La compression inattendue sur le marché du travail à bas salaires
L’étude intitulée The Unexpected Compression: Competition at Work in the Low Wage Labor Market de David Autor, Annie McGrew et Arindrajit Dube a été publiée en mars 2023, notamment par le National Bureau of Economic Research (NBER).
Introduction : S’il y a de nombreuses études qui se sont penchées sur l’impact de la technologie, du commerce et des institutions sur la hausse des inégalités depuis 40 ans, bien peu ont porté sur le rôle de la concurrence sur le marché du travail et sur la réallocation des travailleur.euses. Pourtant, la baisse importante de la fréquence des changements d’emplois depuis le tournant du siècle aurait dû mettre la puce à l’oreille des chercheur.euses. Le but de cette étude est d’analyser l’évolution rapide du marché du travail des États-Unis de la population âgée de 16 à 64 ans au cours des années qui ont précédé et suivi l’arrivée de la pandémie de COVID-19 (de janvier 2015 à décembre 2022), afin de comprendre le rôle du resserrement du marché du travail dans la réduction des inégalités des salaires (ou compression des salaires), l’augmentation de l’élasticité des changements d’emploi (ou de la réallocation des travailleur.euses) et l’intensification de la concurrence sur le marché du travail à bas salaires.
Cadre conceptuel : Après avoir décrit la source des données utilisées, description au cours de laquelle on apprend que les membres de l’échantillon sont interrogé.es pendant 8 mois, dont quatre mois consécutifs une année et les mêmes quatre mois l’année suivante, les auteur.es présentent leur cadre conceptuel qui établit des liens entre le resserrement du marché du travail, la concurrence entre employeurs et la réallocation des travailleur.euses dans un marché du travail caractérisé par une concurrence imparfaite, en le comparant avec un marché du travail parfaitement concurrentiel. Dans ces deux cas, on s’attend à ce qu’un resserrement du marché du travail fasse augmenter :
- le taux de départ d’un emploi pour un autre (hausse de l’élasticité des départs);
- le taux de réallocation des travailleur.euses vers des employeurs qui payent mieux (comme lors d’une hausse du salaire minimum; voir ce billet qui porte sur une étude citée par les auteur.es);
- la concentration des hausses salariales chez les travailleur.euses qui ont changé d’emploi.
Iels expliquent ensuite leur cadre, avec toutes ses équations qui modélisent les trois hypothèses mentionnées. Les résultats de ces équations varient selon les situations de concurrences parfaite et imparfaite (ici, un monopsone), ce qui permet la comparaison des conséquences sur le marché du travail dans ces deux situations. Iels soulignent aussi le rôle des programmes d’aide aux travailleur.euses qui ont perdu leur emploi en raison de la pandémie et le bris de leur lien avec les employeurs qui offrent de bas salaires (comme dans la restauration), bris qui peut avoir favorisé la réallocation des emplois, d’autant plus que les bénéfices des programmes d’aide ont été bien souvent plus élevés que le salaire de leur emploi perdu, faisant augmenter leur épargne, diminuer l’obligation de reprendre cet emploi rapidement et favoriser la recherche d’emplois mieux payés.
La compression inattendue
– La baisse d’emplois et la reprise: Le taux d’emploi de la population âgée de 16 à 64 ans des États-Unis est passé de 71,6 % en janvier 2020 à 62,4 % en mai 2020 (en moyenne mobile de trois mois et en maintenant la composition démographique selon l’âge, l’origine ethnique, le statut d’immigration, etc.), une baisse de 9,2 points de pourcentage en quatre mois. Le graphique ci-contre montre que ce sont les personnes les moins scolarisées qui ont subi le plus lourdement ces pertes d’emploi (ligne rouge, baisse de 17,0 %) et les plus scolarisées le moins (ligne bleue, baisse de 8,3 %). De même, l’emploi du tiers des travailleur.euses aux salaires les moins élevés a baissé de plus de 18 % et le tiers aux salaires les plus élevés de 4 % (l’autre de 8 %, voir ce graphique). Ces trois groupes avaient retrouvé leur niveau d’emploi d’avant la pandémie vers le printemps de 2022.
– Les changements dans la distribution des salaires : La plupart des économistes s’attendaient dans ce contexte à une stagnation des bas salaires et une augmentation des inégalités. C’est pourquoi les auteur.es ont utilisé le terme «inattendue» dans le titre de cette étude et de cette section. En fait, comme le montre le graphique ci-contre, les salaires réels (en tenant compte de l’inflation) des 10e, 50e, et 90e centiles (les 10 % aux salaires les plus bas et les plus élevés, et la médiane) ont augmenté fortement (d’environ 6 %) entre janvier et juin 2020 (en bonne partie par effet de composition parce que ce sont les travailleur.euses les moins bien payés qui ont subi le plus de pertes d’emplois), mais seuls les 10 % aux salaires les plus bas ont conservé ce niveau par la suite (avec une croissance un peu plus faible en 2021), celui des deux autres groupes diminuant graduellement pour même devenir plus bas qu’en janvier 2020 en fin de période (le dernier mois étant septembre 2022). Alors que le ratio du salaire du 90e centile sur le 10e a augmenté fortement (de 33 points logarithmiques) depuis 1980, 27 % de cette hausse a été annulée depuis janvier 2020.
En fait, le graphique montre que le rattrapage salarial du 10e centile avait commencé avant la pandémie, depuis au moins 2015. Les auteur.es se sont d’ailleurs demandé si le rattrapage depuis janvier 2020 ne faisait pas que poursuivre la tendance prépandémique. En fait, ce n’est pas le cas, car la tendance précédente était due entre autres aux hausses du salaire minimum dans de nombreux États et villes. En effet, les deux graphiques sur cette page montrent que le rattrapage prépandémique n’a eu lieu que dans les États qui ont des salaires minimums plus élevés que le salaire minimum fédéral, alors que ce rattrapage salarial ne s’observe que depuis janvier 2020 dans les autres États. En plus, iels constatent que l’ampleur du rattrapage fut beaucoup plus importante après le début de la pandémie qu’avant. Par contre, comme le télétravail est beaucoup moins fréquent pour les travailleur.euses à bas salaires, iels ont moins bénéficié des économies dues à la baisse des déplacements et ont occupé des emplois pour lesquels le risque d’être contaminé était bien plus important.
– L’évolution des inégalités selon quelques populations : On constate par ailleurs en regardant ce graphique que c’est le salaire réel des personnes les plus scolarisées qui a le moins augmenté (il a même baissé), rompant ainsi avec une tendance d’augmentation de la «prime aux études supérieures» datant d’au moins 30 ans. Les auteur.es observent toutefois un écart semblable à celui par centiles dans l’évolution du salaire selon l’âge, les jeunes (âgé.es de moins de 25 ans) étant les seul.es avoir connu une hausse de leur salaire réel (d’environ 4 %) depuis le début de la pandémie alors qu’aucune tendance du genre ne s’observait auparavant. C’est le salaire réel des travailleur.euses les plus âgé.es (55 ans et plus) qui a le plus diminué (d’environ 6 %). Les auteur.es montrent aussi que les travailleur.euses noir.es et hispaniques ont aussi connu la plus forte hausse des salaires réels et que celui des femmes a moins diminué (de moins de 1 % environ) que celui des hommes (d’un peu moins de 4 %).
Rôle de l’intensification de la concurrence sur le marché du travail : Les auteurs explorent ici quatre hypothèses qui pourraient expliquer la plus forte hausse des salaires réels chez les travailleur.euses à bas salaires.
– Le resserrement du marché du travail et les changements d’emplois : Les auteur.es observent une hausse assez importante du taux de départ des travailleur.euses pour un autre emploi entre la moyenne de 2017 à 2019 et celles de 2021 et de 2022 (voir le deuxième graphique sur cette page), soit de 2,2 % à un sommet de 2,9 %, une hausse de plus de 30 %. Cette hausse fut la plus forte chez les travailleur.euses peu scolarisé.es de moins de 40 ans, et dans les industries de l’hébergement et de la restauration (où ce taux a atteint près de 6 % au milieu de 2021, voir ce graphique). C’est bien sûr le resserrement du marché du travail qui a permis ces transitions. Iels constatent à cet effet que c’est dans les États aux taux de chômage le plus bas qu’il y a eu les taux de départ les plus élevés.
– L’élasticité des départs : Les auteur.es estiment de différentes façons et avec deux modèles (je vous épargne les détails) l’évolution des élasticités de départ avant (2015 à 2019) et après (2021 et 2022) le début de la pandémie. En fait, dans le premier modèle utilisé, seule l’élasticité de départ des travailleur.euses de moins de 40 ans faiblement scolarisé.es a augmenté. Elle a jusqu’à doublé selon une de ces mesures (et augmenté d’entre 40 % et 50 % selon les trois autres mesures), tandis que les élasticités de départ des autres travailleur.euses ont en général diminué. Le deuxième modèle, plus précis, montre que l’élasticité est plus forte pour les bas salarié.es que chez les autres salarié.es, chez les personnes les moins scolarisées, et cela encore plus pour les travailleur.euses de moins de 40 ans, confirmant et complétant les résultats du premier modèle.
– Les changements d’emplois et de salaires : Les auteur.es tentent ensuite de déterminer l’impact des changements d’emplois sur les salaires. Le graphique ci-contre montre la fréquence des changements d’emplois d’une entreprise qui fait partie de la deuxième moitié des niveaux de salaires dans une industrie vers une autre entreprise qui fait partie de la première moitié (Up dans le graphique) avant la pandémie (barres bleues et rouges) et après (barres vertes et oranges), et vice-versa (Down).
Les deux premières séries de barres (bleues et vertes) montrent que ces mouvements ont à peine augmenté après la pandémie pour l’ensemble des travailleurs, et que les mouvements à la hausse (Up) furent dans les deux cas à peine plus élevés que les mouvements à la baisse (Down). Par contre, les deux dernières séries de barres (rouges et oranges) montrent que ces mouvements furent beaucoup plus fréquents (environ deux fois) chez les travailleur.euses peu scolarisé.es de moins de 40 ans (HS = high school, soit le diplôme d’études secondaires ou DES), avec des mouvements à la hausse nettement plus fréquents que les mouvements à la baisse et encore plus après le début de la pandémie (barres oranges) qu’avant (barres rouges). Les auteur.es ont répété l’exercice avec le quartile le plus bas des salaires des industries, avec un résultat très semblable, mais avec des fréquences près de deux fois plus élevées (l’échelle du graphique va jusqu’à 2,4 points logarithmiques et celle du graphique précédent jusqu’à 1,4 point). Ce niveau de départ plus élevé est normal, car les mouvements à la hausse peuvent aller dans trois fois plus d’entreprises (1/4 vers 3/4), alors que leur nombre était égal dans l’exercice précédent (1/2 vers 1/2). «Ces résultats indiquent que l’augmentation de l’élasticité de départ d’un emploi à l’autre documentée ci-dessus reflète une réallocation nette des jeunes travailleur.euses non diplômé.es hors des secteurs à primes salariales particulièrement basses (c’est-à-dire à faibles rentes)».
– La contribution de la mobilité interindustrielle à la croissance des salaires : La première série de barres du graphique du haut montre que la baisse de salaire réel due à l’inflation entre avant et après le début de la pandémie a été beaucoup plus faible pour les travailleur.euses peu scolarisé.es de moins de 40 ans (barre rouge) que pour les autres (barre rose). La deuxième série montre que ces baisses furent beaucoup plus fortes pour les travailleur.euses qui n’ont pas changé d’industrie entre ces deux périodes, la baisse des travailleur.euses peu scolarisé.es de moins de 40 ans (barre bleue) ayant quand même été nettement moins forte que pour les autres (barre bleu pâle). La troisième série de barres montre que les hausses salariales des travailleur.euses qui ont changé d’industrie ont surpassé l’inflation et que ces hausses furent beaucoup plus élevées pour les travailleur.euses peu scolarisé.es de moins de 40 ans (barre verte) que pour les autres (barre vert pâle). La dernière série de barres montre la contribution à la hausse des salaires réels de l’augmentation des changements d’industrie. Encore là cette contribution fut plus avantageuse pour les travailleur.euses peu scolarisé.es de moins de 40 ans (barre orange) que pour les autres (barre orange pâle), parce qu’iels ont été proportionnellement plus nombreux.euses à changer d’industrie. Le graphique du bas montre l’écart à l’avantage des travailleur.euses peu scolarisé.es de moins de 40 ans dans ces quatre situations.
Les auteur.es précisent que, même si le taux de changement d’industrie fut d’environ seulement 21 % chez les travailleur.euses peu scolarisé.es de moins de 40 ans (et de 12 % pour les autres), ces départs expliquent plus de 40 % de la différence de l’évolution des salaires entre ces travailleur.euses et les autres. Iels concluent que cet exercice (incluant les sections précédentes) démontre de façon très nette l’impact positif sur les salaires d’un resserrement du marché du travail. Par contre, contrairement aux théories économiques classiques, ces hausses salariales ne viennent pas de l’augmentation du rapport de force des travailleur.euses dans leur entreprise de départ, mais bien de l’accroissement de leurs possibilités de quitter l’entreprise et même l’industrie dans lesquelles iels travaillaient au départ, et surtout du fait de réaliser l’existence de cette possibilité, souvent aussi freinée en temps «normal» par leur attachement à leurs collègues et à leurs milieux de travail.
Salaire nominal, resserrement et inflation : Les théories économiques orthodoxes prévoient qu’un resserrement du marché du travail qui fait augmenter les salaires sera inévitablement inflationniste. Comme l’inflation récente vient en grande partie de facteurs externes (prix de l’énergie, sécheresses et inondations, problèmes avec les chaînes d’approvisionnement, guerre en Ukraine, etc.), les auteur.es estiment que le resserrement du marché du travail a contribué au plus à un cinquième de l’inflation observée en 2022, mais ajoutent que cette estimation est approximative et que plus de travaux sur cette question seraient nécessaires pour obtenir plus de précision. Les auteur.es ajoutent que ce resserrement a fait diminuer les inégalités et augmenter le pouvoir d’achat des travailleur.euses à bas salaires, deux avantages plus importants que sa faible contribution à l’inflation.
Conclusion : Les auteur.es reviennent sur leurs principaux constats, ajoutant que la compression salariale récente (ou baisse des inégalités salariales) représente un changement majeur de tendance aux États-Unis. Iels soulignent ensuite les limites des constats de cette étude, surtout en raison de la petite taille de certains échantillons. Iels comptent bien poursuivre leurs travaux pour trouver des données qui permettent de surmonter ces limites.
Et alors…
Cette étude est de loin la plus poussée que j’ai lue sur ce sujet bien peu exploré jusqu’à maintenant, quoique j’aie lu quelques études d’Arindrajit Dube allant dans ce sens, mais jamais aussi loin (voir notamment ce billet et cet autre). Il faut dire que rarement des événements comme ceux vécus récemment ont permis de le faire. Cette étude remet en question de nombreux aspects des théories économiques orthodoxes bien peu contestés avant cela. Elle a mis à profit les expériences de trois économistes réputé.es dont c’est à ma connaissance la première collaboration. J’aimerais bien voir les résultats d’une étude semblable portant sur les effets du resserrement du marché du travail au Canada et au Québec, mais je suis loin d’être certain que les données disponibles ici le permettent. Cela dit, ne boudons pas notre plaisir!
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