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L’hypothèse K.

29 avril 2024

Hypothèse K«À partir de ce qu’il appelle «l’hypothèse K.», un laisser-faire entraînant une prolifération technique exponentielle», Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe français, et auteur du livre L’hypothèse K. – La science face à la catastrophe écologique, «suggère de réinvestir la science de l’immense charge poétique qui lui a été déniée. Et cela afin de la libérer, de lui rendre son pouvoir bénéfique. Un plaidoyer pour une science nomade, tzigane ou touareg, humble et intransigeante. Une science déviante et fière de l’être».

Avertissement : L’auteur sait très bien que ce livre déroutera bien des lecteur·trices. Pourtant, il ne cherche qu’à réfléchir «au rôle que la communauté scientifique pourrait jouer face au plus grand défi de notre histoire», sans perdre un iota de sa passion pour la physique et pour la science qu’il critiquera dans ce contexte et dans cet esprit.

Introduction : L’auteur décrit la situation actuelle comme une catastrophe civilisationnelle, qui risque de causer un effondrement de la vie en raison d’une perte de sens. La science a un rôle immense dans ce contexte, rôle qu’il associe à une arme de dissuasion massive et non pas à un outil pour pallier le changement de mode de vie nécessaire. Elle ne servira pas à plaire ou à produire, mais doit devenir «une machine de déraillement face aux attendus et aux inerties».

Bien sûr, bien sûr : «L’état de la vie sur Terre est catastrophique». Il ne s’agit pas d’une croyance, mais d’un constat scientifique, qu’il juge même être un euphémisme. Il ajoute que toute mention de doute ou toute nuance sur ce constat serait de l’imposture et que la science sert plutôt à préciser les différentes facettes de cette catastrophe, qui sont loin de ne comprendre que le réchauffement, même si celui-ci suffirait à justifier ce constat. Il ne s’agit pas non plus d’une prévision, mais bien d’une description de la situation actuelle sur laquelle il fournit de très nombreuses données. En plus de décrire précisément cette situation, la science peut dans certains cas contribuer à contrer ses conséquences.

Et pourtant : L’auteur présente et analyse les limites de l’utilisation des outils scientifiques, notamment le fait que tout ne se mesure pas et que la science ne peut faire de choix, même si elle peut aider à les faire. Il ajoute que l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) est peu recommandable, car son fonctionnement repose sur des événements passés uniquement, événements qu’il faut justement éviter de reproduire. Il nous met aussi en garde contre la tentation du scientisme qui donne l’illusion de faire les meilleurs choix, alors que, il le répète, la science ne choisit rien.

L’évident : L’auteur se penche ici sur la possibilité d’infléchir la pratique scientifique pour la rendre vertueuse. Il donne de nombreux exemples à cet effet, aussi bien par de «petits gestes» que par des changements plus profonds, comme de cesser les conférences où la majorité des scientifiques qui y participent doivent voyager en avion sur de longues distances, et encore plus l’exploration spatiale avec des vols habités et le tourisme spatial. Il aborde aussi :

  • l’évaluation (ridicule, selon lui) de la qualité d’un scientifique par le nombre de textes publiés dans des revues de prestige et le nombre de citations que ses textes reçoivent;
  • la recherche trop souvent évaluée en fonction de son utilité pratique ou de sa valeur marchande;
  • les projets qui consomment beaucoup d’énergie et de matières, dont les grands accélérateurs de particules;
  • les rapports de domination dans la communauté scientifique;
  • l’expérimentation animale et l’arrogance scientiste.

L’important : On dit souvent que la science est neutre, mais il demeure qu’elle «est aussi un outil redoutable au service des puissances dominantes». Il faut distinguer la science de la technique, mais sans perdre de vue que les deux sont liées et qu’on peut dans ce sens parler de technoscience. Si toutes les disciplines se revendiquent de la science, c’est trop souvent de façon décorative, pour montrer leur sérieux et leur importance. Comme la science ne peut faire de choix et qu’elle est manipulée par bien des gens, l’auteur aimerait que nous tentions «d’habiter poétiquement la science» (et philosophiquement, ajoute-t-il plus loin) en cessant de la considérer uniquement comme un outil productif, mais en la pratiquant pour la beauté du savoir et de la vérité. Il ajoute que, même si on la met au service de la transition écologique, on l’instrumentalise, et qu’il faut donc cesser de la voir comme un outil, mais la voir plutôt comme un objet d’émerveillement. Cette façon de pratiquer la science serait bien plus saine que de la voir comme un outil de croissance ou de progrès, alors que c’est justement ce genre d’objectif qui menace notre existence et celle de bien d’autres formes de vie. Voir la science sainement, c’est ne pas se préoccuper de sa valeur monétaire et c’est remplacer le travail triste par du travail stimulant.

Ce chapitre, de loin le plus long du livre (60 pages), n’est pas facile à lire (et donc à résumer!), mais il est celui qui m’a permis de vraiment comprendre (et d’aimer!) l’objectif de ce livre et le concept de poésie en science.

L’exemple : L’auteur explique à quel point l’interprétation d’une théorie, des constats et des données qu’on y trouve est importante, souvent tout autant que la théorie elle-même. Il donne l’exemple de la physique quantique qui a fait l’objet de nombreuses interprétations différentes et contradictoires avant qu’une d’entre elles s’impose. Il poursuit en montrant que l’évolution (en biologie) ne fonctionne pas du tout comme la physique, notamment parce qu’il est impossible de prévoir comment un être vivant évoluera et de découvrir le mécanisme précis qui a joué dans l’évolution passée (parce qu’il n’y en a pas!). Si les sciences ont contribué à l’affirmation égotique de l’humanité, elles peuvent aussi contribuer à lui transmettre une humilité réinventée, une autre facette de l’importance pour l’auteur d’habiter poétiquement la science, ce qui pourrait aussi lui transmettre une force de résistance.

L’impossible : La place des mathématiques dans la pensée humaine varie selon les perceptions. Elles peuvent être vues comme un moyen de simplification par les un·es et comme une discipline métaphysique par d’autres. L’auteur raconte à cet effet l’histoire d’un génie des mathématiques, Alexandre Grothendieck, qui s’est toujours opposé à la hiérarchie qui veut utiliser la science et les mathématiques pour assurer sa domination sur le reste de la société (je simplifie).

L’hypothèse K. : L’auteur se demande comment Prométhée réagirait s’il existait et s’il voyait ce que les êtres humains ont fait de son cadeau. Il propose d’ailleurs quelques possibilités, mais insiste sur les regrets que Prométhée ressentirait sans nul doute de ne pas avoir exigé qu’iels maîtrisent la modération, la sagesse et la prudence avant de leur offrir le feu sacré de l’Olympe. Il présente dans ce contexte son hypothèse K. (titre du livre et de ce chapitre), qui est un développement cancéreux de la production technique que nous ne contrôlons plus et dont nous serions devenu·es les serviteur·euses, voire les esclaves. En fait, un cancer n’a souvent plus besoin de son hôte pour évoluer de façon autonome, phénomène qui s’applique bien à la production technique.

Il pousse cette analogie encore plus loin en cherchant du côté des différentes formes de traitement du cancer celles qui pourraient nous permettre de combattre notre cancer (le prométhome…). Il explique que si son analogie ne tenait pas, il serait alors facile de cesser la production et l’utilisation des machines et autres logiciels qui nous nuisent. Or, ce ne l’est pas (facile). Il ajoute que son K représente aussi les personnages principaux des romans de Franz Kafka, tous des personnages qui ne contrôlent plus leur existence, leur humanité étant «fracassée par un système devenu précisément autonome dans sa folie froide et foisonnante». Pour bien faire comprendre ce concept, je dois citer au complet le dernier paragraphe de ce chapitre :

«Hypothèse K. : prolifération technométastatique du cancer numéricomachinique porté par un hôte-humain hébété et engourdi, mais déjà symptomatique. Croissance tue-morale. Espoir ou désir d’une thérapie bégayante qui pense l’organicité au-delà de l’organe et la guérison par-delà la rémission. Tirant, douloureusement, les leçons d’une médecine devenue modeste malgré elle. Lucidité kafkaïenne, maussade mais clairvoyante, comme invite à exorciser l’absurdité inertielle et objectale par une obstination fragile et poétique. Révision drastique des règles du jeu pour contrefaire une partie perdue d’avance.»

Habiter poétiquement le monde : L’auteur revient, comme dans l’introduction, sur le concept de catastrophe civilisationnelle. Il ajoute que les personnes qui croient aux solutions technologiques confondent le remède avec la cause. Il répète que seule la poésie peut représenter une solution. «Habiter poétiquement le monde, c’est aussi, nécessairement être poétiquement habité par le monde». Il ne s’agit pas de faire quelque chose, mais justement de ne plus rien faire. Je renonce à présenter les quatre dernières pages de ce chapitre, qu’il faut lire et ressentir dans le contexte de la lecture de ce livre.

Conclusion : Il est classique de penser que, face à la catastrophe écologique, seule la science nous sauvera. Pourtant elle qui est neutre, ni bonne ni mauvaise, est cette fois amplement utilisée par l’autre camp. Elle qui ne devrait être que pensée est de nos jours trop utilisée. Il explique ensuite un peu plus à fond le sens de son hypothèse K et de sa solution d’habiter poétiquement le monde ou plutôt ce qu’elles ne sont pas! Il ajoute que l’abandon du technoscientisme solutionniste est essentiel, aussi bien pour l’environnement que pour la société. Il conclut que l’anthropocène est en fait une nécrocène et qu’une science sans déviance serait une ruine de l’âme.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Ouf, quel livre! Difficile de s’attendre à ça! Cela dit, oui, il faut le lire, justement pour cela, parce qu’il nous fait sortir de notre confort. J’ai toujours un peu de problèmes à comprendre son concept de poésie, mais cela n’est pas vraiment important, tant qu’on saisit l’esprit de la chose. Aux 77 notes de références placées malencontreusement à la fin du livre, s’ajoutent 44 notes en bas de page, toutes explicatives. C’est mieux que si elles étaient toutes à la fin, mais cela ne nous évite pas l’utilisation désagréable de deux signets. On peut aussi écouter une vidéo intéressante de 30 minutes avec Aurélien Barrau qui répond à des questions sur son livre.

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