Aller au contenu principal

L’inflation, l’impôt et les conflits

13 avril 2023

inflation, l’impôt et les conflitsJe vais présenter et commenter deux études portant sur l’inflation, un des sujets les plus discutés par les temps qui courent. La première analyse une cause de l’inflation rarement mentionnée, alors que la deuxième, suggéré par Thomas Piketty, porte sur les recommandations faites par un organisme international pour faire face à l’inflation de façon équitable. Je vais aussi résumer les conclusions d’une troisième étude qui a été publiée pendant que je rédigeais ce billet.

L’inflation est un conflit

L’étude intitulée Inflation is Conflict de Guido Lorenzoni et Ivan Werning a été publiée en avril 2023 par le Département d’économie du Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Introduction : «L’inflation est un phénomène mêlant». Même s’il s’agit d’un phénomène étudié depuis longtemps, ses causes font l’objet de nombreux débats entre les économistes. Les modèles macroéconomiques d’équilibre général expliquent en général les épisodes d’inflation extrême et persistante en se basant sur une croissance trop élevée de la masse monétaire (ou de l’offre de monnaie) par rapport à celle des biens (avec bien sûr de nombreuses hypothèses irréalistes), mais ne peuvent pas expliquer comment ce surplus de monnaie se transforme en prix plus élevés. Sans nier que la croissance de la masse monétaire est un des facteurs en jeu, les auteurs jugent ces modèles incomplets et avancent qu’on doit leur intégrer des facteurs externes plus qualitatifs. Ils comptent ici analyser le rôle des conflits entre les agents économiques qui tentent d’exercer un pouvoir sur les marchés. Ils expliquent ensuite leur démarche et précisent qu’ils ne sont pas les premier.ères économistes à émettre l’hypothèse que les conflits sont un facteur explicatif important et même déterminant de l’inflation.

Analyse du rôle des conflits sur l’inflation sans tenir compte de la monnaie : Les auteurs présentent un modèle avec seulement deux agents et des variables liées à l’inflation et au conflit. C’est seulement lorsqu’un des agents économiques hausse ses prix pour profiter d’une situation qu’un autre sera porté à faire de même (exiger un salaire plus élevé) pour compenser. Disons que j’ai trouvé ce modèle simpliste, même s’il a le mérite d’intégrer le concept de conflit.

Les auteurs complexifient un peu leur modèle pour y inclure des anticipations en matière d’inflation et un nombre infini (ou non spécifié) d’agents économiques. Encore là, dès qu’un des agents hausse ses prix, les autres (producteur.trices et travailleur.euses) réagissent en chaîne.

L’effet sur les salaires et les prix de la mécanique de l’inflation et en tenant compte des conflits : Cette fois, les auteurs construisent un modèle semblable aux modèles macroéconomiques d’équilibre général, mais sans les hypothèses habituelles, en y incluant l’effet des conflits, des aspirations sur le niveau désiré des prix et des salaires, et des anticipations en matière d’inflation. Ils constatent que :

«Ce conflit entraîne une inflation des prix et des salaires. Dans un premier temps, les prix augmentent et le salaire réel diminue, mais l’inflation des salaires finit par reprendre et s’aligner sur celle des prix. À long terme, le salaire et les prix réels s’établissent à un niveau qui peut être considéré comme un compromis entre les deux aspirations. Mais ce compromis n’est qu’apparent : le conflit est toujours présent, car les deux parties restent insatisfaites du prix et du salaire réel qui résultent de ce processus, ce qui crée des pressions sur les prix et les salaires, et un taux d’inflation constant».

Ce résultat et d’autres obtenus avec des variantes des stipulations du modèle montrent qu’il y a en fait deux sources à l’inflation : l’ajustement et le conflit. Si l’ajustement engendre une inflation transitoire, le conflit peut créer une inflation permanente, dont l’ampleur est proportionnelle à l’intensité du conflit.

Les anticipations et les aspirations : Quand les conflits deviennent exacerbés, les deux parties sont frustrées de ne pas pouvoir atteindre leurs aspirations. Par contre, si elles anticipent ces résultats ou de faibles augmentations des salaires et des prix, les ajustements seront moins forts et les parties pourront se satisfaire des niveaux des prix et des salaires obtenus sans générer de spirale.

Conclusion : Selon les auteurs, «les idées et les modèles traditionnels de l’inflation sont très utiles, mais ils sont soit incomplets en ce qui concerne le mécanisme, soit inutilement restreints». Ils arrivent à la conclusion que les causes de l’inflation peuvent être variées, mais que les conflits sont celle qui est «la plus générale et la plus immédiate».

Un plan fiscal d’urgence pour faire face à la crise de l’inflation

La déclaration intitulée An emergency tax plan to confront the inflation crisis a été publiée en septembre 2022 par l’Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation (ICRICT, ou la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises) qui «a été créée par une coalition d’organisations intergouvernementales, d’organisations de la société civile et d’organisations syndicales».

Introduction : «L’économie mondiale est au seuil de la récession. Le monde est confronté à une tempête parfaite d’inflation galopante, de crises énergétiques et alimentaires, de ralentissement de la croissance, de déficits budgétaires accrus et de niveaux d’endettement élevés», et cela au lendemain de la plus importante crise sanitaire depuis des décennies. Cette tempête «affecte de façon disproportionnée les ménages les plus vulnérables, exacerbant la pauvreté et les inégalités». Ces crises multiples exigent de la part des gouvernements des mesures énergiques, alors que leurs finances sont souvent dans un état déplorable après les efforts consentis pour faire face à la pandémie de COVID-19 et que les taux d’intérêt qu’ils doivent payer ont augmenté et menacent de créer une crise de la dette publique, surtout dans les pays en développement. Adopter des mesures d’austérité dans ce contexte serait désastreux. Ils doivent donc trouver de nouvelles sources de revenus pour financer les mesures énergiques nécessaires. Mais où trouver ces recettes? Les auteur.es de cette déclaration considèrent que la meilleure solution est d’augmenter le niveau d’imposition «des sociétés transnationales et des plus riches, qui ont profité de la crise ou qui n’ont pas payé leur juste part jusqu’à présent».

Imposer les surprofits : L’inflation actuelle est en bonne partie due à des facteurs externes (pays exportateurs de pétrole, bris de chaînes d’approvisionnement, sécheresses, inondations, guerre en Ukraine, etc.), mais aussi à l’augmentation des prix et des profits de grandes sociétés transnationales dans de nombreux secteurs. Ces sociétés utilisent en plus des tactiques d’évitement fiscal, quand elles ne sont pas carrément des tactiques d’évasion fiscale. Pendant que la situation des pays et des personnes les plus pauvres se fragilise, les actionnaires de ces sociétés s’enrichissent plus que jamais, souvent sur le dos des malheurs du reste de la population. Dans ce contexte, l’ICRICT recommande de créer un impôt d’urgence sur les profits excédentaires et sur les hausses de prix injustifiées.

L’accord fiscal mondial – impasse politique ou voie à suivre? : «On estime que l’évasion fiscale des sociétés transnationales coûte aux pays entre 240 et 600 milliards de dollars par an en pertes de recettes fiscales», pertes proportionnellement plus importantes pour les pays pauvres. Près de 40 % des profits des sociétés transnationales seraient détournés dans des paradis fiscaux.

Un accord instaurant un impôt minimal de 15 % basé sur les activités réelles de ces sociétés dans chacun des territoires a été signé en 2021 par 140 pays. L’ICRICT salue cet accord même s’il déplore son manque d’ambition et le fait qu’il satisfait surtout les objectifs des pays riches. Elle recommandait en fait un taux de 25 % et une attention plus grande aux activités ayant cours dans les pays pauvres, alors qu’il accorde plus d’importance aux activités qui se déroulent dans les pays riches où sont établis les sièges sociaux de ces sociétés que dans les autres pays. En plus, la date d’implantation a été repoussée à 2024 et il y a encore de nombreux détails à régler. La déclaration résume ensuite l’état de la situation et émet quelques recommandations qui pourraient être adoptées sans accord international :

  • l’implantation d’un impôt progressif sur les services numériques réalisés dans un pays (et non sur les profits qui peuvent facilement être détournés), impôt qui existe déjà dans quelques pays (par exemple de 6 % au Danemark) et qui pourrait être remplacé par celui de l’accord international quand il sera vraiment implanté;
  • imposer par des retenues à la source les paiements pour tous les services, car ces activités sont les plus faciles à détourner dans les paradis fiscaux;
  • imposer les services rendus par des non-résidents dans les pays où ces services sont rendus;
  • imposer les revenus transférés à l’étranger pour des biens incorporels, comme quelques pays le font;
  • révision des politiques et des accords fiscaux en les adaptant aux besoins de chaque pays;
  • examen des régimes d’incitations fiscales existants, car ils sont souvent arbitraires et mènent trop souvent à des conflits d’intérêts et à de la corruption.

Conclusion : Même si la résistance des pays riches sera tenace pour que «leurs» sociétés transnationales conservent leurs privilèges, l’accord fiscal mondial représente un pas en avant et a ouvert la porte à des mesures auparavant difficiles à envisager, comme l’imposition selon le lieu des activités. En outre, le report de son entrée en vigueur porte de plus en plus de pays à adopter des mesures unilatérales, surtout quand ils voient d’autres pays le faire avec succès.

Et comme dessert…

En rédigeant ce billet, j’ai appris la publication d’une autre étude sur l’inflation, Comme elle a 70 pages, je vais me contenter d’en exposer l’objectif et de résumer sa conclusion.

L’étude intitulée Are Inflationary Shocks Regressive? – A Feasible Set Approach (Les chocs inflationnistes sont-ils régressifs ? – Une approche par ensembles réalisables) de Felipe Del Canto, John Grigsby, Eric Qian et Conor Walsh a été publiée le 4 avril 2023 par le National Bureau of Economic Research (NBER).

Objectif : Il peut sembler simple de déterminer les conséquences distributives d’un choc inflationniste, mais elles dépendent en fait de son origine (par exemple si elle vient d’un manque d’offre ou d’une demande excédentaire) et de ses effets sur les biens de consommation, les salaires et les actifs. Ce sont ces différences que cette étude vise à clarifier.

Conclusion : Les auteurs concluent avec deux constats principaux :

  • l’inflation due à des baisses d’offre de produits pétroliers est régressive, touchant davantage les ménages à faibles revenus, car une hausse du prix du pétrole se répercute sur les prix des biens de consommation et fait augmenter le chômage, surtout dans les emplois les moins bien payés, mais améliore la valeur des actifs financiers et n’a pas d’effet sur les actifs immobiliers;
  • l’inflation due à des baisses des taux d’intérêt est progressive, car elle fait diminuer les rendements des placements et la valeur des actifs financiers des plus riches, et fait diminuer le chômage et augmenter les salaires, ce qui avantage les ménages à faibles revenus; le corollaire de ce constat est qu’une hausse des taux d’intérêt pour combattre l’inflation, comme le font les banques centrales de tous les pays est foncièrement régressive.

Les auteurs entendent appliquer leur méthodologie à d’autres origines de chocs inflationnistes, par exemple à ceux causés par des changements de politique budgétaire, des variations du taux de change ou des perturbations de la chaîne d’approvisionnement. Ils aimeraient aussi appliquer leur approche avec les données provenant d’autres pays. Ils ajoutent finalement que leur approche «n’intègre pas facilement les chocs d’incertitude ni les chocs de préférence, ce qui constituerait une piste de travail fructueuse pour l’avenir».

Et alors…

La première étude m’a quelque peu déstabilisé, mais c’est une bonne chose! J’ai toutefois des réserves sur les modèles des auteurs, entre autres qu’ils fonctionnent sur la base d’une économie fermée (sans commerce international), que les interactions se font entre deux parties, alors qu’il y en a bien plus, dont les consommateur.trices et l’État, et que, dans ce modèle, les hausses de salaire entraînent une inflation de même niveau, alors que les salaires ne représentent qu’une partie des dépenses des entreprises. De même, les anticipations peuvent varier considérablement parmi les membres des deux parties. Cela dit, elle ajoute un facteur pertinent à l’analyse de l’inflation, ce qui est déjà beaucoup.

Avec la deuxième, j’étais davantage en terrain connu, d’autant plus que trois économistes que je respecte sont commissaires de l’ICRICT, Thomas Piketty, Gabriel Zucman et Joseph Stiglitz. Elle était toutefois beaucoup plus difficile à vulgariser, car elle aborde des sujets complexes. Cela dit, c’est rafraîchissant de constater que des personnalités s’unissent pour recommander des améliorations importantes à l’imposition des sociétés transnationales en mettant l’accent sur les pays pauvres.

Finalement, j’aurais aimé lire plus en détail la troisième étude, mais ses principaux constats me semblent fiables : un choc inflationniste n’a pas toujours les mêmes effets sur les ménages à revenus faibles ou élevés selon son origine. Dit comme cela, ça paraît évident, mais ça ne l’est manifestement pas pour tout le monde quand on lit des textes sur ce sujet. Ça demeure fascinant de constater qu’un phénomène économique pourtant bien connu et aussi étudié a encore autant de secrets à nous révéler!

Laisser un commentaire