On a vu dans mon dernier billet sur ce sujet que, comme prévu, les interventions gouvernementales ont permis une forte baisse des taux de faible revenu selon tous les indicateurs et pour toutes les tranches d’âge. Avec la baisse de ces interventions en 2021, comment ces taux ont-ils évolué? Comme les données pour 2021 de l’Enquête canadienne sur le revenu ont été publiées au début mai, il est maintenant possible de répondre à cette question et aussi de voir si la baisse des inégalités observée en 2020 s’est poursuivie en 2021, ce que j’examinerai dans un prochain billet.
Les mesures de faible revenu
Statistique Canada a publié pour 2021 trois seuils de faible revenu différents, soit ceux des seuils de faible revenu (SFR), de la mesure de faible revenu (MFR) et de la mesure du panier de consommation (MPC) selon le panier établi en 2018. Ces seuils présentent des aspects différents, mais complémentaires, du faible revenu. Comme on peut le voir dans le tableau ci-contre (tiré des données des tableaux 11-10-0066-01, 11-10-0195-01 et 11-10-0232-01 de Statistique Canada), les seuils de faible revenu (seuils au-dessous desquels un ménage est considéré comme à faible revenu) les moins élevés en 2021 au Québec pour un ménage formé d’une seule personne étaient ceux pour les SFR (20 417 $) et la MPC 2018 (20 499 $). Notons que ces deux montants sont des moyennes pondérées approximativement (mais assez précisément!) avec les données de 2017 de la population des ménages contenues dans ce tableau et les seuils spécifiques de la MPC pour les six régions du Québec et des SFR pour les cinq tailles de communautés pour lesquelles Statistique Canada les produit. Celui de la MFR (26 750 $, le même pour tout le Canada) était plus élevé de 34,0 % que le plus bas de ces seuils (SFR) et de 33,4 % que l’autre (MPC 2018).
– Seuils de faible revenu (SFR)
Les SFR sont la plus ancienne des mesures de faible revenu publiées par Statistique Canada. Selon les SFR, les ménages à faible revenu sont ceux qui consacrent au moins «20 points de pourcentage de plus de leur revenu que la moyenne pour l’alimentation, le logement et l’habillement». Comme le coût de ces dépenses varie selon la taille des familles et des communautés, Statistique Canada publie 35 seuils différents (7 tailles de famille et 5 tailles de communautés) basés sur les revenus avant impôt et 35 autres basés sur les revenus après impôt, pour un total de 70 seuils. Notons que le premier tableau ne contient que la moyenne des seuils pour une personne pour la SFR après impôt, de façon à ce que ce seuil soit comparable avec les deux autres qui reposent sur le revenu après impôt. Même s’ils étaient jusqu’à récemment très utilisés, ces seuils font l’objet de nombreux reproches. En voici deux :
- ils ne tiennent pas compte du coût réel des trois postes de dépenses considérés pour l’établissement de ces seuils (alimentation, logement et habillement) dans des endroits précis; par exemple, le fait que le coût du logement soit plus élevé à Toronto et à Vancouver qu’à Montréal fait augmenter les seuils des SFR à Montréal, car ces trois villes font partie de la même catégorie de taille de communautés, soit celles comptant plus de 500 000 habitants, et les fait baisser à Toronto et à Vancouver. Le taux de faible revenu des SFR est donc surestimé à Montréal et sous-estimé à Toronto et à Vancouver;
- on utilise en 2021 le panier de consommation établi en 1992 (!); en fait, on applique seulement le taux d’inflation global aux seuils calculés en fonction des dépenses de 1992, sans tenir compte de l’augmentation spécifique des prix des trois éléments considérés pour l’établissement de ces seuils (alimentation, logement et habillement). Ainsi, les 70 seuils en dollars constants du tableau 11-10-0195-01 de Statistique Canada sont les mêmes de 1976 à 2021.
Je n’utiliserai ici les données sur les SFR que pour fins de comparaison avec celles des autres mesures, surtout parce que ces données évoluent en fonction de l’inflation globale, sont publiées pour toute la période examinée et représentent un point de repère utile.
– Mesure de faible revenu (MFR)
Le seuil de faible revenu de la MFR est égal à 50 % de la médiane du revenu ajusté des ménages (de marché, total et après impôt). Cette méthode est idéale pour faire des comparaisons entre les pays. D’ailleurs, Statistique Canada précise que : «Aux fins des comparaisons internationales, la mesure de faible revenu (MFR) est la méthode la plus couramment utilisée».
On lui reproche parfois d’être basé sur un faible revenu relatif plutôt que sur un revenu fixe. La MFR est de fait une mesure relative, mais c’est une bonne chose, car elle permet d’adapter directement ses seuils aux hausses et aux baisses de revenus d’une société. En effet, la pauvreté ne repose pas que sur un niveau de revenu de subsistance, mais aussi et surtout sur le sentiment d’exclusion qu’on ressent quand on ne peut pas se procurer les mêmes biens et services que la plupart de ses concitoyen.nes. Son plus grand défaut est d’utiliser le même seuil de faible revenu pour toutes les régions du Canada, sans tenir compte des différences du revenu médian entre les régions.
– La mesure du panier de consommation (MPC)
Le seuil de faible revenu de la MPC, qui existe depuis 2000, correspond au coût d’un «panier de biens et de services correspondant à un niveau de vie de base (…) pour une famille de référence de deux adultes et deux enfants».
Cette mesure a l’avantage de comparer du comparable et de tenir compte du coût de la vie dans les différentes régions analysées. C’est d’ailleurs la mesure que le gouvernement du Canada a choisie pour établir le taux de pauvreté officiel. Il s’agit selon moi d’une ingérence dans les travaux de Statistique Canada qui a toujours affirmé clairement que les seuils de faible revenu qu’elle publie ne sont pas des seuils de pauvreté. En plus, bien des organismes contestent ce choix de la mesure qui présente le seuil le plus bas (avec la SFR), bien moins élevé que le seuil de la MFR, comme on l’a vu plus tôt. Il s’agit d’un seuil de biens et services de base (ou de subsistance), pas de sortie de la pauvreté. On trouvera un argumentaire plus développé sur l’inadéquation de cette mesure dans ce billet de Vivian Labrie. En plus, le panier de la MPC étant calculé pour une famille de deux adultes et deux enfants, il n’est absolument pas adapté aux besoins de familles différentes, notamment de personnes seules ou âgées.
Devant ces critiques, Statistique Canada a au moins révisé en 2018 le contenu du panier de consommation utilisé jusqu’à récemment, conçu en 2008 pour remplacer le précédent datant de 2000. Elle a entre autres rehaussé le contenu de ses composantes du logement (ajout d’une chambre pour une famille de quatre personnes), des transports, en prévoyant la possibilité d’avoir une automobile dans les communautés sans transport en commun, et des autres dépenses, notamment pour l’ajout d’un abonnement à la téléphonie cellulaire. Il demeure que ce panier représente le strict nécessaire pour survivre et ne permet pas vraiment de sortir de la pauvreté et de pouvoir bénéficier d’une vie digne.
Les taux de faible revenu selon la mesure
Le graphique qui suit, basé sur les données du tableau 11-10-0135-01 de Statistique Canada comme les prochains graphiques, présente l’évolution des taux de faible revenu au Québec pour cinq mesures de faible revenu. J’ai en effet ajouté celle des MPC 2000 et 2008 aux trois mesures du premier tableau pour qu’on puisse visualiser l’impact des changements apportés au contenu de ces paniers.
Ce graphique nous montre que le taux de faible revenu :
- selon la MFR (ligne bleue) est demeuré assez stable (entre 12 % et 16 %, mais plus souvent proche de 14 %) de 1976 à 2019, avant de chuter à 10,1 % en 2020 et de remonter à 11,7 % en 2021, taux toujours plus bas qu’avant la pandémie (entre 13,4 % et 14,2 % de 2017 à 2019);
- selon la SFR (ligne rouge) est passé de 13,6 % en 1978 à un sommet de 18,5 % en 1997, avant de diminuer graduellement à 7,6 % en 2019 et plus abruptement, à 4,5 % en 2020 et se maintenir à ce niveau en 2021 (4,6 %), baisses normales jusqu’en 2019, car le seuil de cette mesure est le même en dollars constants tout au long de la période;
- selon la MPC (lignes rouge vin pour celle de 2000, verte pour 2008 et jaune pour 2018) a suivi les tendances de la SFR, mais a augmenté de niveau lors des deux révisions de son panier; la forte baisse pour la MPC 2018 entre 2015 et 2020 pour quasiment rejoindre celui de la SFR en 2020, mais s’en détacher un peu en 2021, s’explique (en plus des facteurs communs à ces mesures que j’aborderai plus loin) par une inflation plus faible de son panier (hausse de 9,7 % entre 2015 et 2021) que celui de l’indice des prix à la consommation 10,5 %).
Par ailleurs, avec la forte baisse de ces taux en 2020 et leur légère hausse en 2021, il est intéressant de se demander si les personnes qui demeuraient en situation de faible revenu étaient plus ou moins pauvres durant la pandémie qu’avant. Or, Statistique Canada fournit aussi des données sur l’écart moyen en pourcentage entre le revenu de ces personnes et les seuils de faible revenu. Ces données, présentées dans le tableau ci-contre pour 2019, 2020 et 2021, montrent que ce ne sont pas que les taux qui ont diminué en 2020, mais aussi les écarts, et qu’ils ont encore diminué un peu en 2021, malgré la hausse de leur taux. On voit aussi que, moins le taux de faible revenu est élevé, plus l’écart des personnes qui restent dans cette situation est élevé. Par exemple, en 2021, les 11,7 % des personnes sous le seuil de la MFR avaient en moyenne un revenu 22,2 % plus bas que le seuil (22 % de moins que le 28,6 % de 2019), alors que les 4,6 % des personnes sous le seuil des SFR avaient en moyenne un revenu 31,2 % plus bas que le seuil (14 % de moins que le 36,2 % de 2019). Cela dit, comme les seuils des SFR et de la MPC 2018 sont plus bas que celui de la MFR, les trois écarts étaient en fait très semblables en 2021, soit autour de 6400 $ pour les SFR, de 6100 $ pour la MPC 2018 et la MFR.
Les taux de faible revenu selon les tranches d’âge
Les deux graphiques qui suivent montrent l’évolution des taux de faible revenu selon la MFR et les SFR (après impôt) au Québec pour trois tranches d’âge.
On peut voir sur ces graphiques à quel point ces deux concepts de faible revenu peuvent donner des résultats différents! En fait, les taux se suivent assez bien au début de la période, soit de 1976 à 1990, et ce, dans les trois groupes d’âge ici présentés. Notons que la baisse spectaculaire des taux de faible revenu chez les personnes âgées (lignes jaunes) de 1976 à 1995 est attribuable à l’amélioration des programmes de soutien de revenu aux personnes âgées, dont le Régime de rentes du Québec (RRQ), la Pension de la sécurité de la vieillesse (PSV) et le Supplément de revenu garanti (SRG).
Si les taux se suivent bien jusqu’en 1990, c’est une autre histoire après cela. Dans le premier graphique, basé sur la MFR, on voit à partir de 1997 les taux diminuer significativement chez les moins de 18 ans (ligne bleue) de 19,2 % à 6,6 % en 2020, soit de 12,6 points de pourcentage, dont 9,4 points entre 2015 et 2020 (soit 75 % de la baisse de 12,6 points), baisse qu’on peut attribuer en grande partie à la mise en œuvre de l’Allocation canadienne pour enfants (ACE) au milieu de 2016 et aux mesures pandémiques, avant de remonter légèrement en 2021 (de 1,3 point à 7,9 %) avec la fin de certaines de ces mesures. Pendant ce temps, le taux de faible revenu des 18-64 ans (ligne rouge) a baissé de 7,8 points (de 15,9 % à 8,1 %), dont 7,4 points entre 2015 et 2020 (puisque les parents ont aussi bénéficié de l’ACE et des mesures pandémiques), avant de remonter de 0,9 point en 2021. Celui des 65 ans et plus a au contraire été multiplié par 3,6, passant de 6,5 % en 1995 à 23,2 % en 2019, avant de diminuer de 3,5 points en 2020 à 19,7 % et de se retrouver en 2021 encore plus élevé qu’en 2019 à 23,5 %. Dans le deuxième graphique, basé sur les SFR, les taux baissent d’au moins 60 % dans les trois groupes au cours de la même période, et même tout près de 90 % (89,8 %) chez les moins de 18 ans (de 19,8 % en 1995 à un minuscule 2,1 % en 2020). Celui des personnes âgées de 65 ans et plus a de son côté baissé de 61 % (de 15,6 % en 1997 à 6,1 % en 2021) au lieu de plus que tripler. Alors que ce taux selon la MFR était plus bas de 7,6 points que celui selon les SFR en 1995 (6,5 % par rapport à 14,1 %), il lui était plus élevé de 17,4 points en 2021 (23,5 % par rapport à 6,1 %)!
Le graphique ci-contre montre l’évolution du taux de faible revenu selon la MPC 2018 entre 2015 et 2021. Ce graphique est beaucoup moins éloquent que les précédents, car la période est beaucoup plus courte. Disons simplement que la baisse la plus forte s’est observée chez les jeunes (baisse de 10,9 points ou de 78 %, de 13,9 % à 3,0 %), suivis par les adultes âgés.es de moins de 65 ans (baisse de 9,3 points ou de 61 %, de 15,3 % à 6,0 %), seule tranche d’âge qui a connu une baisse en 2021 (de 6,4 % à 6,0 %), et des personnes âgées de 65 ans et plus (baisse de 1,9 point ou de 28 %, de 6,8 % à 4,9 %, taux qui a par contre plus que doublé en 2021, de 2,3 % à 4,9 %, tout en demeurant inférieur à son niveau de 2019 à 5,4 %). Les tendances qu’il montre sont assez semblables à celles des taux de faible revenu selon la SFR, car ses seuils sont du même ordre de grandeur.
Revenu médian
Pour comprendre les mouvements inverses des taux de faible revenu des SFR et de la MFR depuis 1995, surtout chez les 65 ans et plus, il faut simplement revenir à la définition de leurs seuils. Les 35 seuils des SFR étant les mêmes en dollars constants de 1976 à 2020, il n’est pas étonnant que l’enrichissement depuis la reprise du milieu des années 1990 ait permis une diminution des taux de faible revenu dans les trois tranches d’âge.
L’évolution du taux de faible revenu de la MFR par tranches d’âge et sa hausse chez les personnes âgées sont un peu plus compliquées à expliquer. Comme les seuils de faible revenu de la MFR sont établis à 50 % du revenu médian ajusté des ménages canadiens après impôts, il faut en premier lieu regarder l’évolution de ce revenu. Notons que le revenu ajusté est obtenu en divisant le revenu total de tou.tes les membres d’un ménage par la racine carrée de la taille du ménage. Par exemple, le revenu ajusté d’un ménage de quatre personnes qui a un revenu total de 100 000 $ sera de 50 000 $ (100 000 $ / √4 (soit 2) = 50 000 $) et ce revenu sera accordé aux quatre personnes du ménage.
Le graphique ci-contre, réalisé avec les données du tableau 11-10-0193-01 de Statistique Canada, présente justement l’évolution de la médiane du revenu ajusté des ménages canadiens après impôt en $ constants entre 1976 et 2021. On voit sur ce graphique que le revenu médian ajusté est demeuré assez stable de 1976 à 1997, puis a augmenté fortement et de façon constante entre 1997 et 2020 (de 52 %, en bonne partie en raison de la hausse du taux d’emploi des femmes) avant de fléchir de 0,4 % en 2021, en raison de la fin de quelques mesures gouvernementales. Les seuils de faible revenu de la MFR ont aussi augmenté au même rythme, car ils sont établis à 50 % de ce revenu. Or, le revenu des personnes âgées les plus pauvres provient surtout des prestations de la PSV et du SRG et est indexé au taux d’inflation, sans enrichissement (il demeure le même en dollars constants), sauf quand le gouvernement décide de bonifier ces prestations, ce qui est arrivé à quelques reprises depuis 1976 (dont en 2020). Ainsi, les personnes qui gagnaient en 1995 un revenu juste un peu plus élevé que le seuil de la MFR ont fort vu ce revenu seulement indexé passer sous ce seuil entre 1995 et 2021, tout en demeurant supérieur au seuil des SFR qui est indexé de la même façon que leurs revenus.
On peut en effet voir que le revenu médian ajusté a toujours été inférieur à 40 800 $ (en dollar constant de 2021) de 1976 à 2000, et à peu près égal en 2001 (41 000 $). Le seuil de faible revenu de la MFR représentant 50 % de ce revenu médian, il était donc avant 2001 inférieur au seuil des SFR (que j’ai estimé en moyenne à 20 417 $ pour les ménages d’une personne au début de ce billet), ce qui explique que les taux de faible revenu étaient à l’époque plus élevés selon les SFR que selon la MFR, surtout pour les personnes âgées (et de beaucoup de 1981 à 1999). Le revenu médian a ensuite augmenté graduellement pour atteindre 54 700 $ en 2021 rehaussant le seuil de faible revenu de la MFR à 27 352 $ cette année-là (50,004 % de 54700 $). Ainsi, un ménage d’une personne qui gagnait 20 500 $ était au-dessus des deux seuils de 1976 à 2000, mais s’est retrouvé en situation de faible revenu selon la MFR à partir de 2002, mais pas selon les SFR.
Pour évaluer la pertinence de cette explication, j’ai calculé le coefficient de corrélation entre le revenu médian ajusté des ménages et le taux de faible revenu de la MFR des personnes âgées de 65 ans et plus entre 1991 et 2021. Cela m’a donné 0,958 (et même 0,965 en enlevant les années 2020 et 2021, atypiques avec les aides spéciales octroyées), soit une corrélation presque parfaite… Notons que la corrélation entre ces deux variables était faible et négative avant 1991, car l’amélioration des programmes de soutien de revenu aux personnes âgées dont j’ai parlé plus tôt (RRQ, PSV et SRG) n’avait pas encore produit tous ses effets.
Les taux de faible revenu selon le genre
Comme le revenu ajusté est appliqué à tous les membres des ménages, il y a peu de différences dans les taux de faible revenu selon la MFR et les SFR entre les hommes et les femmes de moins de 18 ans. Cet écart pour la MFR fut d’en moyenne 3,0 points de pourcentage (plus élevé chez les femmes que chez les hommes) du côté des 18 à 64 ans entre 1976 et 1992, mais de seulement 0,6 point entre 2009 et 2021. Notons que celui des SFR fut même à l’avantage des femmes entre 2009 et 2020 (de 0,55 point), résultat étonnant qui montre qu’il y avait un peu plus de femmes âgées de 18 à 64 ans qui faisaient partie d’un ménage dont le revenu se situait entre les deux seuils de faibles revenus, mais un peu plus d’hommes qui faisaient partie d’un ménage dont le revenu était inférieur au seuil de faible revenu des SFR. Comme ce taux n’avait jamais été inférieur à celui des hommes dans les 33 années avant 2009, on peut penser que la récession de cette année-là y est pour quelque chose. Cette question mériterait d’être approfondie, mais je n’ai pas l’information pour ce faire.
Le graphique qui suit montre l’évolution du taux de faible revenu chez les hommes et les femmes âgées de 65 ans et plus selon les SFR et la MFR.
L’écart entre le taux de faible revenu selon les SFR des femmes (ligne verte) et celui des hommes (ligne rouge) fut supérieur à 9 points de pourcentage chaque année de 1976 à 1997, avec un écart maximal de 21 points en 1982, année de récession. L’écart s’est graduellement réduit par la suite, alors que ce taux a baissé beaucoup plus et plus longtemps pour les femmes que pour les hommes, pour se situer en moyenne à seulement 1,7 point entre 2014 et 2021, et même à égalité en 2014 et à seulement 0,9 point en 2020, mais à 2,2 points en 2021. En fait, ces taux ayant été inférieurs à 9 % au cours de ces huit années pour les hommes et pour les femmes, cet écart ne pouvait pas demeurer supérieur à 9 points de pourcentage! Cela montre qu’une plus forte proportion de femmes qu’auparavant devait avoir un revenu autre que la pension du PSV et du SRG (soit au moins une rente minimale du RRQ). D’ailleurs, le taux de faible revenu selon les SFR des femmes a diminué de 5,3 points entre 2011 et 2023 (de 12,4 % à 7,1 %), alors que celui des hommes n’a diminué que de 0,2 point (de 5,1 % à 4,9 %).
Le portrait est bien différent du côté du taux de faible revenu selon la MFR. L’écart entre ce taux chez les femmes (ligne jaune) et chez les hommes (ligne bleue) est demeuré bien plus stable tout au long de la période, se situant toujours à moins de 12 points de pourcentage, en moyenne à 7,2 points. Chez les hommes comme chez les femmes, ce taux a diminué dans la première moitié de la période, atteignant son niveau minimal en 1994 chez les femmes (8,1 %) et en 1995 chez les hommes (3,7 %), avant de repartir en hausse pour atteindre 19,9 % chez les hommes et 26,7 % chez les femmes en 2021. On notera que ces taux ont toujours été plus élevés pour les personnes vivant seules qu’en famille (au moins deux personnes «qui vivent dans le même logement et qui sont apparentées par le sang, par alliance, par union libre, par adoption ou par une relation de famille d’accueil»). Par exemple, ce taux était en 2021 de 11,6 % pour les hommes en famille, mais de 39,7 % chez les hommes seuls, et de 12,6 % pour les femmes en famille, mais de 46,0 % chez les femmes seules.
Les mouvements selon la MFR et les SFR ayant fortement divergé, j’ai cru bon de présenter dans le graphique qui suit la différence entre les taux de faible revenu de ces deux mesures, et donc l’évolution de la proportion de ces personnes qui avaient un revenu se situant entre leurs seuils.
Comme on pouvait s’y attendre, cet écart (taux de faible revenu de la MFR moins celui des SFR) fut essentiellement négatif avant 2000, surtout chez les femmes, quand le seuil de faible revenu des SFR était plus élevé que celui de la MFR (comme mentionné dans la partie précédente de ce billet) et fut positif et de plus en plus positif par la suite et davantage chez les femmes à partir de 2005. Le sommet de la proportion de personnes âgées de 65 ans et plus gagnant un revenu entre ces deux seuils a été atteint en 2021 avec 15,0 % chez les hommes et 19,6 % chez les femmes. Cela signifie que, en 2021, 7,1 % des femmes du Québec avaient un revenu inférieur à 20 417 $ (en fait, ce seuil se situait en 2021 entre 17 070 $ dans les régions rurales et 22 801 $ dans les villes de 500 000 habitants et plus) et près du cinquième d’entre elles (19,6 %) avaient un revenu se situant entre ce seuil (ou ces seuils…) et 27 352 $. Bref, on ne veut pas qu’il y ait trop d’aîné.es qui soient dans la misère, mais on s’accommode de plus en plus qu’ils et surtout elles ne soient pas trop nombreux.euses à sortir vraiment de la pauvreté!
Et alors…
À la suite du billet de l’an passé sur les données de 2020 dans lequel on a vu une forte baisse des taux de faible revenu, j’étais bien certain que ces taux augmenteraient en 2021 avec la fin des principales mesures d’aide, mais je me disais qu’ils ne se retrouveraient pas au niveau de 2019, parce qu’il y en avait encore quelques-unes. Il reste maintenant à regarder l’impact global de ces changements avec les indicateurs d’inégalités (surtout le coefficient de Gini et l’indice de Palma), ce que je ferai dans un prochain billet. Par ailleurs, d’autres données parues plus tôt cette année montraient une baisse des inégalités de revenus en 2021 et en 2022 par rapport à 2019, mais une hausse par rapport à 2020 (voir ce billet). L’évolution des inégalités étant incertaine, je regarderai ces données chaque année au moins jusqu’à ce que celles de 2024 soient publiées et probablement aussi par après!
Ce billet montre en tout premier lieu l’importance de consulter plus d’un indicateur de faible revenu pour avoir un aperçu le plus complet possible de la situation de la pauvreté. Il a aussi permis de constater que l’indexation au coût de la vie des prestations du PSV et du SRG ne permet pas vraiment aux personnes âgées (et encore plus à celles vivant seules) de maintenir leur niveau de vie, quand on tient compte des besoins toujours grandissants pour qu’elles ne soient pas exclues de la société. Une indexation basée sur le revenu médian des ménages permettrait bien plus de s’assurer que les personnes âgées à faible revenu sortent vraiment de la pauvreté. Cette recommandation est semblable à celles faites par bien d’autres organismes et personnes, notamment par Ruth Rose (elle proposait en 2017 une indexation à la rémunération moyenne, ce qui revient presque au même) dans ce texte dont je conseille la lecture. Il s’agit maintenant de faire en sorte que ces recommandations soient appliquées…
L’équilibre énergétique
Avec son livre L’équilibre énergétique – Comprendre notre consommation d’énergie et agir pour durer, Pierre-Olivier Pineau, notamment directeur de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal, nous incite à «agir pour durer et [à] vivre mieux» grâce à des actions aussi bien individuelles que collectives.
Mot de l’auteur : L’auteur a pensé ajouter un livre sur le climat à ceux qui ont été publiés avant le sien pour mettre l’accent sur les raisons pour lesquelles «il faut faire une transition énergétique», sans rien inventer, mais en faisant des liens entre les nombreuses sources qu’il a consultées.
Introduction : La consommation énergétique est au cœur de la crise climatique, de la hausse de la pollution et de la perte de la diversité. La préservation de l’environnement et des apports de cette énergie exige la recherche d’un nouvel équilibre énergétique.
1. Une transition énergétique vers un nouvel équilibre : Les énergies fossiles contribuaient en 2018 à 80 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) au Canada, à 70 % au Québec (% moins élevé grâce à l’hydroélectricité) et à 81 % à l’échelle mondiale, en plus de nuire à la santé et à la biodiversité. Le graphique ci-contre montre que l’utilisation du charbon a pris son envol vers 1850, celle du pétrole vers 1920 et celle du gaz naturel vers 1940. L’auteur décrit plus en détail les cinq grandes raisons de diminuer cette utilisation (l’environnement, l’économie, la paix, la qualité de vie et la santé) et celles qui expliquent la hausse de la consommation d’énergie, dont fossile (confort, mode de vie, fabrication, construction, travail, etc.). Il poursuit en présentant la consommation d’énergie et les émissions de GES par habitant dans le monde, au Canada et au Québec, puis les quatre principales transitions que l’humanité a connues dans son histoire (feu, charbon, pétrole et électricité) et celle qui s’en vient, qui consiste, contrairement aux précédentes, à réduire la consommation d’énergie fossile et même a la cesser, et cela de façon urgente. Il aborde ensuite les sources d’énergie qui peuvent remplacer les sources fossiles et neuf critères à utiliser pour faire ce choix.
2. La technologie pourra-t-elle nous sauver? : Le progrès n’arrive pas nécessairement par des découvertes et de nouvelles technologies, mais parfois par une organisation sociale et un aménagement territorial qui permet une meilleure utilisation des technologies existant depuis longtemps, comme la bicyclette (qui exige encore moins d’énergie que la marche!), le train ou le bateau pour le transport de personnes et de marchandises, l’efficacité énergétique, l’isolation et la densité des habitations pour le bâtiment, une alimentation moins carnée (et provenant moins de ruminants) et l’application des principes de l’économie circulaire. Tout en mettant en garde contre la voracité énergétique de certaines d’entre elles, l’auteur se penche ensuite sur les nouvelles technologies les plus efficaces, tout en soulignant leurs avantages et leurs désavantages, et leurs limites de production et d’utilisation, comme l’énergie hydraulique, éolienne et solaire, le stockage d’énergie, l’hydrogène, le nucléaire, les technologies favorisant la flexibilité de la consommation, les véhicules électriques (avec beaucoup de réserves), le captage et la séquestration du carbone (idem). L’auteur aborde aussi le concept de l’effet rebond (ou plutôt des effets rebonds, car il y en a plusieurs), qui est très difficile à éviter.
3. Agir pour durer – bien penser la décroissance : L’auteur croit que la décroissance des émissions de GES et de l’utilisation des ressources est possible sans nécessairement viser une décroissance économique et changer de système économique. Cela dit, cela exigerait des changements majeurs :
- modifications importantes de nos styles de vie et donc de notre consommation, sans sacrifier la qualité de vie, bien au contraire;
- comptabilisation et taxation des externalités négatives (et donc baisse majeure de la consommation de produits qui en génèrent);
- fin des subventions aux industries polluantes;
- fin de la gratuité du réseau routier et du stationnement sur rue (en fait, de leur financement par l’ensemble de la société), par exemple par des taxes au kilométrage et des tarifs;
- suivre l’exemple des pays qui réussissent à diminuer leur pollution et leurs émissions de GES tout en connaissant une croissance modérée;
- militer pour que nos gouvernements changent leurs politiques et leur réglementation pour qu’elles convergent «vers la diminution des émissions de GES, dans le respect des écosystèmes et des individus»;
- modifier les préférences personnelles, notamment celles qui sont générées par les publicités des entreprises qui vendent les produits les plus polluants.
L’auteur explique que, même si des territoires comme le Canada et le Québec ne peuvent à eux seuls changer la situation mondiale de façon notable, faire preuve de leadership a des effets d’entraînement importants. En plus, il souligne que la qualité de vie dans nos contrées serait améliorée même si nous étions les seuls à agir.
Conclusion : L’auteur revient sur les faits saillants de son livre, puis conclut par des conseils :
«À votre manière, à votre rythme, changez certaines habitudes que vous avez et qui pourraient être améliorées. Soutenez les initiatives locales et globales visant une plus grande cohérence dans nos modes de vie. Votez pour les partis ayant les propositions les plus courageuses et transformatrices, et non pas celles qui nous maintiennent dans nos ornières énergétiques. Vous trouverez ainsi un meilleur équilibre énergétique pour le monde et pour vous-même.»
Annexes :
- Mesurer l’énergie : attention, rien n’est simple!
- Liste des polluants atmosphériques
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire, finalement! Il ne s’agit pas d’un des meilleurs livres que j’ai lus sur ce sujet, mais il peut contribuer par son style à convaincre des personnes que les autres livres ne rejoignent pas. Il condense en plus très bien les éléments les plus importants pour effectuer une transition énergétique efficace. Cela dit, son insistance à reprocher à d’autres «de chercher à renverser notre système économique» est non seulement lassante, mais déplacée. Je n’ai rien contre le fait qu’il juge que le système capitaliste n’est pas la principale cause de la situation actuelle, mais j’aurais préféré qu’il s’en tienne à une posture agnostique sur le sujet plutôt que de braquer les gens qui ne pensent pas comme lui. On peut très bien vouloir ou ne pas vouloir changer ce système et être en accord avec ses constats et juger pertinent d’appliquer ses conseils. Pour terminer sur un bon point, je souligne qu’il n’y a que 8 notes, toutes des compléments d’information, et qu’elles sont en bas de page.
Les jeunes et les permis de conduire en 2023
Cela fait maintenant plus de cinq ans que je n’ai pas écrit sur ce sujet. Je pensais que les affirmations sur la baisse de popularité du permis de conduire chez les jeunes étaient chose du passé. Un article de La Presse du 13 mai dernier m’a montré que ce n’est pas le cas. Cela dit, les propos de la journaliste sont nettement plus nuancés que ceux que j’ai cités dans mes billets précédents sur le sujet. On lit par exemple en amorce sur le recul du taux de possession du permis de conduire depuis 30 ans : «La voiture séduit-elle moins les jeunes qu’avant? En partie, peut-être, mais les chiffres sont plus nuancés. Et l’attitude des jeunes envers la conduite automobile aussi». Son analyse est aussi appuyée par de meilleurs arguments et des sources plus crédibles, comme on le verra plus loin. En outre, comme cela fait plus de cinq ans que je n’ai pas vérifié ces données, serait-il possible que le taux des jeunes ayant un permis de conduire ait réellement diminué récemment? C’est ce que nous allons voir!
Permis de conduire chez les jeunes âgé.es de 16 à 24 ans
Dans cet article, la journaliste parle de la baisse du taux de possession du permis de conduire depuis 30 ans, soit depuis 1992 (voir ce graphique). Étant plus curieux qu’elle, j’ai préféré regarder les données depuis plus longtemps, soit depuis 1978, première année de la source des données.
Le graphique qui suit met à jour celui que j’ai produit dans mon billet le plus récent sur le sujet. Il montre l’évolution du pourcentage de jeunes âgés de 16 à 24 ans ayant un permis de conduire et a été produit à l’aide des données de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) présentées sur cette page pour les années 1978 à 2021, puis à l’aide celles de l’article de La Presse pour 2022 (la journaliste a dû avoir accès à des données qui ne sont pas encore publiées sur le site de la SAAQ), et de celles du tableau 17-10-0005-01 pour la population selon l’âge.
On voit que le pourcentage de jeunes âgés de 16 à 24 ans ayant un permis de conduire :
- a augmenté fortement à partir de 1978 (55,3 %) pour atteindre son sommet en 1990 (64,6 %), en hausse de 9,3 points de pourcentage en 12 ans;
- a diminué tout aussi fortement entre 1990 et 1994 (baisse de 5,2 points en 4 ans à 59,4 %);
- est demeuré assez stable de 1994 à 1997 (entre 59,4 % et 59,8 %);
- a baissé ensuite de 5,1 points pour atteindre 54,7 % en 2003, taux guère plus élevé (de 0,5 point) que le taux de 2022 (54,2 %) qui est censé montrer une baisse récente de ce pourcentage;
- est demeuré assez stable entre 2002 et 2007 (entre 54,7 % et 55,0 %);
- a soudain augmenté de 3,0 points entre 2007 et 2010 (j’y reviendrai plus loin);
- est revenu entre 2012 et 2016 à un niveau légèrement plus élevé que de 2002 à 2007 (entre 55,9 % et 56,7 %);
- a baissé de 2,4 points entre 2016 (56,1 %) et 2019 (53,7 %);
- a plongé de 2,6 points en 2020 à 51,1 %, en raison de la pandémie de COVID-19;
- a augmenté en 2021 (de 2,4 points à 53,5 %) et en 2022 (de 0,7 point à 54,2 %) pour surpasser son niveau de 2019 par 0,5 point.
On voit donc que la baisse de popularité du permis de conduire auprès des jeunes est en fait un phénomène qui date essentiellement des années 1990, alors que les millénariaux.iales, né.es selon Statistique Canada entre 1981 et 1996, avaient entre 8 et 18 ans dans les années 1990 pour ceux et celles né.es en 1981, mais au plus trois ans en 1999 pour les plus jeunes, tandis que les membres de la génération Z (né.es entre 1997 et 2012) n’étaient pour la plupart pas encore né.es, même si la journaliste de La Presse écrit que «Les millénariaux (nés entre 1984 et 1996) et maintenant les membres de la génération Z (né.es entre 1997 et 2012) sont moins nombreux.euses que leurs aîné.es à obtenir leur permis de conduire». Encore faudrait-il préciser de quel.les aîné.es elle parle, car on voit que, finalement, ce ne sont que les jeunes qui avaient entre 16 et 24 ans entre 1980 et 1998 qui avaient un taux de possession du permis de conduire nettement plus élevé qu’actuellement.
En fait, de nombreux facteurs peuvent expliquer la baisse du pourcentage des jeunes ayant des permis de conduire dans les années 1990. On mentionne d’ailleurs dans l’article de La Presse que «les jeunes étudient plus longtemps et fondent une famille plus tard que les générations précédentes, remarque l’expert [le sociologue français Yoann Demoli]. Pourraient-ils simplement être moins pressés de posséder une voiture? C’est une hypothèse». Cela rejoint un des arguments que j’ai mentionnés dans mon précédent billet expliquant que le taux de fréquentation scolaire est passé de 48,2 % en 1990 à 60,3 % en 1997 chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans, taux qui est demeuré assez stable par la suite pour atteindre 61,8 % en 2018, puis a augmenté un peu par la suite pour terminer cette période à 64,1 % en 2021 et à 63,6 % en 2022, selon les données du tableau 14-10-0081-01 de Statistique Canada. J’ajoutais que cette hausse de la fréquentation scolaire portait des jeunes des régions où l’automobile est nécessaire à la quitter pour étudier dans des villes où sont situés les cégeps et surtout les universités, ce qui correspond à un autre argument contenu dans cet article («on peut sans doute parler d’une certaine «désaffection» de la jeunesse étudiante et citadine pour la voiture»). J’évoquais par ailleurs, comme ce sociologue, la fondation plus tardive des familles.
Permis de conduire chez les personnes âgé.es de 25 à 44 ans
J’ai aussi regardé une autre hypothèse du sociologue français, soit que les jeunes aient été moins pressé.es de posséder une voiture et auraient simplement obtenu leur permis par après. Le graphique qui suit montre l’évolution du pourcentage des personnes âgées de 25 à 44 ans ayant un permis de conduire (ligne bleue). Notons que j’ai conservé dans ce graphique le même écart que dans le précédent entre le bas et le haut de l’échelle verticale, soit 16 points de pourcentage, pour que ces deux graphiques puissent être comparés et qu’on constate plus facilement que les mouvements chez les 25-44 ans furent d’une bien moindre ampleur que chez les 16-24. On voit en effet que ce pourcentage a baissé entre son sommet de 2000 et 2012 de 3,5 points (de 84,8 % à 81,3 %) avec une décennie de retard, mais que cette baisse fut presque trois fois moins forte que celle de 9,9 points entre 1990 et 2003 chez les 16-24 ans. Ensuite, ce graphique montre que la hausse de 1,6 point en 2021 a permis de compenser 80 % de la baisse de 2,0 points observée de 2016 à 2020, pour même surpasser ses pourcentages de 2009 à 2014, et cela même si je n’ai pas pu tenir compte de la hausse qui a sûrement eu lieu en 2022 (je rappelle que j’avais pris les données pour les 16 à 24 ans de 2022 dans l’article de La Presse). J’ai aussi trouvé des données pour diviser cette tranche en deux, avec les 25 à 34 ans (ligne rouge) et les 35 à 44 ans (ligne jaune), mais seulement à partir de 2002. Ces données proviennent des documents intitulés «Bilan routier, parc automobile et permis de conduire» de 2007, 2010, 2015, 2019 et 2021 (je n’en ai pas trouvé avant 2007 et celui de 2022 n’est pas encore publié).
On voit que le pourcentage de personnes avec un permis de conduire continue à augmenter après 25 ans. Il était en effet plus élevé de 6,0 à 8,3 points chez les 35-44 ans que chez les 25-34 ans entre 2002 et 2021. Ce qui m’a étonné dans ces deux lignes est que les mouvements à la hausse et à la baisse ont eu lieu les mêmes années. Je me serais attendu à ce que la baisse se manifeste une dizaine d’années avant chez les 25-34 ans que chez les 35-44 ans. Si ces mouvements ont eu lieu les mêmes années, leur ampleur fut toujours plus importante chez les 25-34 que chez les 35-44 :
- baisse entre 2002 et 2012 de respectivement 3,7 points et de 1,4 point;
- hausse entre 2012 et 2016 de 1,8 point et de 0,8 point;
- baisse entre 2016 et 2019 de 1,7 point et de 1,1 point;
- hausse entre 2019 et 2021 de 1,4 point et de 0,5 point.
On voit donc que si la baisse de 3,7 points de 2002 à 2012 chez les 25-34 peut être une conséquence de celle 9,9 points chez les 16-24 entre 1990 et 2003, celle de 1,4 point chez les 35-44 entre 2002 et 2012 doit être due à d’autres facteurs que je n’ai pas trouvés.
Permis de conduire chez les personnes âgé.es de 16 à 19 ans et de 20 à 24 ans
Le prochain graphique vise à voir de quelle façon le pourcentage de possession d’un permis de conduire a évolué chez les 16 à 19 ans et les 20 à 24 ans. On verra aussi ce qui explique la pointe de ce pourcentage de 2009 à 2011 (j’avais dit que j’y reviendrais…). Pour construire ce graphique, j’ai utilisé des données sur les jeunes âgé.es de 16 à 19 ans et de 20 à 24 ans pour 1996 à 2012 fournies à la page 135 d’un document de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) intitulé Regard statistique sur la jeunesse datant de février 2014, puis les données des documents «Bilan routier, parc automobile et permis de conduire» que j’ai utilisées dans la section précédente pour les années allant de 2012 à 2021.
Si les échelles de ce graphique sont différentes pour les jeunes âgé.es de 20 à 24 ans (de 45 à 75 %) et de 16 à 19 ans (de 30 à 50 %), je me suis assuré que la relation entre les % du bas et du haut du graphique soit proportionnelle (75/45 = 1,667 = 50/30). Malheureusement, je n’ai pas trouvé de données partant en 1978 comme pour les 16-24 ans, ni à partir du sommet de 1990, mais j’ai pu au moins capter la dernière période de baisse de ce pourcentage à la fin des années 1990. On peut voir sur ce graphique que le pourcentage de 20-24 ans ayant un permis de conduire (ligne rouge, échelle de gauche) a diminué de 4,2 points de pourcentage ou de 5,7 % entre 1996 et 2003 (de 72,2 % à 68,0 %), alors que celui des 16-19 ans a baissé de 9,0 points ou de 19,9 % (de 45,2 % à 36,2 %), proportion plus de trois fois plus élevée que pour les 20-24 ans. À l’inverse, ce pourcentage n’a augmenté que de 0,2 point ou de 0,3 % chez les 20-24 ans entre 2003 et 2010 (de 68,0 % à 68,2 %), mais de 9,3 points ou de 25,6 % chez les 16-19 ans (de 36,2 % à 45,5 %)! Encore plus étrange, cette hausse ne s’est pas du tout transférée chez les 20-24 ans trois ou quatre ans plus tard, quand les jeunes qui avaient de 16 à 19 ans en 2010 avaient entre 20 et 24 ans. Alors que ce taux est demeuré assez stable chez les 20-24 ans entre 2010 et 2016 (hausse de 0,8 point ou de 1,3 %, de 68,3 % à 69,1 %), il a chuté de 8,7 points ou de 19,1 % (de 45,5 % à 36,8 %), annulant sa hausse précédente. Comment expliquer cela?
Pour comprendre, il faut lire à la page 134 du document de l’ISQ qu’il «est à noter que, depuis le 17 janvier 2010, de nouvelles mesures entourant l’acquisition d’un permis d’apprenti conducteur ont été mises en place, ce qui a une répercussion sur le nombre de titulaires d’un permis probatoire. Cela peut expliquer la diminution du taux de titularisation des jeunes de 16 à 19 ans», ainsi que la forte hausse juste avant l’adoption de cette mesure, probablement pour pouvoir l’éviter. Depuis le 17 janvier 2010, on doit entre autres suivre des cours de conduite avant d’obtenir un permis probatoire et attendre au moins 10 mois après l’obtention de ce permis avant de passer l’examen permettant d’obtenir un permis régulier. Cette information explique à la fois la forte hausse du % de ces jeunes qui avaient un permis de conduire jusqu’en 2010 et sa forte baisse par la suite, ainsi que le fait que cette hausse ne se soit pas répercutée chez les 20-24 ans, car il ne s’agissait que d’un devancement de l’obtention d’un permis. L’article de Radio-Canada permet aussi de comprendre que la forte baisse de ce % entre 1997 et 1999 a touché beaucoup plus les 16-19 que les 20-24, car c’est justement en 1997 que les cours de conduite ont cessé d’être obligatoires, ce qui a eu comme effet de faire augmenter le taux d’échec aux examens théoriques «de 25 % à 34 %». On voit que l’impact réglementaire peut être encore plus important que les supposés changements de comportement générationnels dans l’évolution du pourcentage de jeunes qui ont un permis de conduire! De 2016 à 2022, les deux groupes ont évolué de façon semblable, quoique seul le % des plus jeunes ait augmenté en 2022, ce groupe réagissant toujours plus que l’autre aux événements.
Parc automobile
Pour compléter ce tour d’horizon, j’ai pensé comparer le ratio du nombre de permis de conduire par rapport à la population âgée de 16 à 79 ans à celui du nombre de voitures de promenades (soit le nombre de camions légers et d’automobiles), à l’aide des données déjà consultées et de celles de cette page. Cette comparaison n’est pas parfaite, mais comme il y a sûrement peu de propriétaires de voitures ou de titulaires de permis de conduire qui ont moins de 16 ans ou plus de 79 ans, elle est quand même acceptable. Le plus gros problème est plutôt que la proportion de propriétaires de voitures et de titulaires de permis de conduire doit baisser après 65 ans et encore plus après 75 ans, alors que la proportion de 16-79 ayant entre 65 et 79 ans a presque doublé entre 1980 (9,5 %) et 2016 (17,1 %), ce qui a sûrement contribué à la plus faible croissance de ces ratios au cours des dernières années de la période présentée dans le graphique. Mais, bon, comme cela influence de la même façon les propriétaires de voitures et de titulaires de permis de conduire, cette comparaison garde sa pertinence.
Le graphique ci-haut montre que les deux ratios n’ont presque jamais cessé d’augmenter (la baisse du ratio du parc automobile en 1985 est possiblement due au changement d’attribution de la plaque «F» cette année-là, comme expliqué sur cette page, baisse qui était aussi visible dans le premier graphique de ce billet et l’est aussi de façon moins évidente sur le ligne rouge de celui-ci), mais que le ratio des permis a augmenté beaucoup moins fortement (hausse de 16,1 points de pourcentage entre 1980 et 2021) que celui des propriétaires de voitures de promenade (hausse de 27,6 points), faisant réduire de plus que de moitié l’écart entre les deux (de 21,3 points en 1980 à 9,8 points en 2021). Il faut aussi noter que cet écart de croissance s’est accentué avec le temps. Alors que les deux ratios ont augmenté au même rythme dans les années 1980 (hausses de 7,7 et de 7,3 points), la hausse du ratio du parc automobile a été 50 % plus élevée dans les années 1990 (hausses de 4,8 et de 3,2 points), 3,3 fois plus élevée dans les années 2000 (hausses de 9,5 et de 2,9 points) et 4,0 fois plus élevée dans les années 2010 (hausses de 4,8 points et de 1,2 point). Si ces hausses ne veulent pas dire que les jeunes achètent autant de voitures qu’auparavant, il serait étrange que leur comportement influence moins la progression du parc automobile que celle du nombre de permis de conduire. Bref, même si la preuve n’est pas déterminante, les chars semblent demeurer encore plus populaires décennie après décennie.
Et alors…
Ce sujet est un exemple du phénomène qui fait en sorte qu’un mensonge fréquemment répété devient une vérité qu’on n’a plus besoin de vérifier. Il montre aussi que les journalistes n’ont pas tous et toutes le réflexe de vérifier les affirmations des personnes qu’ils et elles interrogent, même si je me réjouis de constater que la journaliste de l’article que j’ai commenté ici a bien mieux fait son travail que les journalistes qui ont écrit les articles que j’ai commentés dans mes précédents billets.
Je veux être clair, je ne nie nullement que certains facteurs peuvent avoir un impact important sur le comportement des jeunes. Je dis seulement que la baisse de la proportion de jeunes ayant un permis de conduire date d’avant l’arrivée des milléniaux et encore plus des Z dans cette tranche d’âge. Et je dis surtout qu’il faut toujours garder l’esprit critique et vérifier si les données appuient ou contredisent les affirmations qu’on entend. On a vu en plus que même les mouvements réels des données peuvent parfois s’expliquer par des phénomènes qui n’ont rien à voir avec des changements de comportement intergénérationnels, comme des modifications à la réglementation ou des pandémies…
Pays de sang
Avec son livre Pays de sang – Une histoire de la violence par arme à feu aux États-Unis, Paul Auster, écrivain, scénariste et réalisateur américain, «retrace des siècles d’usage et d’abus des armes à feu, du déplacement des populations autochtones à l’asservissement de millions d’hommes et de femmes, en passant par la fracture béante entre les pro et les anti-armes, pour finir par les tueries de masse au cœur de l’actualité».
1 : L’auteur n’a jamais possédé d’armes, mais avait un jouet-pistolet quand il était petit, pour imiter ses héros des westerns qu’il regardait à la télé. Ce texte est suivi d’une vingtaine de photos montrant des endroits où des fusillades mortelles ont eu lieu au cours des 20 dernières années.
2 : L’auteur raconte des anecdotes qu’il a vécues dans un emploi temporaire comme matelot sur un pétrolier et qui montrent à quel point il est dangereux de laisser des armes dans les mains de personnes instables. Il ajoute que la probabilité qu’une personne se fasse tirer dessus est 25 fois plus élevée aux États-Unis que dans les autres pays riches. Suivent 11 photos d’écoles où ont eu lieu des fusillades mortelles.
3 : L’auteur présente de nombreuses statistiques, notamment sur la possession d’armes à feu aux États-Unis et sur les blessures et les décès qu’elles occasionnent. Tout en soulignant les différences énormes entre ces deux domaines, il compare la prévention des accidents routiers par la réglementation à la faiblesse des mesures du genre pour les armes à feu, puis analyse les facteurs qui expliquent le traitement très différent de ces deux domaines. Il raconte ensuite l’origine de cet amour des armes, en mentionnant entre autres l’utilisation des armes pour envahir les terres de l’Amérique du Nord et y déplacer ou massacrer les Autochtones qui y habitaient; pour contrôler les esclaves, résister à l’abolition de l’esclavage et continuer à discriminer les Noir.es après cette abolition; pour repousser l’armée britannique. Vint ensuite l’adoption de la Déclaration des droits axée sur les libertés individuelles et la protection des personnes et celle du deuxième amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique en 1791 qui a consacré le droit de détenir des armes (à l’origine pour pouvoir former des milices et éviter la tyrannie d’un gouvernement oppresseur comme celui de l’Empire britannique que les citoyen.nes des États-Unis venaient de repousser). L’auteur précise que cet amendement n’empêche pas la limitation de ce droit et le contrôle du port d’armes à feu. L’ère de la Prohibition (de 1920 à 1933) a ravivé l’utilisation des armes, mais essentiellement au sein des gangs criminels. Il conclut en disant qu’il serait illusoire de penser qu’une loi interdisant la vente d’armes serait efficace, mais qu’il serait possible d’en limiter la vente davantage. Suivent 15 photos d’endroits où ont eu lieu des fusillades mortelles.
4 : L’auteur décrit les différentes blessures infligées par les armes et les soins requis pour chacune d’entre elles. Il poursuit avec les caractéristiques des meurtriers (et le contenu de quelques lettres que certains ont laissées) et des victimes de fusillades de masse, les causes les plus fréquentes, les lieux visés (dont trop souvent des établissements scolaires), les discours conspirationnistes qui les suivent parfois et les réactions typiques des journalistes, commentateur.trices, lobbyistes du port d’armes (dont la National Rifle Association of America ou NRA) et politicien.nes lors des fusillades les plus meurtrières, les moins importantes n’étant même plus mentionnées par les médias, car trop communes et fréquentes (une par jour, en moyenne). Il raconte ensuite avec plus de détails les circonstances entourant quelques-unes de ces fusillades. Suivent 14 photos d’établissements religieux où elles ont eu lieu, notamment celle qu’il a décrite le plus en détail dans ce chapitre.
5 : L’auteur compare la défaite du Sud lors de la Guerre de Sécession, mais sa victoire par la suite avec les lois Jim Crow, avec la victoire du mouvement des droits civiques qui fut suivie par celle du néolibéralisme et du nationalisme identitaire. Dans la même veine, il montre qu’une action des Black Panthers a grandement contribué au mouvement du droit des armes, notamment par la radicalisation de la NRA. Au bout du compte, il y a eu plus de morts de citoyen.nes des États-Unis par balle depuis 1968 qu’au cours de toutes les guerres depuis l’arrivée des Européen.nes dans ce pays. Et la situation s’est empirée au cours de la pandémie de COVID-19… Suivent 18 photos d’endroits (discothèques, bars, hôtels, etc.) où ont eu lieu des fusillades mortelles.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! Ce livre est vraiment atypique. En partant, l’auteur est surtout connu comme un écrivain de romans, même s’il a écrit une douzaine d’essais ou écrits non fictifs, ce qui transparaît dans la qualité de l’écriture de cet essai. Ensuite, près de la moitié de ses pages sont couvertes de photos, ce qui rend encore plus court ce livre déjà pas bien long au départ (208 pages, selon l’éditeur). Et cela n’enlève rien à la pertinence de ses propos, émaillés d’événements et de liens révélateurs entre ces événements. L’histoire qu’il raconte est carrément fascinante et, bien sûr, troublante, d’autant plus qu’elle n’est pas terminée et qu’elle a pris une direction pas très encourageante ces dernières années. Finalement, les 12 notes explicatives, de la traductrice, de l’éditeur et de l’auteur, sont en bas de page.
On peut aussi lire l’article que le Devoir lui a consacré et qui m’a donné le goût de me le procurer, quoiqu’il contienne des informations sur le contenu que j’ai cru bon de ne pas révéler pour ne pas gâcher le plaisir des personnes qui comptent lire ce livre.
Après avoir présenté le bilan du marché du travail du deuxième anniversaire du début de la pandémie de COVID-19 il y a un peu plus d’un an, je me penche ici sur le bilan du marché du travail de son troisième anniversaire, soit de février 2020 à février 2023. J’ai choisi cette période parce qu’elle correspond aux données les plus récentes de l’Enquête sur l’emploi, la rémunération et les heures de travail (EERH) publiées par Statistique Canada et parce que j’y utiliserai surtout des données non désaisonnalisées. En effet, la comparaison entre celles des deux mois de février sera valide, alors que cela n’aurait pas été le cas si j’avais attendu celles des prochains mois.
Je procéderai en grande partie comme je l’ai fait pendant quelques mois dans ma série sur le retour sur le marché du travail. J’ai d’ailleurs justement arrêté cette série parce que les comparaisons devenaient difficiles avec des données non désaisonnalisées, d’autant plus que les données de l’EERH captaient mal certaines particularités du marché du travail durant la pandémie. Je compte ainsi comparer les baisses d’emploi globales et par industrie selon les données de l’EERH et les estimations de l’Enquête sur la population active (EPA), et surtout montrer quels sous-secteurs des industries ont subi les changements les plus importants.
Comme je le mentionne dans chacun des billets qui comparent les données de l’EERH et de l’EPA, je précise que, si les estimations de l’EPA sont sujettes à d’importantes marges d’erreur, surtout pour les données désagrégées comme celles sur l’emploi par industrie, les données de l’EERH n’en ont pas, car elles proviennent d’un recensement des salarié.es de toutes les entreprises à partir de leur liste de paye. Pour cette raison, l’EPA ne fournit des estimations que pour 19 niveaux de désagrégation industrielle, tandis que l’EERH en publie pour 398! Par contre, l’EERH ne comptabilise pas les travailleur.euses autonomes, les salarié.es du secteur de l’agriculture (et de quelques autres secteurs qui en comptent peu), les grévistes, les personnes en lock-out et celles en congé sans solde, alors que l’EPA les considèrent en emploi. Autre différence, l’EERH compile les emplois où ils sont occupés et l’EPA les personnes en emploi où elles habitent. De même, l’EPA ne comptabilise qu’une seule personne qui occupe deux emplois ou plus en même temps, alors que l’EERH comptabilise tous les emplois.
Évolution comparative
Le graphique ci-contre compare l’évolution de l’emploi salarié (j’ai retiré les données sur les travailleur.euses autonomes des données de l’EPA pour permettre cette comparaison). Pour rendre ces données comparables malgré leurs concepts différents de l’emploi salarié, j’ai fait partir les données de février 2020 à 100 (en divisant chaque donnée de chaque série par l’emploi de février 2020) dans les deux cas. Comme on peut le voir, après la chute de l’emploi de mars et avril 2020, les données de l’EERH ont été systématiquement plus basses que celles de l’EPA de mai 2020 à juillet 2021, écart qui a atteint son sommet de 6,5 % en juin 2020, mais qui s’est réduit à moins de 2 % à partir d’avril 2021, pour se situer à moins de 1 % en plus ou en moins de juillet 2021 à février 2023, sauf en juin et en juillet 2022 (mais toujours de moins de 2 %), écart que j’ai attribué à l’époque à un problème de désaisonnalisation des données. Statistique Canada avait expliqué l’écart supérieur à 2 % entre mai 2020 et mars 2021 par le fait que beaucoup plus de salarié.es étaient considéré.es en congé sans solde durant la pandémie, emplois comptabilisés par l’EPA, mais pas par l’EERH, car ces personnes n’étaient pas sur les listes de paye de l’employeur. Maintenant que les données des deux enquêtes sont comparables, celles de l’EERH sont redevenues précieuses pour faire ressortir les mouvements des données de l’EPA qui sont davantage dues à sa marge d’erreur élevée qu’à des tendances réelles.
Ce graphique montre aussi que le nombre d’emplois salariés des deux enquêtes a retrouvé son niveau de février 2020 (en rejoignant la ligne du ratio 100) en septembre (EPA) et octobre (EERH) 2021, et est demeuré au-dessus par la suite. Cela ne fut pas le cas avec l’emploi global selon l’EPA, car ce niveau d’emploi n’a été retrouvé qu’en novembre et décembre 2021, pour redescendre au-dessous en janvier 2022, et repasser au-dessus pour de bon en février 2022. Le tableau ci-contre explique cette différence d’évolution. En effet, si l’emploi global selon l’EPA a augmenté de 3,1 % entre février 2020 et février 2023 (hausse de 4,7 % dans le reste du Canada, en raison d’une plus grande croissance de la population et de son vieillissement moins rapide), le nombre de salarié.es (ou d’employé.es, comme on les appelle dans l’EPA) a augmenté de 5,3 % (6,2 % dans le reste du Canada), hausse beaucoup plus forte dans le secteur public (+9,8 %) que dans le secteur privé (3,8 %), mais a diminué de 11,5 % dans le travail autonome (-3,9 % dans le reste du Canada). Comme les données du graphique précédent ne tiennent pas compte des travailleur.euses autonomes, la croissance de l’emploi qu’on y observe fut plus élevée que pour l’ensemble du marché du travail.
Données industrielles
Le tableau qui suit est basé sur les données des tableaux 14-10-0223-01 et 14-10-0355-01 de Statistique Canada. Il compare l’évolution des données désaisonnalisées sur l’emploi de février 2020 à février 2023 selon l’EPA et l’EERH, et souligne leurs différences.
Ces différences peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs. Par exemple, la différence d’un peu plus de 500 000 emplois en février 2020 entre les estimations de l’EPA (4 359 200) et les données de l’EERH (3 856 888) s’explique surtout par le fait que les données de l’EERH ne couvrent pas les travailleur.euses autonomes (l’EPA estimait qu’il y en avait 552 600 ce mois-là). La différence un peu moins importante en février 2023 de 457 000 emplois, moins élevée de 45 000 emplois, s’explique aussi en premier lieu par la baisse de 64 000 travailleur.euses autonomes. Ainsi la différence du nombre de salarié.es entre les deux enquêtes est passée de 50 400 à 31 900, écarts de 1,3 % et de 0,9 %, sûrement en raison du fait qu’une compile les emplois (EERH) et que l’autre compile les personnes en emploi qui peuvent occuper deux emplois en même temps. À l’inverse, comme mentionné plus tôt, l’EERH ne tient pas compte des salarié.es de l’agriculture et de quelques autres secteurs. La marge d’erreur importante des données de l’EPA (marge à 95 % de 47 400) peut aussi expliquer la baisse de cet écart.
Ces facteurs jouent aussi un rôle dans la différence de baisses et de hausses de l’emploi par industrie, notamment en raison de la présence des travailleur.euses autonomes dans les estimations de l’EPA. Ce facteur peut jouer en premier lieu dans les industries qui comptent les plus fortes proportions de travailleur.euses autonomes, notamment dans les autres services (30 % en février 2023), les services aux entreprises et les services relatifs aux bâtiments et autres services de soutien (26 %), les services professionnels, scientifiques et techniques (21 %), la construction (16 %, mais 22 % deux ans plus tôt) et le transport (16 %), selon les données non désaisonnalisées du tableau 14-10-0026-01. Même si la différence de croissance entre les deux enquêtes est relativement faible (0,55 point de pourcentage pour les salarié.es, mais 1,58 point pour l’emploi total), 10 industries sur 17 (je ne compte pas l’agriculture, absente de l’EERH) présentaient des écarts de plus de quatre points de pourcentage entre les données de l’EERH et les estimations de l’EPA dans l’évolution de l’emploi entre février 2020 et février 2023 (voir la dernière colonne du tableau), quatre plus élevée dans l’EERH et six dans l’EPA :
- les services publics, avec des hausses de 47,2 % selon l’EPA et de 4,9 % selon l’EERH, un écart de 42,4 points de pourcentage; notons qu’on n’y trouve presque pas de travailleur.euses autonomes et qu’il s’agit de l’industrie comptant le moins d’emplois selon les deux enquêtes, ce qui fait en sorte que la marge d’erreur à 95 % de cette hausse représente plus du quart de son niveau d’emploi en février 2023 et 39 % de son niveau d’emploi en février 2020;
- le transport et l’entreposage, baisse de 14,7 % et hausse de 4,1 %, un écart de 18,8 points;
- les services professionnels, scientifiques et techniques, hausses de 7,8 % et de 22,6 %, un écart de 14,8 points;
- les services aux entreprises, services relatifs aux bâtiments et autres services de soutien, hausse de 6,9 % selon l’EPA et baisse de 2,6 % selon l’EERH, un écart de 9,5 points;
- les administrations publiques, hausses de 15,9 % et de 9,1 %, un écart de 6,8 points;
- la foresterie, pêche, mines, exploitation en carrière, et extraction de pétrole et de gaz, hausses de 8,1 % et de 3,2 %, un écart de 5,0 points;
- le commerce de gros et de détail, baisse de 3,1 % et hausse de 1,9 %, un écart de 4,9 points;
- l’information, culture et loisirs, hausses de 9,1 % et de 4,3 %, un écart de 4,8 points;
- les soins de santé et assistance sociale, hausses de 0,4 % et de 4,6 %, un écart de 4,2 points;
- les services d’enseignement, hausses de 10,1 % et de 6,0 %, un écart de 4,1 points.
Les données par sous-secteurs
Pour obtenir plus de précisions sur l’impact de la pandémie sur les variations d’emplois par sous-secteurs, j’ai dû me servir d’un tableau contenant des données non désaisonnalisées, car il fournit des données pour 398 niveaux de désagrégation industrielle plutôt que pour 27, comme celui que j’ai utilisé pour le tableau précédent en données désaisonnalisées. Comme je comparerai deux mois de février, ces données, même si non désaisonnalisées, sont tout à fait comparables.
– Forêts et mines
L’emploi désaisonnalisé dans l’industrie de la foresterie, pêche, mines, exploitation en carrière, et extraction de pétrole et de gaz a augmenté entre février 2020 et février 2023 de 8,1 % selon les estimations de l’EPA, mais de 3,2 % selon les données de l’EERH, et de 2,4 % en données non désaisonnalisées. L’emploi a augmenté de 250 ou de 4,7 % dans la foresterie et exploitation forestière, et de 330 ou de 1,7 % dans le secteur minier (Extraction minière, exploitation en carrière, et extraction de pétrole et de gaz).
– Construction
L’emploi désaisonnalisé dans l’industrie de la construction a augmenté de 16,2 % selon les estimations de l’EPA, de 14,9 % selon les données de l’EERH et de 16,3 % en données non désaisonnalisées. La seule baisse a été observée dans le lotissement de terrains (-15,8 %, ou -245 emplois). L’emploi a augmenté dans tous les autres sous-secteurs, avec la hausse la plus élevée en pourcentage (+48,6 %, ou +2675 emplois) dans les autres travaux de génie civil, et la plus élevée en nombre dans la construction résidentielle (+7055 emplois ou de +24,2 %).
– Fabrication
L’emploi dans la fabrication a diminué de 0,6 % selon les estimations désaisonnalisées de l’EPA, de 2,1 % selon celles de l’EERH et de 2,3 % en données non désaisonnalisées. Le tableau ci-contre montre que cette quasi-stabilité cache des hausses et des baisses importantes dans ses sous-secteurs.
Deux sous-secteurs ont connu une hausse de plus de 5 % entre ces mois de février, mais neuf une baisse de la même ampleur :
- la fabrication de boissons et de produits du tabac (+17,3 % ou 1670 emplois);
- la fabrication de matériel, d’appareils et de composants électriques (+7,9 % ou 930 emplois);
- la fabrication de produits du pétrole et du charbon (-19,3 % ou 720 emplois);
- la fabrication de vêtements (-14,8 % ou -1500 emplois);
- la fabrication de produits en cuir et de produits analogues (-11,9 % ou -130 emplois);
- la fabrication de produits informatiques et électroniques (-11,5 % ou -1800 emplois);
- la fabrication de produits minéraux non métalliques (-9,2 % ou -1200 emplois);
- les usines de textiles (-8,7 % ou -240 emplois);
- la fabrication de produits chimiques (-6,7 % ou -1600 emplois);
- l’impression et activités connexes de soutien (-6,4 % ou -750 emplois);
- les activités diverses de fabrication (-5,4 % ou -900 emplois).
Notons que la plus forte baisse en nombre a plutôt été observée dans la fabrication d’aliments (-3,6 % ou -2270 emplois). La baisse de 830 emplois (-1,6 %) dans la fabrication de matériel de transport est entre autres le résultats d’une baisse de 2050 emplois ou de 6,8 % dans la fabrication de produits aérospatiaux et de leurs pièces et d’une hausse de 2100 emplois ou de 42,7 % dans la fabrication d’autres types de matériel de transport (bicyclettes, véhicules tout-terrain, etc.).
– Commerce de gros et de détail
L’emploi désaisonnalisé du commerce a diminué de 3,1 % selon les estimations de l’EPA, mais a augmenté de 1,9 % selon celles de l’EERH, et de 2,1 % en données non désaisonnalisées. L’emploi a augmenté de 0,4 % (700 emplois) dans le commerce de gros, avec des hausses de 1050 ou de 3,8 % chez les grossistes-marchands de matériaux et fournitures de construction et de 770 ou de 1,8 % chez les grossistes-marchands de machines, de matériel et de fournitures, mais avec des baisses de 860 ou de 14,6 % dans le commerce électronique de gros entre entreprises, et agents et courtiers, et de 670 ou de 4,4 % chez les grossistes-marchands de véhicules automobiles, et de pièces et d’accessoires de véhicules automobiles.
Dans le commerce de détail, l’emploi a augmenté de 2,8 % ou de 12 400 emplois. Il a augmenté de 17,8 % ou de 4100 chez les marchands de matériaux de construction et de matériel et fournitures de jardinage, de 7,6 % ou de 3300 chez les détaillants de marchandises diverses et de 5,0 % ou de 6300 chez les détaillants d’alimentation. À l’inverse, l’emploi a baissé de 7,6 % ou de 4050 chez les détaillants de vêtements, d’accessoires vestimentaires, de chaussures, bijouteries, bagages et de maroquinerie, et de 2,6 % ou de 4050 chez les concessionnaires de véhicules et de pièces automobiles.
– Transport
L’emploi désaisonnalisé du transport a diminué de 14,7 % selon les estimations de l’EPA, mais a augmenté de 4,1 % selon les données de l’EERH, et de 4,3 % en données non désaisonnalisées. La différence entre les estimations de l’EPA et les données de l’EERH est ici énorme. Cela dit, le tableau montre que cette hausse légère de l’emploi se compose de hausses et de baisses majeures dans les sous-secteurs du transport, Si l’emploi a augmenté de 40,3 % dans les messageries et les services de messagers ou de 4250, probablement en raison de la hausse des livraisons de repas et de petits colis, et n’a baissé que très peu dans le transport par camion (de 1,7 % ou de 800) et dans le transport en commun et transport terrestre de voyageurs (de 2,2 % ou de 830), il a diminué de 14,2 % ou de 1900 dans le transport aérien. Notons que le tableau de Statistique Canada ne fournit pas de données pour le Québec dans cinq sous-secteurs (transport par eau, par pipeline et de tourisme et d’agrément, services postaux et entreposage), même si ces sous-secteurs comptent au total près de 23 000 emplois en février 2023 et que l’emploi dans ces sous-secteurs a augmenté de 14,7 % ou de 2800 emplois.
– Finance, assurances, services immobiliers et de location
L’emploi désaisonnalisé de cette industrie a augmenté de 10,7 % selon les estimations de l’EPA et de 10,3 % selon les données de l’EERH, et de 10,4 % en données non désaisonnalisées, différence cette fois minime entre ces trois sources. L’emploi a augmenté dans les sociétés financières (de 12,2 % ou de 11 200) et dans les sociétés d’assurance et activités connexes (de 20,2 % ou de 11 150), plus précisément de 12,4 % ou de 1900 dans les agences et courtiers d’assurance et de 23,2 % ou de 9200 dans les sociétés d’assurance, mais a baissé de 0,4 % ou de 170 dans les services immobiliers et de 9,0 % ou de 1187 dans les services de location et de location à bail. Dans ce dernier sous-secteur, notons que 99 % de la baisse vient de la location et location à bail de matériel automobile (-29,5 % ou -1175).
– Services professionnels, scientifiques et techniques
L’emploi désaisonnalisé de cette industrie a augmenté de 7,8 % selon les estimations de l’EPA, mais de 22,6 % selon les données de l’EERH, et de 22,4 % en données non désaisonnalisées. L’emploi a augmenté dans tous les sous-secteurs avec la plus élevée en nombre et en pourcentage (avec 57 % de la hausse totale du secteur) dans la conception de systèmes informatiques et services connexes (de 28 450 ou de 38,3 %).
– Services aux entreprises, services relatifs aux bâtiments et autres services de soutien
L’emploi désaisonnalisé de cette industrie a augmenté de 6,9 % selon les estimations de l’EPA, mais a diminué de 2,6 % selon les données de l’EERH et de 2,1 % en données non désaisonnalisées. Les baisses d’emploi les plus importantes ont eu lieu dans le traitement et l’élimination des déchets (de 29,7 % ou de 1250), les autres services de soutien (de 29,1 % ou de 3300), les services de préparation de voyages et de réservation (de 16,4 % ou de 1400) et les services de soutien aux entreprises (de 12,6 % ou de 1900). La hausse la plus importante en nombre s’est réalisée dans la gestion de sociétés et d’entreprises (14,9 % ou de 3600).
– Services d’enseignement
L’emploi désaisonnalisé dans les services d’enseignement a augmenté de 10,1 % selon les estimations de l’EPA, mais de 6,0 % selon les données de l’EERH et de 5,9 % en données non désaisonnalisées. Les hausses les plus importantes en pourcentage se sont observées dans les écoles techniques et écoles de métiers et les écoles de commerce et de formation en informatique et en gestion (de 35,3% dans les deux cas, ou de respectivement 540 et 350), tandis que la plus forte hausse en nombre s’est réalisée dans les écoles primaires et secondaires (de 17 100, soit 81 % de la hausse totale, ou de 7,4 %). L’emploi a baissé dans deux sous-secteurs, soit dans les universités (de 1,0 % ou de 700) et dans les services de soutien à l’enseignement (de 15,3 %, mais de seulement 190).
– Soins de santé et assistance sociale
L’emploi désaisonnalisé dans les soins de santé et l’assistance sociale a augmenté de 0,4 % selon les estimations de l’EPA (mais de 3,0 % chez les salarié.es), de 4,6 % selon les données de l’EERH et de 4,5 % en données non désaisonnalisées. Les trois seules baisses ont touché les établissements de soins infirmiers (de 12,4 % ou de 7100), les services individuels et familiaux et les établissements communautaires de soins pour personnes âgées (de 6,0 % ou de 2600). Les hausses de plus de 10 % ont été observées dans les :
- services de soins de santé à domicile (de 89,7 % ou de 2700 emplois);
- établissements résidentiels pour handicaps liés au développement, troubles mentaux, alcoolisme et de toxicomanie (de 44,1 % ou de 2360 emplois);
- services de réadaptation professionnelle (de 36,4 % ou de 4000);
- autres établissements de soins pour bénéficiaires internes (de 30,4 % ou de 2750);
- services communautaires d’alimentation et d’hébergement, services d’urgence et autres secours (de 19.5 % ou de 700);
- autres services de soins de santé ambulatoires (de 17,7 % ou de 1365);
- hôpitaux psychiatriques et hôpitaux pour alcooliques et toxicomanes (de 17,7 % ou de 1450);
- cabinets d’autres praticiens de la santé (de 17,4 % ou de 2600);
- cabinets de médecins (de 15,9 % ou de 3000).
– Information, culture et loisirs
L’emploi désaisonnalisé dans cette industrie a augmenté de 9,1 % selon les estimations de l’EPA, de 4,3 % selon les données de l’EERH et de 4,6 % en données non désaisonnalisées. Cette dernière hausse se manifeste dans ses deux principaux composants, avec des augmentations de 5000 ou de 6,9 % dans l’industrie de l’information et l’industrie culturelle et de 1100 ou de 1,9 % dans les arts, spectacles et loisirs (11 500). Dans les sous-secteurs, les baisses furent les plus élevées dans l’industrie de la radiotélévision et des fournisseurs de contenu (de 1300 ou de 12,1 %) et dans les arts d’interprétation, sports-spectacles et activités connexes (de 1400 ou de 7,2 %); dans le premier sous-secteur, l’emploi a en fait augmenté de 200 ou de 2,8 % dans les stations de radiodiffusion et de télédiffusion, mais a baissé de 1500 ou de 47,5 % dans les services de distribution de contenu médiatique diffusé en continu et autres réseaux et fournisseurs de contenu médiatique; dans le deuxième sous-secteur, l’emploi a baissé de 1975 ou de 36,1 % dans les compagnies d’arts d’interprétation, mais a augmenté de 8 à 19 % (ou de 50 à 500) dans ses quatre autres composants (sports-spectacles, promoteurs (diffuseurs) d’événements artistiques et sportifs et d’événements similaires, agents et représentants d’artistes, d’athlètes et d’autres personnalités publiques et artistes, et auteurs et interprètes indépendants).
Les hausses les plus élevées ont eu lieu dans les industries du film et de l’enregistrement sonore (hausse de 3500 ou de 24,0 %), en fait, seulement dans les industries du film et de vidéo (de 3530 ou de 25,0 %), dans le divertissement, les loisirs, les jeux de hasard et les loteries (de 1700 ou de 4,5 %) et dans les télécommunications (de 1700 ou de 6,6 %). Notons que la quasi-stabilité de l’emploi dans l’édition (baisse de 130 ou de 0,7 %) est le résultat d’une hausse de 7,8 % (860) chez les éditeurs de logiciels et d’une baisse de 15,3 % (1000) chez les éditeurs de journaux, de périodiques, de livres et de répertoires.
Ce bilan montre que cette industrie, qui fut une des plus touchées par la crise de la COVID-19 avec les services d’hébergement et de restauration, s’est en général bien rétablie, sauf pour les compagnies d’arts d’interprétation, et les éditeurs de journaux, de périodiques, de livres et de répertoires, mais, dans ce deuxième cas, la COVID-19 n’est pas responsable de ses difficultés, plutôt dues à l’accaparement de la publicité par les grands du numérique (surtout par les GAFAM).
– Services d’hébergement et de restauration
La baisse de l’emploi en données désaisonnalisées au cours de la pandémie dans les services d’hébergement et de restauration fut longtemps la plus importante de toutes les industries à la fois selon les estimations de l’EPA et selon les données de l’EERH. Même si l’emploi dans cette industrie n’a toujours pas retrouvé son niveau prépandémique, ses baisses après trois ans sont relativement modestes. L’emploi désaisonnalisé dans cette industrie a diminué de 6,6 % selon les estimations de l’EPA, de 4,1 % selon celles de l’EERH, et de 4,0 % en données non désaisonnalisées. Les baisses les plus fortes provenaient en pourcentage des débits de boissons alcoolisées (de 18,0 %, ou de 2360) et en nombre des restaurants à service complet et établissements de restauration à service restreint (baisse de 7350, mais de seulement 3,5 %). L’emploi a aussi baissé passablement dans les services de restauration spéciaux (de 1500 ou de 12,1 %), mais il s’est rétabli dans les services d’hébergement (hausse de 600 ou de 2,0 %).
– Autres services (sauf les administrations publiques)
L’emploi désaisonnalisé dans les autres services a augmenté de 2,9 % selon les estimations de l’EPA, de 3,4 % selon les données de l’EERH, et de 3,0 % en données non désaisonnalisées. Les baisses les plus fortes en pourcentage ont eu lieu dans les autres services personnels (de 25,6 % ou de 1400) et dans les services de nettoyage à sec et de blanchissage (de 13,0 % ou de 660), Il a aussi baissé, mais moins, dans les services de soins personnels (de 4,3 % ou de 700) et les services funéraires (de 5,4 % ou de 200). Les organismes religieux, fondations, groupes de citoyens et organisations professionnelles et similaires sont le seul sous secteur à avoir connu une hausse de l’emploi, mais celle-ci fut plus de deux fois plus élevée que les baisses de tous les autres sous-secteurs réunis (de 6700 ou de 12,8 %). Environ 56 % de cette hausse s’explique par celle de 18,9 % ou de 3800 dans les organismes d’action sociale, le reste par celles de 1600 ou de 22,7 % dans les organisations civiques et sociales et de 1400 ou de 6,6 % dans les associations de gens d’affaires, organisations professionnelles et syndicales et autres associations de personnes. L’emploi dans le sous-secteur de la réparation et de l’entretien est demeuré stable, sans grosses baisses ou hausses dans ses composants. Son plus important sous-secteur, avec 61 % de l’emploi, la réparation et l’entretien de véhicules automobiles, a par exemple connu une hausse 300 emplois ou de 1,2 %.
– Administrations publiques
L’emploi désaisonnalisé dans les administrations publiques a augmenté de 15,9 % selon les estimations de l’EPA, de 9,1 % selon les données de l’EERH, et de 9,4 % en données non désaisonnalisées. Un peu plus de la moitié de la hausse dans ce secteur (12 550 sur 24 500, ou de 19,4 %) provient de l’administration publique fédérale. À l’inverse, c’est dans les administrations publiques autochtones que l’emploi a le moins augmenté, soit de 3,1 % ou de 275.
Et alors…
Ce bilan a permis de mieux évaluer l’impact permanent sur l’emploi de la crise de la COVID-19 que celui de l’an passé. Alors que celui de 2022 laissait penser à d’importants changements structurels possiblement permanents, on voit que ceux-ci sont en fait plus modestes et ne s’observent que dans quelques sous-secteurs bien particuliers. Chose certaine, ce bilan permet une analyse bien plus fine de la situation que celles qu’on peut faire en se basant sur les estimations de l’EPA, d’autant plus que les marges d’erreur des estimations de cette enquête des hausses et des baisses de l’emploi par industrie depuis trois ans sont parfois plus importantes que les écarts publiés.
L’industrie du transport illustre bien ces deux lacunes. En effet, au lieu d’une baisse de près de 15 % et de plus de 36 000 emplois selon les estimations de l’EPA avec une marge d’erreur à 95 % de 25 800, ce qui signifie que la probabilité est de 95 % que la variation de l’emploi entre février 2020 et février 2023 fut entre une baisse de 61 800 et de 10 200, les données plus fiables de l’EERH nous montrent une hausse de l’emploi de près de 7000 ou de 4,1 %. En fait, si on retire les travailleur.euses autonomes de cette industrie, la baisse de l’emploi salarié selon les estimations de l’EPA serait plutôt de 18 900 ou de 9,6 %, ce qui donne avec la marge d’erreur une fourchette entre une baisse de 44 700 et une hausse de 6900, ce sommet étant très près de la hausse de 7000 selon les données de l’EERH. Mais, même là, la hausse d’environ 7000 ne nous dit pas où elle s’est concrétisée, alors que les données de l’EERH nous montrent que cette hausse est formée des baisses de 14 % ou de 1900 dans le transport aérien (qu’on savait touché, mais pas à quel point), de 800 dans le transport en commun (qu’on savait aussi désavantagé) et du même nombre dans le transport par camion (ça, c’était moins évident!), et une hausse de 40 % ou de 4250 emplois dans le sous-secteur des messageries et des services de messagers, sous-secteur qu’on pouvait deviner avantagé par nos commandes locales et même internationales, mais peut-être pas autant. Il en est de même dans les sous-secteurs de la santé, dans ceux du commerce de détail (comme chez les marchands de matériaux de construction et de matériel et fournitures de jardinage), dans l’éducation, dans la fabrication et finalement dans presque toutes les industries.
Si ce bilan nous a permis de constater que les changements structurels sont moins nombreux et d’une ampleur moindre que le bilan de l’an passé le laissait penser, on ne sait toujours pas avec certitude si ceux qui restent sont durables. On verra l’an prochain! Tranquillement, d’autres facteurs gagneront en importance, et on ne pourra pas mettre tous ces changements sur le dos de la pandémie. Comme je le disais l’an passé, un bilan dans le domaine de l’emploi est toujours à refaire, et c’est en partie ce qui en fait l’intérêt, enfin, pour moi!
Cultiver le désir et vivre aux éclats!
«De la philosophie aux neurosciences, en passant par la psychologie, la sociologie et l’économie» Frédéric Lenoir, philosophe et sociologue, revisite avec son livre Cultiver le désir et vivre aux éclats! «toutes les formes de désir, tant matérielles et sexuelles que spirituelles».
Introduction : Le désir a bien des caractéristiques, mais il «est surtout le moteur de notre existence». L’ambition de ce livre est d’éclairer «d’un point de vue philosophique la notion de désir et de proposer un manuel d’éducation au désir». L’auteur esquisse le contenu de ce livre en tenant compte du contexte anxiogène de trois ans de pandémie, d’urgence climatique et de guerre en Ukraine. L’auteur propose ensuite une définition du désir et une réflexion sur sa nature profonde. On peut lire cette introduction sur Internet, notamment sur cette page.
Première partie – Une soif insatiable
1. Platon et le désir comme manque : Après avoir présenté brièvement le mythe de l’âme sœur d’Aristophane, l’auteur se penche sur la vision du désir selon Platon, en fait selon Socrate, et ses interprétations et variantes par d’autres auteurs par la suite.
2. Un cerveau nommé désir : L’auteur se base sur ce livre de Sébastien Bohler (Le bug humain) de Sébastien Bohler pour expliquer l’origine du désir, notamment le rôle du striatum et de la dopamine, qui fait en sorte qu’on désire toujours plus et si possible immédiatement.
3. Le désir mimétique : L’auteur développe ensuite des concepts abordés dans le chapitre précédent, se concentrant dans celui-ci sur le désir mimétique et ses manifestations, dont celle du bouc émissaire.
4. L’envie : Alors que le désir mimétique consiste à désirer la même chose que les autres, l’envie consiste plutôt à désirer ce que les autres possèdent et à «s’attrister du bonheur d’autrui», sentiment qu’on doit différencier de la convoitise et de la jalousie, mais qui peut lui aussi se transformer en haine.
5. Consumérisme et manipulation du désir : L’auteur analyse l’utilisation en publicité des désirs mimétiques, de l’envie, de la convoitise, de l’insatisfaction et du conformisme, qui, si on ne développe pas des mécanismes de défense, peut appauvrir nos véritables désirs.
6. Petite Poucette aliénée : Notre besoin de reconnaissance sociale s’exprime notamment par l’engouement pour les réseaux sociaux et est aussi à la base de leurs effets les plus néfastes, notamment chez les jeunes : dépendance (provenant aussi du striatum et de la dopamine), exploitation des désirs (par les algorithmes), troubles de l’attention et du sommeil, fragilisation de l’estime de soi, anxiété, angoisse, automutilation, etc. L’auteur propose ensuite quelques moyens pour décrocher de ces réseaux.
7. Le désir sexuel : Le désir sexuel est le plus puissant de tous. L’auteur présente ses caractéristiques à la fois biologiques et psychologiques, ainsi que l’évolution des connaissances à cet égard, puis analyse l’impact de la pornographie sur le désir et quelques autres aspects de la question.
Deuxième partie – La régulation du désir
1. Aristote et Épicure – Une sagesse de la modération : Le désir «peut procurer beaucoup de plaisir, mais il conduit fréquemment aussi à la frustration, au dégoût, à la dépression, au malheur». Ces effets (et bien d’autres) ont amené des penseurs à tenter de le limiter et de l’encadrer. L’auteur présente ici l’éthique de la modération d’Aristote et la hiérarchisation des désirs d’Épicure.
2. Stoïcisme et bouddhisme – se libérer du désir : Pour d’autres, la modération ne suffit pas à limiter ou encadrer les effets néfastes des désirs, il faut plutôt s’en libérer. L’auteur présente cette fois le passage des désirs à la volonté de l’école stoïcienne et la suppression de l’attachement au désir du bouddhisme.
3. La loi religieuse : Les religions prônent plutôt le contrôle des désirs par la foi. L’auteur présente les particularités à cet égard des trois grandes religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme et l’islam, puis l’application des interdits de ces religions par la raison dans les lois civiles.
4. Vers la sobriété heureuse : Il y a aussi des moyens variés liés à des objectifs personnels de réguler ses désirs «dans une perspective laïque», aussi bien dans les relations sexuelles que par des régimes alimentaires plus sains ou par la réduction de sa consommation, ainsi que par bien d’autres manifestations de sobriété.
Troisième partie – Vivre aux éclats
1. Spinoza et le désir comme puissance : L’auteur se penche ici sur la pensée éthique de Baruch Spinoza. Ses réflexions sur le désir peuvent être vues comme un approfondissement de celles d’Aristote présentées dans la deuxième partie, donc un désir ni bon ni mauvais (mais qui peut être l’un ou l’autre selon la façon dont on le cultive) qui occupe une place centrale dans nos existences.
2. Nietzsche et «le grand désir» : Friedrich Nietzsche s’est inspiré de l’éthique spinoziste du désir, mais de façon cinglante, notamment en attaquant de façon véhémente le castratisme des religions.
3. Cultiver l’élan vital et se sentir pleinement vivant : Henri Bergson s’est aussi inspiré de l’éthique spinoziste du désir, et aussi de celle de Nietzsche, mais avec plus de retenue en l’axant sous le concept de l’élan vital. Il juge primordial de développer sa créativité, de rester en contact étroit avec la nature, de se connecter avec ses sensations corporelles, de nourrir son esprit et d’accepter la mort.
4. Les trois dimensions de l’amour-désir : L’auteur présente trois formes d’amour différenciées par les penseurs grecs : l’éros (axé sur la passion sexuelle et sur le désir qui comble un manque), la philia (lié au plaisir de partager et associé à l’amitié) et l’agapè (qui représente l’amour inconditionnel, entre autres de parents pour leurs enfants). Il ajoute que ces trois formes d’amour ne sont pas mutuellement exclusives, donc qu’on peut en ressentir deux et même les trois pour une même personne.
5. Mystiques du désir : Les courants religieux mystiques, qui font partie de religions traditionnelles, considèrent que l’amour infini nous libère des désirs finis. L’auteur donne comme exemples Jésus dans le christianisme («Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés»), la mystique juive du désir, le soufisme musulman et des courants mystiques dans l’hindouisme.
6. Oser désirer et réorienter sa vie : «Ne plus rien avoir à désirer […], c’est comme ne plus être vivant». L’auteur aborde ici l’importance de désirer et de surmonter la peur du rejet de nos désirs; l’erreur selon Jung de limiter la libido à la seule pulsion sexuelle, alors que ce concept peut s’appliquer à bien d’autres désirs; la place essentielle du sens et de la recherche de sens dans nos vies (voir ce billet sur un autre livre de Sébastien Bohler cité par l’auteur à ce sujet); le besoin de s’accomplir de manière unique; le désir fréquent de réorientation au milieu de notre vie et le rôle du voyage dans cette optique.
Conclusion : L’auteur revient sur les principaux constats, puis aborde la différence entre avoir et être dans un contexte de désirs infinis; le passage d’un monde de concurrence à un monde de collaboration; une citation qu’il juge une des plus importantes de l’histoire de la philosophie («Nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons»); la défense contre le biais de confirmation; l’impact du désir de vérité (et donc de l’apprentissage de la philosophie dès l’enfance et l’adolescence) sur le contrôle du striatum, démarche encore plus importante dans une époque où il circule autant de fausses informations et où la technologie (dont l’intelligence artificielle) occupe autant de place. Et il conclut :
«Il est donc plus que jamais nécessaire de mettre de la conscience sur nos désirs : tel est sans doute le plus grand défi de notre époque»
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! Quand je me suis procuré ce livre, je ne croyais pas en recommander la lecture, malgré une recension positive du Devoir (qui m’a amenée à désirer le lire…). Je craignais en effet d’être tombé dans un énième livre de croissance personnelle (ou de développement personnel), le titre laissant penser à un livre de «recettes» pour bien vivre avec ses désirs. En plus, ce livre est classé dans cette catégorie dans des libraires et l’auteur est associé fréquemment à ce mouvement (voir notamment cette vidéo). J’avais heureusement tort! Si ce n’est pas pour moi un livre marquant, je reconnais qu’il fait bien le tour de l’évolution de la pensée philosophique sur le concept du désir, tout en étant agréable et facile à lire. Si les 114 notes sont à la fin du livre, elles sont heureusement toutes des références (et je les ai rarement consultées).
Les salaires minimums élevés et les monopsones
Je poursuis avec ce billet la présentation d’études portant sur les effets des hausses du salaire minimum. L’étude intitulée High Minimum Wages and the Monopsony Puzzle de Justin C. Wiltshire, Carl McPherson et Michael Reich a été publiée par l’Institute for Research on Labor and Employment (IRLE) en mai 2023, donc tout récemment. Notons ici que Michael Reich est avec Arindrajit Dube l’économiste dont les études sur le salaire minimum m’en ont appris le plus. C’est d’ailleurs la sixième étude sur le sujet à laquelle il a participé que je commente sur ce blogue (dont deux dans le même billet). On peut aussi consulter ce billet de Barry Ritholtz qui résume et commente cette étude.
1. Introduction : Le salaire minimum a augmenté de 87,5 % en Californie entre 2014 et 2022 (ou de 56 % en dollars constants) et de 107 % (ou 72 %) à New York entre 2013 et la fin de 2018 (et entre 2013 et 2021 dans le reste de l’État de New York), pendant que le salaire minimum fédéral restait le même ou baissait en dollars constants. Cette étude se base sur ces exemples pour estimer en premier lieu les effets causaux de fortes hausses du salaire minimum sur l’emploi et les salaires dans les établissements de restauration rapide. Elle se penche ensuite sur les effets de ces hausses lorsqu’il y a des monopsones, dans des territoires où les salaires moyens sont relativement élevés ou relativement bas, sur les conditions de travail des adolescent.es, sur le secteur complet de la restauration et sur les autres secteurs.
2. Les salaires minimums élevés et les monopsones
2.1 Les salaires minimums élevés et l’environnement politique : L’auteur décrit la situation du salaire minimum aux États-Unis, qui stagne à 7,25 $ de l’heure au niveau national depuis 2009, et qui s’éloigne de plus en plus de cette somme depuis 2013 dans de plus en plus d’États, de villes et même de comtés. Les auteurs observent aussi que les salaires hebdomadaires sont en général beaucoup plus élevés dans les territoires (villes et comtés) qui ont des salaires minimums élevés.
2.2 Le niveau très variable de l’impact du salaire minimum : Le ratio du salaire minimum sur le salaire médian ainsi que la proportion de travailleur.euses touchés par une hausse du salaire minimum varient considérablement selon les territoires et certaines catégories de travailleur.euses. Par exemple, ce ratio passait en 2021 de 30 % environ à San Francisco à 70 % à Fresno et à 90 % chez les adolescent.es (âgé.es de 16 à 19 ans). De même, moins de 5 % des travailleur.euses sont payé.es au salaire minimum à San Francisco, mais c’est le cas de 40 % des employé.es de la restauration et de 50 % des adolescent.es.
2.3 La question des monopsones : Un des facteurs qui explique le plus le peu d’impact des hausses du salaire minimum sur l’emploi est le fait que les théories économiques orthodoxes reposent sur l’hypothèse de la concurrence parfaite alors que la concurrence sur le marché du travail est très imparfaite, notamment en raison de la forte présence de monopsones qui ont un grand pouvoir sur l’établissement des salaires Ces entreprises en profitent en le fixant bien en dessous de ce qu’il serait dans une concurrence parfaite, même si cela fait augmenter leur taux de roulement et leurs difficultés de recrutement. Une hausse du salaire minimum augmente donc l’offre de main-d’œuvre pour les monopsones, mais peut réduire l’emploi dans les autres entreprises, car elles «doivent» augmenter leurs prix en raison de la hausse de leurs coûts de main-d’œuvre. L’impact final d’une hausse du salaire minimum sur l’emploi dépend aussi du salaire moyen d’un territoire, car la concurrence venant des entreprises qui offrent des salaires plus élevés est plus vive réduit le pouvoir des monopsones d’établir leurs salaires aussi bas qu’ils le voudraient et qu’ils le font dans des territoires au salaire moyen plus bas. Les études sur le sujet présentent des résultats variés et contradictoires, car elles portent sur de grands territoires (comme les États) ou sur de faibles hausses du salaire minimum, ce qui n’est pas le cas dans cette étude.
3 et 4. Échantillons, données et méthodologie : L’échantillon est formé de 47 comtés de l’État de New York et de la Californie au cours de 30 trimestres se situant entre 2009 et 2022, et porte en premier lieu sur les établissements de restauration rapide, industrie où le salaire minimum est très répandu et où il n’y a pas de pourboires. Les auteurs ont exclu les comtés où il y a moins de 5000 travailleur.euses dans cette industrie en Californie et moins de 2000 dans l’État de New York, mais avec un traitement différents pour ceux avec moins de 5000 travailleur.euses. Environ 275 comtés de même taille dans des États où le salaire minimum est de 7,25 $ de l’heure (Alabama, Géorgie, les deux Caroline et Texas) serviront de groupe de contrôle pour comparer leur situation avec celle de l’échantillon retenu.
Après avoir décrit leurs sources de données et expliqué comment ils ont pu tenir compte des effets de la pandémie sur cette industrie, les auteurs présentent l’évolution des différentes méthodologies utilisées dans des études empiriques pour estimer l’impact d’une hausse du salaire minimum en tenant compte de facteurs comme la présence de monopsones, des périodes anormales (comme l’effet variable de la pandémie, surtout lors des confinements de mai à juin 2020, appliqués de façon bien différente selon les endroits) et de tendances économiques différentes. Ils expliquent ensuite leur choix (un estimateur de contrôle synthétique empilé ou un stacked synthetic control estimator, avec l’utilisation de régressions de différences de différences) en fonction de ces facteurs.
5. Résultats
5.1 Les effets sur les salaires et l’emploi dans les comtés de l’échantillon : La partie du haut de l’image qui suit montre les effets moyens (ligne bleue) et de chaque comté (points bleus) de l’échantillon retenu des hausses du salaire minimum sur le salaire hebdomadaire (graphique de gauche) et sur l’emploi (graphique de droite) dans l’industrie des établissements de restauration rapide, entre 2010 (trimestre -16), 2014 (trimestre 0) et 2021 (trimestre 30), chaque comté de l’échantillon ayant à ce moment un salaire minimum d’au moins 15 $, alors qu’il était de 7,25 $ au trimestre -16, et que celui des comtés comparés (lignes et points gris des graphiques du bas) est demeuré à 7,25 $ tout au long de cette période, donc moins de la moitié de celui des comtés de l’échantillon au trimestre 30. La zone grisée autour de la ligne bleue dans les graphiques du bas montre l’intervalle de confiance à 95 %.
On voit que les quatre graphiques ne montrent presque pas de mouvements avant le trimestre 0, ce qui fait dire aux auteurs que leur méthodologie a bien fonctionné en enlevant les biais entre ces comtés. Par contre, on voit le salaire hebdomadaire augmenter par la suite dans le graphique en haut à gauche pour atteindre en fin de période une hausse de 16,7 %, le tout accompagné d’une hausse de 9,1 % de l’emploi (graphique en haut à droite), alors que le salaire des comtés comparés diminuait et que leur emploi augmentait moins et diminuait dans bien des cas (graphiques du bas).
5.2 Les effets du pouvoir des monopsones : Des études ont déjà montré que le salaire minimum est plus élevé dans les territoires (comtés, villes ou États) où le salaire moyen est aussi plus élevé. Par contre, les effets du pouvoir de certains employeurs d’établir les salaires plus bas qu’ils le devraient et de faire diminuer ainsi l’emploi sont moins bien documentés. Comme l’échantillon de cette étude comprend aussi bien des comtés avec des salaires moyens élevés que faibles, il est possible d’isoler l’impact d’une même hausse du salaire minimum selon le salaire moyen. Lorsqu’on retire les comtés qui ont des salaires minimums locaux plus élevés que dans les autres territoires, la hausse du salaire hebdomadaire au trimestre 30 passe de 16,7 % à 17,1 %, taux plus élevé, mais de très peu, et l’emploi augmente de 14,0 %, cette fois pas mal plus qu’avec l’échantillon complet (9,1 %). Ce résultat amène les auteurs à suggérer que les employeurs ont probablement moins de pouvoir sur le marché du travail pour garder les salaires plus bas qu’ils ne le devraient dans les comtés où le salaire minimum local est plus élevé qu’ailleurs. Ils enlèvent ensuite les quatre comtés qui ont les salaires moyens les plus élevés de l’échantillon (San Francisco, Santa Clara, San Mateo et Manhattan) ainsi que les comtés environnants. En fait, ces exclusions retirent 14 comtés sur les 47 de l’échantillon ou 30 % d’entre eux. Avec l’échantillon restant de 33 comtés, la hausse du salaire hebdomadaire passe à 17,8 % (hausse clairement supérieure au 16,7 % de l’échantillon complet) et la hausse de l’emploi à 12,9 %, nettement plus qu’avec l’échantillon complet (9,1 %), mais moins qu’avec l’échantillon précédent (14,0 %).
Les auteurs calculent ensuite les hausses des salaires hebdomadaires et de l’emploi dans cette industrie en fonction du niveau des salaires horaires. Ainsi, les hausses observées des salaires atteignent 23 %, pour les travailleur.euses du quartile inférieur, 17,7 % et 17,8 % pour les deux suivants et 13,7 % pour ceux et celles du quartile supérieur. L’emploi de son côté augmente de 16,8 % dans le quartile inférieur, et de 13,4 % dans le deuxième, de seulement 2,9 % dans le troisième et de 8,0 % dans le supérieur. Par contre, les auteurs précisent que les intervalles de confiance de la hausse de l’emploi sont trop élevés dans les deux quartiles supérieurs pour se fier à ces résultats (alors que ces intervalles sont plus bas pour les deux premiers, rendant les résultats statistiquement significatifs). Ils soulignent ensuite que ces résultats (notamment les différences entre les échantillons) appuient fortement l’hypothèse de départ sur le pouvoir des monopsones de réduire les salaires et de nuire ainsi à l’emploi.
5.3 Les effets distributifs sur l’ensemble des travailleur.euses : Les graphiques qui suivent illustrent les effets des hausses du salaire minimum sur la distribution des salaires de l’ensemble des travailleur.euses californien.nes au quatrième trimestre de 2019, soit juste avant la pandémie (graphique de gauche) et au deuxième trimestre de 2022, soit après les vagues les plus importantes de la pandémie (graphique de droite). L’axe horizontal indique la variation de la part de l’emploi entre l’année de la hausse et celle qui la suit dans chacun des salaires horaires, à partir de 4,00 $ de moins que le nouveau salaire minimum jusqu’à au moins 17,00 $ de plus. Les lignes verticales au centre des barres indiquent les intervalles de confiance (ou marges d’erreur) à 95 %.
La forte baisse de la part des emplois offrant 1,00 $ de moins que le nouveau salaire minimum et la forte hausse de ceux offrant exactement ce salaire montre que sa hausse a été suivie. On notera que la barre de la hausse est d’une ampleur un peu moindre que la baisse, car la part des emplois qui offrent jusqu’à 5,00 $ de plus que le salaire minimum a aussi augmenté un peu. Cela dit, l’ampleur des changements de parts au-dessus du salaire minimum est presque toujours inférieure à l’intervalle de confiance, sauf peut-être, la part qui offre exactement 5,00 $ de plus que le salaire minimum, et cela dans les deux graphiques. Malheureusement, les auteurs n’en parlent pas… Ils précisent plutôt que l’absence d’écarts statistiquement significatifs au-dessus du salaire minimum montre que leur méthodologie a permis de bien capter les changements dus aux hausses du salaire minimum et neutraliser les effets des autres chocs économiques.
5.4 Les effets sur les inégalités de salaires : On peut voir sur ces graphiques que le salaire horaire moyen a augmenté beaucoup plus en Californie (graphiques de gauche) et dans l’État de New York (graphiques de droite) que dans les États où il n’y a pas eu de hausse du salaire minimum chez les travailleur.euses du premier décile de salaires (graphiques du haut) que chez ceux et celles du cinquième décile (graphiques du bas), et que cette augmentation n’a commencé qu’en 2014, l’année qui a suivi les premières hausses du salaire minimum dans ces deux États. Les auteurs ajoutent que, sans hausse du salaire minimum, le salaire horaire du cinquième décile (ou salaire médian) aurait augmenté davantage que celui du premier décile. Bref, les inégalités salariales auraient augmenté sans les hausses du salaire minimum et ces hausses ont au contraire permis de les réduire, le ratio du salaire médian sur le salaire du premier décile passant de 2,08 en 2013 à 1,79 en 2021 en Californie et de 2,26 à 1,79 dans l’État de New York.
5.5 et 6 :Les auteurs analysent par la suite l’impact des événements survenus au cours de la période analysée, notamment de la reprise après la grande récession, la période de confinement et de récession pandémique (qui fut particulièrement dure pour les établissements de restauration rapide) et la reprise qui l’a suivie. Ils effectuent ensuite des tests de robustesse qui confirment leurs résultats, puis examinent l’impact des hausses du salaire minimum sur l’ensemble des travailleur.euses de la restauration de la Californie. Cet impact demeure positif, mais moins que celui qui a touché les travailleur.euses des établissements de restauration rapide, avec quand même une hausse de 10,4 % des salaires hebdomadaires (par rapport à 16,7 %) et une hausse de l’emploi de 6,3 % (9,1 %).
7. Conclusion : Les auteurs reviennent sur leurs principaux constats, expliquent en quoi ils se distinguent de ceux des études antérieures. Et ils concluent :
«Notre étude démontre que les fortes hausses du salaire minimum en Californie et dans l’État de New York se sont traduites par une augmentation des revenus sans entraîner d’effets négatifs sur l’emploi. En effet, nos données suggèrent que ces hausses du salaire minimum ont au contraire entraîné des gains d’emploi. Grâce à notre méthodologie sophistiquée, nous ajoutons aussi aux études antérieures sur le salaire minimum des preuves du pouvoir des employeurs sur les marchés du travail à bas salaires.»
Et alors…
Ouf! Je ne contredirai sûrement pas les auteurs sur la sophistication de leur méthodologie! Sans comprendre chaque élément de celle-ci, j’y ai reconnu les meilleures pratiques d’études antérieures que j’ai lues et qu’ils citent d’ailleurs. Leur principal apport est d’avoir pu mieux quantifier le pouvoir des entreprises en situation de monopsone d’établir des salaires en bas de ceux qui serait offert dans un marché en concurrence parfaite. Le sujet a déjà été abordé avant cela (voir entre autres ce billet), mais jamais en parvenant à isoler et à quantifier aussi bien ses effets. Il en est de même de l’impact positif des hausses du salaire minimum sur l’emploi. Encore là, leur méthodologie permet de bien isoler l’impact spécifique des hausses du salaire minimum. Peut-être suis-je un peu influencé par mon biais de confirmation, mais je n’ai trouvé aucune raison de remettre en question les constats des auteurs. Une autre étude à mettre dans notre besace pour appuyer nos demandes de hausse du salaire minimum!
L’inflation, causes et répercussions
Avec son livre L’inflation – Causes et répercussions, Gérard Bérubé, responsable des pages économiques du Devoir et diplômé de l’École des HEC en administration, finance et économie, «s’attelle à définir et clarifier le concept de l’inflation, ses multiples déclinaisons et la manière dont les États y répondent».
Introduction – Le réveil de la bête : À partir d’une analyse qui reprend le discours orthodoxe des causes de l’inflation actuelle, l’auteur énonce les questions auxquelles il compte répondre avec ce livre.
1. L’inflation fait sa réapparition : Après trois décennies d’inflation presque toujours à l’intérieur de la fourchette cible de 1 % à 3 % de la Banque du Canada, la fin des mesures de confinement pour combattre la pandémie de COVID-19 a été accompagnée d’une poussée d’inflation qui s’est manifestée en premier lieu dans le prix de quelques matières premières (pétrole, minéraux et autres), puis de produits transformés (bois d’œuvre, produits agricoles, etc.). La demande, dopée par les mesures de soutien gouvernemental (selon l’auteur, analyse que je ne partage pas du tout), a à ce moment fait face à des perturbations des chaînes d’approvisionnement (ça, ça va) et à une hausse des prix sur le marché de l’habitation (autre désaccord, les maisons n’étant pas des produits de consommation, leur prix n’est pas considéré dans l’indice des prix à la consommation ou IPC qui sert à calculer l’inflation). L’auteur mentionne aussi les loyers, mais ce n’est qu’en 2022 que les loyers ont augmenté davantage que l’inflation moyenne et encore, de très peu et uniquement pour l’ensemble du Canada, restant sous l’inflation moyenne au Québec. En trois ans, entre mars 2020 et mars 2023, les prix des logements locatifs ont augmenté de 10,4 % au Canada, moins que la hausse de 13,7 % de l’IPC, et de 9,3 % au Québec, face à une hausse moyenne des prix de 14,2 %. Bref, le logement locatif a plutôt contribué à ralentir l’inflation. Notons toutefois qu’il s’agit ici de moyennes et que de nombreux logements ont connu des hausses de loyers vertigineuses. On dirait donc que l’auteur a répété ce qu’il lit et entend plutôt que de vérifier les données. Ça part mal…
Alors qu’on la pensait transitoire à ces débuts (ce qu’elle était, mais avec une transition plus longue que prévu, notamment en raison d’autres facteurs qui se sont ajoutés, comme les sécheresses, les inondations, la guerre en Ukraine et le reconfinement en Chine), les banques centrales ont fini par craindre ce qu’on appelle le désancrage (soit des anticipations d’inflation à long terme plus élevées que celles des dernières décennies) et ont commencé à hausser leur taux directeur. L’auteur aborde aussi les craintes d’une spirale prix-salaires (alors que personne n’a dit craindre de spirale prix-profits, ce qui s’est pourtant bien plus passé); l’arrivée du variant Omicron qui a eu aussi un impact sur les chaînes d’approvisionnement; la guerre en Ukraine, qui a fait augmenter les prix de l’énergie et de l’alimentation.
2. Qu’est-ce que l’inflation? : L’auteur définit seulement quelques aspects de l’inflation. Si on veut mieux comprendre en quoi consiste l’inflation, je suggère cette série de trois billets sur l’inflation que j’ai publiée il y a un peu plus de 10 ans, surtout le premier de cette série qui définit plus en détail en quoi consiste l’inflation et comment elle est calculée. L’auteur consacre une bonne partie de ce chapitre à vanter la cible de 1 à 3 % visée par la Banque du Canada, sans mentionner que bien des économistes, dont Paul Krugman, Pierre Fortin, moi et bien d’autres, jugent cette cible trop basse (j’ai vu par après que quelques textes du dernier chapitre en parlent). Il explique l’inflation uniquement comme un effet de l’offre et de la demande, qui est certes un facteur important, mais pas le seul, surtout dans un univers comme le nôtre où la concurrence est loin d’être parfaite. Il parle encore de la spirale prix-salaires, mais toujours pas de spirale prix-profits, même si bien des textes et études sur le rôle des profits sur l’inflation ont été publiés aux États-Unis et au Québec. Il aborde aussi quelques phénomènes liés à la variation des prix (hyperinflation, désinflation, déflation et stagflation); le rôle de la politique monétaire (de façon très sommaire); les gagnant.es et perdant.es (autre analyse limitée et pas toujours juste); le panier de l’IPC et la pondération de ses composants; des utilisations de l’IPC (dont l’indexation des salaires et surtout des prestations sociales); les mesures de l’inflation.
3. Lorsque l’inflation devient une préoccupation prioritaire : L’auteur raconte l’histoire de l’inflation et de sa mesure depuis le début du XXe siècle, puis présente très brièvement les différences de vision de l’inflation entre les économistes monétaristes et keynésien.nes, mais sans mentionner qu’il y a bien d’autres écoles de pensée sur le sujet.
4. Entre choc d’offre et choc de demande : L’auteur explique que les banques centrales sont beaucoup plus efficaces pour stimuler ou restreindre la demande que l’offre, car les taux d’intérêt (et j’ajouterai l’assouplissement et le resserrement quantitatifs) agissent sur la demande, pas directement sur l’offre. Cela est bien, mais l’auteur aurait aussi dû aborder les cas où les mouvements de la demande et surtout de l’offre viennent de l’étranger, comme c’est le cas dans la période actuelle pour l’offre, alors que les outils de la banque centrale n’ont aucun impact hors du pays, sauf un peu sur le taux de change, mais cela n’a aucun effet sur les bris de chaînes d’approvisionnement, sur les catastrophes climatiques ni sur les guerres. Et il revient avec la spirale prix-salaires…
5. Les lectures du Devoir : L’auteur offre dans ce chapitre, qui occupe plus de la moitié du livre, des textes portant sur l’inflation, surtout des chroniques, mais pas uniquement, parus dans Le Devoir depuis 1993. On y aborde notamment :
- l’arbitrage entre la croissance, la lutte aux inégalités et au chômage, et l’inflation;
- les effets possiblement néfastes d’une politique monétaire restrictive (récession, appauvrissement, déflation, etc.);
- les aspects positifs d’un élargissement du mandat de la Banque du Canada pour ajouter l’atteinte du plein-emploi à son mandat de lutter contre l’inflation;
- le lien entre l’inflation et le rendement de la bourse;
- les effets inégaux de l’inflation selon les revenus des ménages et le contenu de leur panier de consommation;
- l’importance des anticipations de l’inflation chez les ménages et les entreprises;
- l’inefficacité des hausses du taux directeur sur les chocs d’offre internationaux;
- l’impact de la hausse des taux d’intérêt, dont hypothécaires, sur les ménages;
- l’effet d’une indexation des revenus basée sur l’inflation quasi nulle de l’année précédente, alors que l’inflation actuelle est élevée (au moment où ce texte a été rédigé).
Si certains de ces textes (surtout les premiers) portent sur une analyse globale de l’inflation, la majorité d’entre eux ont mal vieilli, abordant des événements ponctuels qui, même si pas très anciens, sont derrière nous. Lire des prévisions d’inflation ou de hausse des taux d’intérêt quand on connaît la suite n’a en effet guère d’intérêt (si on peut dire…).
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Bof, je m’en serai bien passé. En fait, je ne suis pas du tout surpris de ne pas avoir aimé ce livre, car je lis régulièrement les chroniques de l’auteur dans le Devoir et je suis en général soit en désaccord soit indifférent à ses écrits sur ce sujet. Je ne voulais d’ailleurs pas le lire, mais quelques personnes m’ont demandé de le faire pour connaître mon opinion. C’est fait! Ma souffrance aura au moins permis d’éviter la vôtre! Je dois tout de même souligner deux bons points : les 38 notes, toutes des références, sont en bas de pages, et, selon l’éditeur, ce livre ne compte que 146 pages…
Comme elle le fait annuellement depuis au moins 2016, la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke (CFFP) a publié la semaine dernière son analyse annuelle du salaire minimum dans un document signé par Suzie St-Cerny et Luc Godbout et intitulé Analyse du salaire minimum : effet de la hausse au Québec en 2023 et comparaison interprovinciale. Notons que j’ai déjà commenté ce document en privé, notamment l’an dernier, et qu’on m’en avait remercié en ajoutant que l’équipe avait pris bonne note de mes commentaires et suggestions pour ses travaux futurs. Compte tenu de la couverture médiatique qui m’a fait voir des lacunes et des omissions importantes dans ce document (notamment cet article du Devoir et sa présentation à l’émission Zone économie), j’ai décidé cette année de lui consacrer un billet.
1. Salaire minimum au Québec et autres indicateurs
1.1 Salaire minimum et rémunération horaire moyenne : Les auteur.es comparent le salaire minimum avec la rémunération horaire moyenne, montrant que le salaire minimum dépassera légèrement 50 % de cette moyenne en 2023, s’il augmente au rythme de l’inflation prévue. Dans mes commentaires de l’an passé, je leur ai souligné le fait la donnée utilisée n’est en fait pas le salaire horaire moyen de tou.tes les salarié.es, mais uniquement celui des salarié.es rémunéré.es à l’heure, comme l’indique d’ailleurs le tableau qu’iels citent comme source. En effet, ce salaire moyen moyenne exclut en fait près de 40 % des salarié.es, soit surtout les salarié.es à salaire fixe, mais aussi quelques salarié.es à commission, dont le salaire horaire moyen est environ 40 % plus élevé que celui des salarié.es rémunéré.es à l’heure. Si le salaire minimum était établi en fonction du salaire horaire moyen de tou.tes les salarié.es, il aurait été d’environ 15,75 $ au lieu de 14,25 $ entre mai 2022 et avril 2023, niveau 12 % plus élevé. Et le nouveau salaire minimum aurait dû être établi à 16,85 $, ou 17,00 $ pour faire un chiffre rond plutôt qu’à 15,25 $! Et on constate que le salaire minimum de l’an passé (14,25 $) n’a représenté que 45 % du véritable salaire moyen.
Face à mes commentaires, iels ont simplement cessé de parler de salaire moyen dans leur texte, pour parler à la place de «rémunération horaire moyenne des salariés» sans préciser qu’il s’agit seulement des salarié.es rémunéré.es à l’heure, ce qui est trompeur. J’ajouterai que si cette proportion passait à 55 % voire 60 % du véritable salaire horaire moyen comme c’est le cas dans d’autres pays, le salaire minimum aurait atteint cette année (de mai 2023 à avril 2024) entre 17,90 $ (avec le vrai 55 %) et 19,60 $ (le vrai 60 %), ce qui montre que les revendications des syndicats et des groupes populaires (ainsi que la proposition de QS) d’un salaire minimum à 18,00 $ sont loin d’être extravagantes.
1.2 Salaire minimum et inflation : Le graphique ci-contre, que j’ai tiré de cet article du Devoir, car il est plus beau que celui du document de la Chaire, montre que le salaire minimum a augmenté de 112,8 % entre 2002 et 2023 (mes calculs me donnent 117,9 %, mais passons…), alors que l’indice des prix à la consommation a augmenté plus de deux fois moins fortement, soit de 52,1 % (en supposant une hausse de 3,5 % de l’inflation en 2023). Je n’ai pas commenté cette section l’an passé, mais je me suis demandé cette année pourquoi les auteur.es ont choisi de faire commencer ce graphique en 2002, alors que la source utilisée commence en 1997. Je ne veux pas faire de procès d’intention, mais j’ai quand même remarqué que le salaire minimum n’a augmenté que de 4,5 % entre 1997 et 2002 (de 6,70 $ à 7,00 $, avec un gel en 1997, en 2000 et en 2002, sous les gouvernements Bouchard et Landry), alors que l’IPC a augmenté deux fois plus, soit de 10,1 %. Je me suis aussi demandé pourquoi ne pas avoir comparé l’évolution du salaire minimum avec celle du salaire horaire moyen, puisque le ratio entre les deux semble si important. J’ai donc refait ce graphique, en le faisant partir en 1997 et en lui ajoutant le salaire horaire moyen qui inclut tous les salarié.es, selon les données de ce tableau (les données annuelles de l’IPC viennent de celui-ci, comme sur le graphique précédent).
On peut voir sur ce graphique que le salaire minimum (ligne bleue) a moins augmenté que l’IPC (ligne rouge) jusqu’en 2007 et que le salaire horaire moyen jusqu’en 2016. Alors que l’IPC a augmenté de 61,9 % entre 1997 et 2022, le salaire minimum a augmenté de 112,7 %, cette fois moins que le double que l’IPC, et à peine un peu plus que le salaire horaire moyen (102,2 %), toute cette différence datant d’après 2017, année où le gouvernement a décidé, face à la pression populaire, de faire passer le ratio entre les deux salaires de 47 % à 50 %. Évidemment, présenté comme cela, plutôt qu’en ne comparant l’évolution du salaire minimum qu’avec celle de l’IPC, le sort des salarié.es au salaire minimum paraît moins enviable.
Les auteur.es poursuivent dans deux sections 1.3 (iels ont dû oublier de mettre 1.4, omission vénielle) en comparant le salaire minimum des 10 provinces et leur augmentation depuis 2013 et depuis 2018, et en présentant les caractéristiques des travailleur.euses au salaire minimum au Québec. On y pointe le fait que leur nombre a baissé de 40 % en quatre ans, de 2018 à 2022, et que leur proportion sur l’ensemble des salarié.es a pratiquement été divisée par deux (de 8,1 % à 4,2 %). Les auteur.es ne font que décrire la situation, sans mentionner que cette baisse est un signe clair que le salaire minimum joue de moins en moins son rôle de compenser les lacunes du marché du travail.
2 . Caractéristiques de la population travaillant au salaire minimum et un peu plus : Les auteur.es présentent les caractéristiques des travailleur.euses au salaire minimum, et de ceux et celles qui gagnent 10 % et 25 % de plus (15,70 $ et 17,80 $). Notons tout d’abord que ce calcul est erroné. En effet, comme le salaire minimum a été de 13,50 $ pendant quatre mois en 2022 et 14,25 $ pendant huit mois, leur moyenne salariale a en fait été de 14,00 $. Ainsi, le taux retenu de 15,70 $ est en fait 13 % plus élevé que le salaire minimum moyen (et non 10 %) et 17,80 $ est plus élevé de 27 % (et non de 25 %). Cette erreur n’est pas très importante, mais je l’avais signalée l’an passé. Étrangement, iels en ont tenu compte dans la section 4, endroit où j’avais souligné cette erreur, mais pas ici!
Le point saillant de cette section est le fait qu’il y avait plus de travailleur.euses gagnant entre 14,25 $ (en fait 14,00 $) et 15,70 $ (176 000) qu’au salaire minimum (162 000) et encore plus qui gagnaient entre 15,70 $ et 17,80 $ (250 000). Cette information est quand même intéressante et pertinente. Les auteur.es indiquent aussi les caractéristiques principales des trois groupes, mais j’aurais préféré qu’iels les fournissent uniquement pour les personnes qui s’ajoutent à chaque niveau salarial, car les données des personnes gagnant 14,00 $ se retrouvent dans les trois groupes comparés. Ces caractéristiques portent sur le genre, la tranche d’âge, l’emploi à temps plein et à temps partiel, la présence d’enfants et la scolarité. Iels fournissent aussi des tableaux de données croisées (par exemple, les femmes avec enfant de tel groupe d’âge et sans diplôme d’études secondaires), qui doivent être interprétées avec prudence, car, même s’il s’agit de données annuelles, leurs marges d’erreur doivent être énormes, puisqu’elles vienne de l’Enquête sur la population active (EPA).
3. Aspects méthodologiques : Les auteur.es expliquent la méthode retenue pour la section suivante. J’ai noté qu’iels ont retenu deux de mes remarques, soit la forte présence du temps partiel chez les travailleur.euses au salaire minimum (62 %) et le contenu différent du panier de la mesure du panier de consommation (MPC) et de l’indice des prix à la consommation (IPC). Cela dit, leurs calculs se font encore pour des emplois à l’année (52 semaines), alors que les données des recensements montrent que près de 40 % des personnes en emploi travaillent moins que 49 semaines et que cette proportion est sûrement nettement plus élevée chez les travailleur.euses au salaire minimum, notamment en raison de leur forte présence dans des activités saisonnières (entre autres dans les emplois d’été pour étudiants).
4. Résultats pour le Québec – 2023 comparé à 2022 : Les auteur.es présentent ses scénarios de huit types de ménages au salaire minimum : personne vivant seule, couple sans enfants avec un revenu et avec deux revenus, famille monoparentale avec un enfant d’âge scolaire et couple avec deux enfants d’âge scolaire et avec un ou deux revenus. Notons que j’ai dit qu’iels avaient tenu compte de ma remarque sur la prévalence du travail à temps partiel, mais, en fait, seulement dans deux exemples avec deux salaires dont un à temps partiel (21 heures), soit deux travailleur.euses sur 12, soit 17 % des cas, alors que 62 % des ces personnes travaillent à temps partiel, et aucun scénario avec une personne seule travaillant à temps partiel. Et, dans tous les exemples, ces personnes travaillent 52 semaines et jamais elles ne touchent de l’assurance-emploi à 55 % de leur maigre salaire. On voit donc que leurs scénarios ont beau être variés, ils sont loin d’être représentatifs des cas les plus fréquents. On ne s’étonnera pas qu’il n’y ait que dans un de ces scénarios que le revenu est inférieur au seuil de faible revenu de la MPC, soit le couple avec un seul revenu, qui est quand même à temps plein pendant 52 semaines! Et je rappelle que le seuil de faible revenu de la MPC est celui qui représente un revenu suffisant pour se procurer les biens de base, mais pas suffisant pour sortir vraiment de la pauvreté. Le cas le plus «enviable» est celui du couple sans enfants et avec deux revenus à temps plein et à l’année, qui permet d’atteindre 41 % de plus que le seuil de faible revenu de la MPC. En fait, il n’y a que les couples avec deux revenus qui surpassent aussi le seuil de faible revenu de la mesure de faible revenu (MFR).
De leur côté, les auteur.es retiennent surtout de cet exercice que le taux de couverture de la MPC a baissé un peu en 2023 pour les huit ménages présentés, mais uniquement en raison des prestations pour le coût de la vie reçues en 2022, mais pas en 2023. En fait, le taux de couverture est revenu semblable à celui de 2021, même si ces ménages bénéficient en 2023 d’une mesure ponctuelle fédérale qui n’existait pas en 2021. Même si cette somme n’est pas très élevée (entre 35,00 $ et quand même 467,00 $, selon les types de ménages), l’absence d’amélioration de ce taux de couverture montre que les hausses du salaire minimum n’ont pas amélioré la situation financière de ces ménages qui sont, je le répète, pas vraiment représentatifs des ménages des personnes payées au salaire minimum. Cela dit, j’aurais aimé qu’iels fournissent en plus le taux de couverture sur d’autres indicateurs de faible revenu, pas seulement sur le seuil de la MPC, mais aussi sur celui de la MFR et sur le revenu viable développé par l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). Cela aurait donné une image plus complète de la situation des ménages des travailleur.euses recevant le salaire minimum.
5. Le Québec et les provinces canadiennes : Les auteur.es refont l’exercice pour chacune des provinces et constatent que :
- le salaire minimum au Québec sera à la fin de 2023 le quatrième plus élevé;
- en raison de la présence au Québec des niveaux les plus bas au Canada du seuil de la MPC (surtout du côté du coût du logement et, dans une moindre mesure, de celui des transports), les huit ménages du Québec affichent le plus haut taux de couverture de la MPC du Canada;
- le rang des revenus des ménages du Québec après intervention gouvernementale (transferts et impôts) s’améliore pour quatre types de ménages (dont trois passent du quatrième au premier rang et l’autre au deuxième rang), reste le même pour trois types de ménages et se détériore d’un rang pour un seul, soit celui formé de personnes seules.
Constats et conclusions : Les auteur.es soulignent les points saillants de ce document puis précisent qu’iels ne se prononcent pas sur le niveau optimal du salaire minimum. Iels concluent ensuite ainsi :
«Il faut constater que la hausse du taux du salaire minimum en 2023 devrait permettre d’améliorer la situation financière des ménages québécois qui travaillent à ce taux horaire, et permettre d’obtenir un taux de couverture des besoins de base similaire à celui de 2021, avant l’année de forte inflation où les effets sur le pouvoir d’achat ont été compensés par les mesures ponctuelles».
J’ai lu et relu cette conclusion et je la trouve encore contradictoire. On y dit que la hausse du salaire minimum en 2023 «devrait permettre d’améliorer la situation financière des ménages québécois qui travaillent à ce taux horaire», mais que le taux de couverture de leurs besoins de base demeurerait similaire à celui de 2021. S’il demeure similaire, en quoi leur situation se serait-elle améliorée?
Et alors…
J’aimerais tout d’abord souligner que ce document, comme c’est le cas de nombreuses publications de cette chaire, contient beaucoup d’informations intéressantes et pertinentes, notamment les comparaisons interprovinciales et les caractéristiques des personnes gagnant le salaire minimum et un peu plus (même si ces données auraient avantage à être présentées autrement). Je déplore toutefois de nombreuses approximations et omissions, même si quelques-unes ont été corrigées dans cette version, parfois seulement en partie. Par exemple, les auteur.es ont bien ajouté deux travailleur.euses à temps partiel, mais les deux en couple avec un.e travailleur.euse à temps plein, et en ont laissé 10 à temps plein, même si 62 % de ces personnes travaillaient à temps partiel et que probablement au moins la moitié ne travaillaient pas à l’année. Cela dit, cet exercice présente tout de même un intérêt certain, car il sert de base à des comparaisons pertinentes. Ce serait intéressant qu’une enquête ou des données existantes permettent d’avoir plus d’information sur les caractéristiques des travailleur.euses au salaire minimum qui sont des soutiens de ménages.
Cela dit, le bout qui m’a le plus choqué et qui m’a mené à écrire ce billet est le graphique que j’ai présenté dans la section 1.2 (Salaire minimum et inflation). Non seulement l’année de départ choisie est trompeuse, mais comparer l’évolution du niveau du salaire minimum avec celle de l’IPC, en plus, sans le faire aussi avec le salaire horaire moyen, donne l’impression fautive que les personnes qui travaillent au salaire minimum sont en bien meilleure posture qu’il y a 20 ou 25 ans. Il faut comprendre que les paniers de 1997 et de 2002 ne sont pas les mêmes que celui de 2022. Les paniers récents contiennent bien plus de postes de dépenses que dans ceux d’il y a 25 ans. Par exemple, ce tableau nous montre que sur les 190 produits de base du panier de 2021, il y en a 24 qui n’étaient pas dans le panier de 1996, dont les services de téléphonie cellulaire et le cannabis récréatif. En plus, le contenu des catégories qui sont demeurées n’est pas nécessairement le même. Bref, il est beaucoup mieux de comparer aussi avec le salaire moyen, qui sert en plus de base pour établir le salaire minimum (et non pas l’IPC).
Je vais certainement lire encore ce document l’an prochain, en espérant que mes remarques contribueront à en améliorer le contenu. Cela dit, je n’hésiterai pas à en souligner les omissions et approximations malheureuses, s’il y en a encore!
L’emballement du monde
Avec son livre L’emballement du monde – Énergie et domination dans l’histoire des sociétés humaines, Victor Court, ingénieur français en sciences de l’environnement et docteur en économie, «propose une ambitieuse synthèse historique de l’impact de l’exploitation des ressources énergétiques sur les sociétés et leur environnement. Une histoire mondiale des sociétés humaines par le prisme de l’énergie, du Paléolithique à nos jours».
Introduction – La grande course de l’histoire humaine : L’auteur présente le concept de l’anthropocène, commente les débats qui l’entourent et explique pourquoi il se concentrera dans ce livre sur un seul aspect de ce débat, le rôle de l’énergie, trop souvent négligé, notamment par les économistes. Il insiste toutefois pour préciser qu’il ne prétend absolument pas que l’énergie fut le seul facteur qui a influencé l’histoire humaine, mais qu’au contraire un grand nombre de facteurs ont interagi, tout en ajoutant que, s’il est impossible de les aborder tous dans un essai, il en mentionnera un certain nombre dans son bouquin, dont les rapports de domination et d’exploitation.
Première partie – Le temps des collecteurs
1. L’étincelle qui alluma l’histoire : L’auteur remonte à des millions d’années pour décrire l’évolution des espèces qui sont à l’origine des homininés, puis de sapiens. Il explique ensuite le fonctionnement énergétique des animaux et l’avantage des bipèdes à cet égard, puis l’origine évolutive de la bipédie (et de l’endurance qui en découle) et de son intelligence supérieure qui a été stimulée par le pistage (qui est une enquête sur une proie non visible). Il aborde aussi l’impact énergétique, alimentaire et évolutif de la domestication du feu et des préférences gustatives (dont le sucre).
2. Une espèce pour les gouverner toutes : Ce chapitre porte surtout sur les migrations de sapiens hors de l’Afrique, sur quelques inventions contribuant à extraire plus d’énergie de l’environnement, sur son mode de vie et son évolution au Paléolithique, et sur l’impact de ses caractéristiques spécifiques (cognitives, psychologiques et sociales) sur son comportement.
3. Exploiter le soleil autrement : L’auteur se penche sur ces mêmes facteurs lors de la Révolution néolithique (expression que l’auteur juge inappropriée, comme bien d’autres, dont Graeber et Wengrow qu’il cite), période de l’implantation généralisée de l’agriculture. Il aborde aussi d’autres sujets plus spécifiques à cette époque, comme l’apparition de maladies infectieuses auparavant inexistantes; l’alimentation moins diversifiée et moins nutritive, et ses conséquences sur la santé; l’apparition du «travail» et la perte de temps libre; la hausse de la mortalité, mais aussi de la natalité; la hausse des inégalités et la spécialisation des tâches entre les genres; l’exploitation des animaux non humains.
Deuxième partie – Le temps des moissonneurs
4. Genèse des premières mégamachines : La deuxième partie du néolithique est marquée par la création des premiers États rudimentaires, mais pas partout. Il aborde notamment l’organisation du travail; la division des tâches; l’utilisation d’animaux non humains, le développement de la métallurgie; les inégalités; les conflits; les raisons de l’acceptation du pouvoir étatique; les caractéristiques (variées) des sociétés étatiques; la quantité d’énergie nécessaire pour construire les grands monuments de l’époque (dont les pyramides égyptiennes); la durée variable des États.
5. Les vicissitudes énergétiques de l’État : L’auteur se penche sur les facteurs énergétiques qui ont influencé «l’essor et l’effondrement des États et des empires» au cours de l’Antiquité et du Moyen Âge. Il aborde les caractéristiques d’un empire; le concept d’effondrement; le rendement marginal décroissant des investissements en énergie; la chute de l’Empire romain et l’émergence de l’Empire byzantin; les leçons sur l’utilisation de l’énergie dans ces événements.
6. Les cours d’eau, le vent et l’interconnexion des Mondes : Au cours des quelque 1000 années du Moyen Âge, certaines sociétés ont mis au point «des techniques nouvelles pour capter les flux d’énergie des rivières et du vent». L’auteur décrit beaucoup d’autres innovations, dont certaines étaient déjà en application en Chine depuis des siècles. Il aborde aussi le fonctionnement de la féodalité; l’apport énergétique considérable des roues à aubes et des moulins à vent, les nombreuses améliorations qui leur ont été apportées, leurs utilisations variées et leur impact sur l’esclavage, la croissance économique et le commerce international; la Peste noire, son origine et ses conséquences; les empires aztèque et inca; la colonisation du Nouveau Monde (et ses génocides, notamment par des maladies) et le commerce transatlantique (vecteur d’autres maladies) qui a entre autres permis une grande diversification de l’alimentation des deux côtés de l’Atlantique; le commerce triangulaire et l’esclavage; les conséquences économiques du pillage des réserves d’argent de l’Amérique en Europe et en Asie; les nombreuses guerres européennes de l’époque et leurs conséquences; les nouvelles formes de consommation, notamment celle de statut (ou ostentatoire) et pas seulement par les riches.
Troisième partie – Le temps des extracteurs
7. La naissance de l’économie fossile : L’utilisation de l’énergie fossile «a permis l’établissement d’un capitalisme industriel que les États-nations d’Europe ont consolidé et contribué à rendre hégémonique». Les premières utilisations de l’énergie fossile (le charbon) ont eu lieu en Chine dès le XIe siècle, puis en Angleterre de façon bien plus massive au XVIIe siècle et ensuite ailleurs en Europe, augmentant la pollution des villes et écourtant l’espérance de vie. L’auteur aborde ensuite les impacts majeurs de l’invention de la machine à vapeur (et surtout de son perfectionnement par James Watt) et la diversification rapide de ses utilisations, permettant la révolution industrielle du XIXe siècle; la persistance des moulins hydrauliques et à vent comme sources d’énergie jusqu’au XXe siècle; le lien tardif entre la science et les innovations technologiques; l’apport du Nouveau Monde à la révolution industrielle et à la croissance économique européenne; la contribution de l’État à l’acceptation par la population de l’aliénation du travail et à la protection des marchands et des industriels; l’illusion du libre-échange et le fantasme idéologique du libre marché; l’exploitation du travail des femmes, des enfants et des pauvres; l’adaptation lente des institutions (notamment gouvernementales) à ces formes d’exploitation; l’illogisme (apparent et réel) de l’abandon des énergies renouvelables (hydrauliques et éoliennes) par le charbon; l’impact de la révolution industrielle sur l’hégémonie européenne.
8. L’évolution des mégamachines fossiles : Si l’utilisation du charbon a fait augmenter considérablement l’énergie consommée par les êtres humains, son augmentation due à l’utilisation du pétrole et de l’électricité fut encore plus importante, «au point de menacer le futur de notre espèce». En plus, ces sources d’énergie rendent possible la transformation de bien plus de ressources naturelles que l’Occident fait venir en grande partie d’autres régions de la planète, quand il ne les pille pas carrément. L’auteur aborde aussi les dégâts environnementaux causés par ces pillages et importations dès le XIXe siècle; les guerres de l’opium en Chine; les famines causées par les colonisateurs (qui forçaient les pays colonisés de continuer à leur fournir les produits d’exportations alimentaires) plutôt que de nourrir leur population); l’émergence du concept de nation; l’évolution des formes d’esclavage causée par les nouvelles sources d’énergie; la transformation du pétrole et du charbon en formes d’énergies encore plus puissantes (gaz de houille et naturel, kérosène, essence à moteur, diesel, etc.) ou en produits divers (solvants, lubrifiants, paraffine, etc.); la «démocratisation» de l’automobile et les premiers avions; la généralisation de l’utilisation de l’électricité; la montée des inégalités, du racisme et du sentiment de supériorité des Blanc.hes (dont l’eugénisme) à partir de la fin du XIXe siècle; la fabrication d’armes toujours plus destructrices qui débouchera entre autres sur les massacres des deux guerres mondiales du XXe siècle; le mouvement d’indépendance des colonies; la formation des blocs communiste et capitaliste; les tactiques d’implantation de la société de consommation; le rôle des énergies dans le mouvement de démocratisation et dans l’émergence du pouvoir géopolitique des pays du Moyen-Orient; l’énergie nucléaire; la hausse des rejets polluants, dont les gaz à effet de serre (GES).
9. Les métamorphoses de la modernité tardive : La modernité tardive, qui se caractérise par une accélération des changements, aurait commencé dans les années 1970. L’auteur aborde les chocs pétroliers des années 1970; la montée du néolibéralisme à partir du début des années 1980; le rôle de la baisse du prix du pétrole dans les années 1980 dans la dislocation de l’URSS; la hausse des dettes publiques et privées à partir de la première décennie du XXIe siècle; la violence du marché; l’aliénation de la vie actuelle et l’augmentation de la fréquence des dépressions dans les pays riches; le maintien des pays en développement en état de pauvreté en raison de leur exploitation par les pays riches; la hausse des inégalités dans les pays dits émergents; l’interdépendance des pays en raison du commerce international et la hausse de la vulnérabilité des pays, encore plus des pays pauvres; l’impact environnemental du libre-échange et du néolibéralisme fossile; le «progrès» comme religion et les multiples sens du concept de progrès, trop souvent réduits aux progrès économique et technique; les tâches et les emplois inutiles, voire nuisibles, leurs caractéristiques et leur origine.
Conclusion. Où en sommes-nous ? : Même si l’auteur est conscient du fait que les divisions de l’histoire en périodes ont toujours une part d’arbitraire et de généralisation de tendances différentes selon les régions et même les populations, il tente tout de même de faire la «synthèse des grandes tendances de l’histoire des sociétés humaines et de leurs soubassements énergétiques». Il aborde notamment l’évolution de la consommation d’énergie par personne (près de 100 fois plus aujourd’hui qu’au paléolithique), sa grande variation selon la région et la richesse, et son passage d’une énergie renouvelable à une énergie stockée; la dynamique de développement technico-économique des sociétés; les techniques à buts généraux, leur apparition et leur impact dans l’histoire humaine; les types de pouvoir (violence, savoir et charisme) et leur impact dans l’organisation sociale et dans la création des États; l’apparition du travail et de l’esclavage; l’exploitation des pays et des populations pauvres par les pays et les populations riches; la manne empoisonnée de l’énergie fossile.
Il poursuit en montrant que les enseignements contenus dans les chapitres de ce livre «permettent de mieux saisir ce que le concept d’anthropocène recouvre». Il aborde notamment l’impact de l’émergence du concept d’anthropocène sur le rapprochement des sciences naturelles et humaines; les précurseurs de ce concept, dès les XVIIIe et XIXe siècles; les problèmes avec quelques concepts concurrents, surtout le capitalocène, mais aussi le pyrocène, le technocène et l’oliganthropocène (qui souligne le rôle déterminant des plus riches dans l’anthropocène); le débat sur son début et le choix de l’auteur qui le place au moment où sapiens s’est considéré séparé de la nature et a tenté de la domestiquer, de la contrôler, de la dominer ou de la modifier à son avantage, période qui a commencé de façon organisée il y a environ 3000 ans (il propose aussi de diviser ces 3000 ans en deux sous-périodes, avec la révolution industrielle comme séparation entre la première et la deuxième).
Perspectives – Réflexions sur les tribulations à venir : L’auteur donne un aperçu des enjeux à venir sur le dérèglement de la planète, déconstruit deux discours populaires, mais erronés (le sauvetage par la technologie et les postures apocalyptiques), puis évoque une piste de solution envisageable (la sobriété). Pour ce, il aborde entre autres l’influence de l’être humain sur l’environnement; les émissions de GES, le réchauffement climatique et la hausse de la fréquence et de la gravité des catastrophes climatiques et des épidémies et pandémies; la destruction d’habitats, l’extinction de nombreuses espèces et la perte de biodiversité; les principaux responsables des émissions de GES (pays et personnes riches); l’insuffisance des engagements pris dans l’accord de Paris, engagements qui ne sont en plus pas respectés; les solutions techniques, qui ne peuvent pas réduire suffisamment les émissions de GES; la délocalisation des emplois, de la pollution et des émissions de GES; l’effet rebond qui limite ou même annule les gains en efficacité énergétique; les illusions de la géo-ingénierie, de la technoscience et du capitalisme vert (dont le captage et le stockage du carbone); l’exagération des scénarios catastrophistes d’effondrement; quelques pistes de solution associées à des changements de mode de vie axés vers l’autonomie et la sobriété matérielles et énergétiques, et vers des changements de politiques éducationnelles, sociales, institutionnelles et économiques, et d’organisation du travail (dont l’autogestion). L’auteur conclut en précisant que la sobriété ne permettrait pas seulement de réduire l’empreinte écologique, mais aurait aussi pour conséquence un apaisement de l’esprit et «un regain d’authenticité dans les relations» que nous tissons avec les autres.
Annexes : Après les remerciements d’usage, le livre se termine avec quatre annexes :
- Quelques tableaux pour bien manipuler le concept d’énergie.
- Enquêter sur le passé avec les indices du présent.
- Origine et déroulement du choc pétrolier de 1973-74.
- Émissions de gaz à effet de serre : à qui la faute?
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire, sans faute! Je me demande souvent en me procurant des livres sur l’histoire humaine si le prochain ne sera pas répétitif ou contradictoire par rapport à ceux que j’ai déjà lus. Pas celui-ci en tout cas! Le simple fait de mettre l’accent sur l’énergie, sans négliger les autres facteurs, fournit une vision différente de l’histoire, non pas contradictoire, mais complémentaire.
Comme on peut être étourdi par la quantité et la qualité d’information que contient ce livre (de plus de 500 pages avec de petits caractères), l’auteur a eu la bonne idée d’ajouter à la fin des trois parties du livre des résumés (que je n’ai pas résumés!). Le livre contient en plus de nombreux graphiques, images et tableaux qui permettent de mieux comprendre les analyses de l’auteur. Autre bon point, les 1222 notes (!), surtout des références, mais aussi des compléments d’information parfois substantiels, sont en bas de page.