moi (et bien d’autres), l’auteur n’a pas non plus besoin de l’hypothèse ou de l’objectif de la décroissance d’un mauvais indicateur pour proposer le système économique qu’il recherche. Bizarrement (ou pas), il ne commente pas cette critique dans son chapitre sur les controverses.
Je trouve en outre que la structure du livre est lourde, ce qui entraîne des répétitions inutiles (des exemples reviennent à plusieurs reprises dans un même contexte), mais le livre reste malgré cela relativement agréable à lire. Si 39 notes (toutes explicatives) sont en bas de page (avec des *), les 470 autres notes, presque toutes des références, mais aussi quelques compléments d’information, sont à la fin du livre, ce qui m’a «forcé» à utiliser deux signets.