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Striatum

20 Mai 2024

StriatumAvec son livre Striatum – Comment notre cerveau peut sauver la planète, Sébastien Bohler, journaliste, chroniqueur, conférencier, écrivain et ingénieur français, en plus d’être titulaire d’un diplôme de pharmacologie moléculaire et cellulaire et auteur d’une thèse de neurobiologie moléculaire, «raconte et démontre comment l’activité du cortex préfrontal, organe de limitations de nos désirs, constitue la véritable marque distinctive de l’humanité. Nous ne sommes pas condamnés à croître aveuglément jusqu’au moment où nous mourrons asphyxiés, faute de ressources, exposés à une atmosphère irrespirable. Cette partie de notre cerveau, qui nous permet à la fois de coopérer et de maîtriser nos pulsions primaires, nous trace la voie. Grâce à elle, nous avons le pouvoir de consentir à adhérer à des règles communes et d’agir pour le bien de tous. Quand il se sent trop menacé, le cortex préfrontal se révolte».

Première partie – Croître : L’auteur souligne que les effets du réchauffement climatique ont été bien plus rapides et dramatiques que prévu, mais aussi que cela n’a eu aucun effet sur les changements de nos comportements (et de notre mode de vie) qui sont pourtant de plus en plus urgents. Il décrit ensuite quelques-uns de ces effets les plus importants et s’interroge sur les prochains qui seront encore plus brutaux. Il aborde ensuite :

  • le fait qu’aucun pays ne mette de limite à sa croissance et l’illusion des solutions techniques;
  • les origines de la vie sur la Terre basées sur la croissance (des cellules!);
  • le rôle de la dopamine et de l’énergie dans la croissance chez toutes les espèces animales;
  • la guerre en Ukraine et les sanctions économiques contre la Russie qui ont forcé bien des pays d’Europe à réduire leur consommation d’énergie, mais seulement de façon temporaire;
  • la similitude entre le cerveau du rat et le nôtre;
  • l’habituation hédonique, la crise de la dopamine et leur utilisation dans l’obsolescence planifiée;
  • l’effet Coolidge et la croissance de «l’industrie» pornographique et de ses émissions de GES;
  • le rôle de la dopamine dans la recherche de pouvoir, dans la lutte des classes, dans la course aux likes et dans la fascination pour les «vedettes», entre autres des arts et des sports;
  • le taux de reproduction des individus qui varie en fonction de leur statut social;
  • le danger pour la vie sur la planète de ces caractéristiques chez Sapiens;
  • la grande vitesse du changement culturel et social lors du Néolithique, qui a transféré un «cerveau ancien dans un monde nouveau» marqué par une hausse importante des inégalités;
  • l’impact de l’utilisation d’animaux et de charrues en agriculture sur la hausse des inégalités;
  • le fait que «le pouvoir d’un homme n’est plus seulement déterminé par ses caractéristiques personnelles [taille, force, adresse. intelligence, etc.], mais par ce qu’il possède»;
  • l’absence de limites de la possession;
  • l’accélération de l’accumulation et des inégalités avec les héritages, encore plus avec l’invention de la monnaie et toujours plus avec la révolution industrielle;
  • l’impact différent sur les sécrétions de dopamine des revenus attendus et inattendus, et selon le revenu de nos proches et de nos voisins;
  • le besoin de sa dose de dopamine qui prime trop souvent sur toutes autres choses.

Deuxième partie – Le réveil de Sapiens : L’auteur explique l’importance des «facteurs limitants» pour le développement de la vie (température trop basse ou trop élevée, eau, lumière, etc.), aussi bien pour la flore (y compris l’agriculture) que pour la faune (y compris humaine). Ces facteurs limitants sont nombreux et varient selon les espèces. Il donne l’exemple de la lumière et de la qualité des sols pour l’agriculture et celui des prédateurs pour des espèces qui se reproduisent rapidement. Il aborde ensuite :

  • les aptitudes des homos (habilis, erectus, sapiens, etc.) à éliminer les facteurs limitants;
  • une série de facteurs limitants que Sapiens a éliminés : sa fragilité avec des armes (silex, javelots, etc.); la rareté de la nourriture avec l’agriculture, puis avec les instruments aratoires, les machines, les engrais chimiques et les pesticides; les épidémies avec l’hygiène, les vaccins et les antibiotiques;
  • le facteur limitant le plus important de nos jours, notre mode de vie, que Sapiens a beaucoup plus de difficulté à éliminer;
  • les difficultés que nous avons à changer nos habitudes et routines bien ancrées dans notre cerveau par les ganglions de la base, et consolidées par les émissions de dopamine du striatum;
  • le fonctionnement des circuits inhibiteurs du striatum, leur rôle important et les maladies qui empêchent son déclenchement;
  • les caractéristiques et l’évolution de la coopération, action qui fait partie des principales solutions à bien des problèmes causés par le striatum;
  • les hyènes qui, malgré une structure hiérarchique claire, sont un exemple de coopération et de capacité d’inhibition essentielle à cette coopération;
  • la démence fronto-temporale, dont une des manifestations est d’éliminer les inhibitions et donc de céder à toutes ses impulsions, sans tenir compte de leurs conséquences;
  • l’histoire de la prise de contrôle du cortex préfrontal sur le reste du cerveau, notamment grâce à la présence dans le cerveau de neurones qui relient le cortex préfrontal au striatum;
  • des exemples variés de l’utilisation de ces neurones pour atteindre des objectifs importants (dont la survie de l’espèce);
  • les inhibitions qui augmentent avec l’agriculture (travailler pour accumuler pour l’hiver…), avec la vie urbaine, ce qui devient très difficile, mais est facilité par les interdictions religieuses;
  • notre répulsion pour les personnes qui trichent, dont les passagers clandestins de la coopération;
  • le fait que, malgré la présence du cortex préfrontal et de son impact sur les inhibitions, cortex qui est incomparable avec le cerveau des autres espèces, nous ne parvenons pas à modifier notre mode de vie pour assurer la survie de notre espèce (et de bien d’autres espèces);
  • les époques (les plus individualistes) où le striatum a pris le dessus et celles où le cortex cérébral est revenu en force (périodes où la coopération est redevenue nécessaire);
  • la période actuelle, qui est la plus individualiste de tous les temps et qui menace notre survie;
  • l’illusion de l’autosuffisance, surtout chez les riches, et l’effet négatif de l’argent sur l’empathie et la collaboration (remplacée par le concept de transaction);
  • l’effondrement écologique, accompagné d’un effondrement mental de l’utilisation du cortex préfrontal, alors que la seule solution au premier effondrement repose sur la réhabilitation du deuxième;
  • des conseils pour résister au striatum et réactiver nos freins à l’aide du cortex préfrontal, dont la résistance aux promesses technologiques et aux solutions issues de la géo-ingénierie qui nous éviteraient de changer notre mode de vie; l’importance de tenir compte de l’effet rebond qui se manifeste après une amélioration réelle (l’auteur en donne de nombreux exemples sans le nommer); le combat contre la magie de la sobriété (qui est par ailleurs essentielle); des exercices (goût de l’effort, résistance aux plaisirs immédiats, planification d’activités en vue d’objectifs à long terme, etc.) pour fortifier notre cortex préfrontal, dès notre enfance;
  • la plasticité du cerveau, qui diminue avec l’âge, mais permet toujours de créer des neurones et de renforcer leurs connexions grâce à ce type d’exercices;
  • l’utilisation de la coopération pour renforcer le cortex préfrontal, avec des exercices conjoints;
  • la lutte contre les passagers clandestins qui découragent tous les autres de coopérer;
  • la distinction entre les besoins et les désirs, et la confusion actuelle entre les deux;
  • les caractéristiques et le rôle des axones, nos «voies rapides de transport de l’information»;
  • l’essentielle prise de conscience, dont dépend l’avenir de notre espèce, qui ne peut se faire que grâce à l’information qui est transportée par les axones et qui fournit à notre cortex préfrontal l’occasion de dire non aux désirs de notre striatum;
  • le rôle des axones pour transformer en actions la prise de conscience qu’ils ont permise;
  • l’illusion de la liberté individuelle, du libre choix et du libre arbitre : la «société de consommation fondée sur l’expression des désirs de l’individu, présentée comme une société des libertés individuelles, est en réalité une société de l’asservissement […]; ce n’est plus l’État qui nous asservit, mais notre cerveau» (en fait, d’une partie de notre cerveau, le striatum, une autre partie, le cortex préfrontal, cherchant à nous en libérer, partie qui représente bien plus l’expression d’un choix, donc de la liberté);
  • l’importance cruciale du rapport de force entre les personnes qui sont asservies par leur striatum (rapport de force qui est appuyé par les politicien·nes aux tendances dictatoriales et par le lobby des actionnaires et des dirigeant·es de grandes sociétés capitalistes) et les personnes qui misent sur leur cortex préfrontal;
  • une formation sur le striatum et sur le cortex préfrontal qui devrait être donnée à toutes les personnes exerçant un pouvoir dans la société;
  • face à l’enjeu de la survie de l’humanité, l’optimisme qu’il faut conserver sur la possibilité d’une révolution des cerveaux.

Le miracle aura-t-il lieu? : Dès les premières phrases de l’histoire de la création de notre espèce dans la Genèse, on a un exemple que les membres de notre espèce n’aiment pas les limites et préfèrent la dopamine procurée par le striatum. Comme le dit l’auteur, les «cortex préfrontaux d’Adam et Ève sont clairement défaillants». Ils ont raté le premier test du marshmallow… Nous vivons actuellement une époque d’un autre test du marshmallow encore plus déterminant pour notre avenir : nous devons consommer moins, beaucoup moins, de produits polluants et émetteurs de gaz à effet de serre ou nous nous retrouverons en enfer, car ce sera l’enfer sur Terre. Il faudrait au moins essayer de réussir ce test, pour une fois! Et le meilleur moyen de le réussir est de le faire en groupe, en coopérant.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire sans faute! On pourrait croire que l’auteur a tout dit sur le striatum dans ses trois livres précédents, mais non, il restait beaucoup de choses à présenter et à expliquer! Il en reste une dans ma tête : serait-il possible de dompter notre striatum pour qu’il émette de la dopamine quand on est fier d’avoir résisté à nos désirs? Il me semble que ça m’arrive dans ces cas-là, mais je n’ai aucune idée si ça vient de mon striatum! Et ne me demandez pas lequel de ces quatre livres je conseillerais de lire à quelqu’un qui n’en a pas lu encore et qui voudrait n’en lire qu’un. Je pourrais dire le dernier, car je suis encore sous l’effet de la satisfaction que j’ai ressentie à sa lecture, mais cette satisfaction serait sûrement moins forte si je n’avais pas lu les trois premiers! Mais, rien n’est parfait. En effet, si ce livre contient quelques notes explicatives en bas de page, ses 178 notes numérotées, toutes des références, sont à la fin du livre, ce qui force l’utilisation de deux signets.

On peut aussi écouter cette vidéo d’un peu moins d’une heure qui présente une entrevue avec l’auteur sur son livre (je ne l’ai pas écoutée en entier…).

Une écologie sociale du capital

13 Mai 2024

écologie sociale du capitalAvec son livre A Social Ecology of Capital, Éric Pineault, professeur au Département de sociologie de l’UQÀM, «présente une critique approfondie de la croissance capitaliste contemporaine et de ses contradictions socio-écologiques, dans laquelle la croissance est comprise comme un processus à la fois biophysique et d’accumulation».

Introduction : Les sociétés humaines ont toutes des relations écologiques avec les autres espèces vivantes, mais ces relations n’ont jamais été aussi mauvaises, comme la perte de diversité des dernières années (surtout) le montre bien. Cela dit, le pire n’est pas encore arrivé si ces sociétés continuent à contribuer au réchauffement climatique et à extraire bien plus de ressources que notre planète en produit, ce pire incluant la possibilité que notre planète devienne invivable même pour notre espèce. Par contre, bien des membres de notre espèce luttent contre ces comportements délétères et même contre le capitalisme. Si l’écologie sociale ne peut pas remplacer ces luttes, elle permet de préciser les relations entre les espèces vivantes et d’expliquer les contradictions des sociétés capitalistes, deux analyses très utiles pour le succès de ces luttes.

Par la suite, l’auteur aborde :

  • l’analyse de ces facteurs chez Marx et chez d’autres auteur·es marxistes et autres;
  • le contenu du livre et le sens du concept de métabolisme qu’on y trouve dans bien des chapitres;
  • les conséquences environnementales de différents types d’extractions et de productions;
  • le cheminement qu’il a adopté dans ce livre;
  • l’impact environnemental du capital et de l’accumulation dans le capitalisme et aussi dans des sociétés précapitalistes;
  • l’impact de la monnaie et de la consommation;
  • l’impact du colonialisme, du racisme, de l’esclavage, du paternalisme et du contrôle de la reproduction;
  • le concept de la valeur et de sa métamorphose en monnaie dans ces domaines;
  • une analyse plus approfondie du concept de l’accumulation et de son rôle dans le capitalisme;
  • le passage au capitalisme avancé et les facteurs expliquant ce passage.

1. Le flux de matières : «Dans les sociétés capitalistes, la richesse sociale apparaît comme une production continue et débordante de biens et de services». Si cette richesse prend bien des formes, elle est toujours réalisée sous la forme d’échanges monétaires et est mesurée par le PIB, dont la croissance est l’objectif premier de ces sociétés. L’objet de l’écologie sociale est de tenir compte des ressources et de l’énergie nécessaires à cette production et à sa consommation, qui ont une ampleur plus grande que la production économique. Elle permet d’analyser les relations sociales avec la nature et les contradictions écologiques du développement capitaliste. L’auteur aborde ensuite :

  • les relations sociales et écologiques entre la production et la consommation;
  • la structure, la substance et la dynamique de la production, y compris ses déchets;
  • les processus qui caractérisent les flux de matières et leur transformation;
  • le lien entre la masse produite et l’impact environnemental;
  • l’augmentation de la production et des ressources utilisées, et leur consommation par habitant selon les continents;
  • l’impact du commerce international sur la mesure de la consommation des ressources par continent;
  • la nature des ressources extraites (biomasse, métaux, pétrole, gaz, charbon, etc.);
  • la nature des déchets, l’accumulation et les stocks de matières, et leur impact sur l’environnement et sur les relations sociales.

2. Le travail de la nature – L’écologie du flux matériel : Ce chapitre porte entre autres sur les caractéristiques du travail et sur la contribution des facteurs de production à ce travail (travail humain, machines et nature). L’auteur précise toutefois que le travail de la nature se distingue par le fait que sa contribution n’a pas de valeur d’échange (il explique que même si les services écosystémiques ont un coût, l’argent pour se les procurer n’est pas versé à la nature), concept essentiel au capitalisme. L’auteur aborde ensuite :

  • le rôle de la thermodynamique dans le travail biophysique, à chaque étape du processus économique (extraction, production, consommation et traitement des déchets);
  • les impératifs capitalistes de la création de valeur;
  • la nature séparée, mais complémentaire, de la matière et de l’énergie;
  • le capitalisme et le développement des connaissances sur l’énergie et la thermodynamique;
  • le fonctionnement de la thermodynamique dans des systèmes ouverts et fermés;
  • le respect des flux énergétiques impossible dans une société capitaliste;
  • la limitation biophysique des sociétés capitalistes par l’entropie;
  • la conversion de l’énergie solaire par les plantes au moyen de la photosynthèse à la base des activités liées à la vie sur Terre;
  • ce processus et l’importance primordiale de la diversité de la vie sur Terre.

3. Les régimes métaboliques dans une perspective historique : L’auteur fait la distinction entre les cycles géologiques (lents) et écologiques (certains lents, d’autres plus rapides) et associe les premiers aux sociétés capitalistes (et à l’Anthropocène) et les deuxièmes aux sociétés de chasse et cueillette, surtout. Il estime que les sociétés capitalistes ont besoin de près de 20 fois plus d’énergie par personne que les sociétés de chasse et cueillette (incluant l’usage du feu pour se réchauffer et pour la cuisson, ainsi que la coupe de bois, la taille de pierre, les arts rupestres et pariétaux, les rituels et la construction d’abris). Il analyse ensuite plus en détail le mode de vie des sociétés agraires (après l’adoption de l’agriculture), et leur consommation de matériaux et d’énergie, qui était au départ plus de quatre fois plus élevée que celles des sociétés de chasse et cueillette, proportion qui a augmenté selon les caractéristiques de ces sociétés, leur lieu d’établissement et surtout leur époque. Il conclut en abordant l’évolution des surplus des sociétés agraires nécessaires pour subvenir aux besoins des personnes ne vivant pas de l’agriculture, qui ont longtemps été moins nombreuses que celles qui en vivaient. Par la suite, quand les exploitant·es agricoles sont devenu·es minoritaires, l’auteur considère que ces sociétés sont passées de cycles écologiques à des cycles géologiques et qu’elles sont rapidement devenues des sociétés capitalistes (je simplifie).

4. Le métabolisme industriel à base de combustibles fossiles : Dans les sociétés agraires, on n’associait pas le travail effectué pour produire efficacement à des sources d’énergie. Ce n’est qu’avec l’utilisation des sources fossiles à partir de la révolution industrielle que le concept d’énergie est vraiment apparu. En se libérant des cycles écologiques, la production a pu se concentrer sur sa croissance. Le premier moment décisif à cet égard fut l’utilisation du charbon pour extraire plus de charbon, et le deuxième le développement des transports basés sur l’énergie fossile. L’auteur présente ensuite les conséquences de ces nouveautés et de la croissance sur les quatre étapes du processus économique (extraction, production, consommation et traitement des déchets), sur les sociétés humaines et sur l’environnement. Il aborde ensuite les limites de ce métabolisme (dont l’épuisement des ressources), la trajectoire non linéaire de la croissance et l’injustice dans la répartition des avantages et des désavantages du capitalisme et de cette croissance.

5. Le métabolisme capitaliste : «L’indicateur de croissance du capitalisme avancé est devenu celui de l’efficacité avec laquelle les déchets peuvent être générés et avec laquelle on peut les faire disparaître». Sauf, qu’ils ne disparaissent pas vraiment et surtout pas rapidement. Cette lenteur explique le réchauffement climatique, car les flux de CO2 que nous émettons sont beaucoup plus volumineux que ceux qui disparaissent. L’auteur aborde dans ce contexte:

  • l’évolution du concept de monnaie dans le capitalisme;
  • les relations entre la monnaie, le capital, le travail humain et animal, et l’énergie fossile;
  • les concepts d’accumulation intensive et extensive;
  • le processus capitaliste de valorisation, de consommation et de traitement des déchets;
  • une amorce du chapitre suivant.

6. L’accumulation et le métabolisme social dans la grande accélération capitaliste : L’auteur explique que la grande accélération capitaliste est la période commençant vers 1950 au cours de laquelle la plupart des indicateurs propres aux aspects matériels du processus économique capitaliste se sont emballés, puis les facteurs qui ont permis cette accélération. Il résume ensuite les principaux constats de son analyse.

Conclusion – L’émancipation sur les ruines du métabolisme fossile : Ce modèle ne peut pas fonctionner bien longtemps, car les besoins en matériaux des sociétés capitalistes excédent déjà les possibilités de production des écosystèmes et qu’on s’approche de plus en plus de points de basculement, et pas seulement du côté du réchauffement climatique. Il esquisse ensuite des pistes de sortie de ce modèle, avec en premier lieu la fin de la recherche de croissance et même la décroissance des activités économiques centrées sur l’utilisation de la matière, donc le dépassement du capitalisme, tout en rejetant les solutions techno-scientifiques qui ne sont que des fantasmes et des illusions.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne crois pas avoir déjà eu plus de difficultés dans la lecture d’un livre! J’aurais bien aimé attendre une traduction française avant de le lire, mais comme ce livre a été écrit par un francophone (que je connais personnellement…), j’ai pensé que, si une version française avait une possibilité d’être publiée, cela arriverait rapidement. Comme ce ne fut pas le cas, j’ai donc décidé de m’attaquer à cette version. Mal m’en prit! Non seulement je devais lire et relire pour comprendre le sujet des chapitres, mais je ne suis même pas certain de savoir en quoi consiste une écologie sociale du capital (bon, j’en ai quand même une idée…). J’ai déjà parlé de mes difficultés avec certains livres en philosophie et en sociologie, mais celles-ci les ont toutes surpassées! Je ne sais pas si c’est mon cerveau qui n’est pas fait pour comprendre ces domaines, ce que je pense, ou si c’est ce livre qui est vraiment destiné à un public très restreint, ce qui est aussi possible, un n’empêchant pas l’autre! Cela dit, j’ai tenté quand même de faire ressortir les sujets abordés dans chacun des chapitres du mieux que je pouvais le faire. À vous de voir si vous voulez tenter d’en savoir plus! Pour clore ce billet sous un aspect positif, je tiens à souligner que les 232 notes de ce livre, à la fois des références et des compléments d’information parfois substantiels, sont en bas de page.

Les inégalités au Québec de 1976 à 2022 selon l’indice de Palma et le coefficient de Gini

9 Mai 2024

Inégalités Québec Canada_1976-2022_palmaComme les données de l’Enquête canadienne sur le revenu ont été mises à jour par Statistique Canada à la fin avril, je peux donc écrire mon billet annuel sur les inégalités de revenus. Je vais entre autres chercher à savoir si la baisse des inégalités observée surtout en 2020, mais aussi en 2021, s’est poursuivie en 2022, ce dont je doutais dans ma conclusion du billet de l’an passé, ajoutant que le pire n’arriverait probablement qu’en 2023. Comme l’an passé, je vais présenter les données selon deux types d’indicateurs sur les inégalités, soit selon le coefficient de Gini (à l’avenir CG) et selon l’indice de Palma (IP). Les données des graphiques que je présente dans ce billet proviennent des tableaux 11-10-0134-01 et 11-10-0193-01. Mais, tout d’abord, je vais expliquer brièvement ce que sont le CG et l’IP.

Le coefficient de Gini

Selon Wikipédia, «Le coefficient de Gini est un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l’égalité parfaite (tout le monde a le même revenu) et 1 signifie l’inégalité totale (une personne a tout le revenu)». Le graphique du bas de l’image qui accompagne ce billet illustre les éléments à utiliser pour calculer le CG. On met en ordre du plus petit au plus grand le revenu ajusté de chaque membre des ménages et on les additionne l’un après l’autre. Cela donne la courbe de Lorenz (ligne bleue dans le graphique). On voit que le total cumulatif du revenu augmente moins vite au début (revenu des plus pauvres) et plus vite à la fin (revenu des plus riches). Le CG est le résultat de la division de l’Aire A sur le total de l’Aire A et de l’Aire B. Plus la courbe de Lorenz est proche de la diagonale, plus les revenus sont répartis de façon égalitaire et moins élevé est le CG.

L’indice de Palma

Alors que le CG est compliqué à calculer et donc à comprendre, l’IP fait partie des indicateurs interdéciles, indicateurs qui sont plus faciles à calculer et à comprendre. D’ailleurs, de nombreuses personnes, dont Thomas Piketty, reprochent au CG d’accorder trop de poids aux revenus des classes moyennes qui, par définition, captent peu les inégalités, car près de la moyenne, alors que les inégalités touchent surtout les extrémités de la distribution des revenus, soit les plus pauvres et les plus riches (voir notamment ce document et cet article). On peut aussi suivre l’évolution du rapport entre le revenu des ménages des premier et neuvième déciles, entre celui des cinquième et neuvième déciles (voir ce billet) ou encore entre les premier et cinquième déciles. Tous ces indicateurs fournissent d’autres aspects des inégalités.

Pour calculer l’IP, il faut, comme pour le CG, mettre en ordre du plus petit au plus grand le revenu ajusté de chaque membre des ménages et séparer ces personnes en 10 groupes comptant le même nombre de personnes (10 % du total chacune), les déciles. L’IP, dont on peut voir une définition sur cette page de l’Observatoire québécois des inégalités (de laquelle j’ai emprunté le tableau du haut de l’image qui accompagne ce billet), fait partie des indicateurs interdéciles et est obtenu en divisant le revenu total des membres du 10e décile par le revenu total des membres des quatre premiers déciles (qui sont quatre fois plus nombreux). Notons que les résultats mentionnés sur cette page de l’Observatoire sur l’ampleur de l’IP («aux alentours de 7 au Québec») ont été obtenus en calculant le «rapport D9/D4» (voir la note au bas du tableau 2 de la page 18), ce qui ne respecte pas la définition de l’IP. Ajoutons qu’un IP égal à un signifie que les ménages du décile le plus riche gagnent en moyenne quatre fois plus que ceux des quatre déciles les plus pauvres, qu’un IP égal à deux équivaut à huit fois plus et ainsi de suite.

Le revenu ajusté, qui est utilisé aussi bien pour calculer le CG que l’IP, est obtenu en divisant le revenu total de tous les membres d’un ménage par la racine carrée de la taille de ce ménage. Par exemple, le revenu ajusté des membres d’un ménage de quatre personnes qui a un revenu total de 100 000 $ sera de 50 000 $ (100 000 $ / √ 4, soit 2, = 50 000 $) et ce revenu sera accordé aux quatre membres de ce ménage.

Évolution des coefficients de Gini et des indices de Palma au Québec de 1976 à 2022

– introduction

Le CG et l’IP peuvent être présentés en fonction de trois types de revenus, soit selon :

  • le revenu du marché : somme des revenus d’emploi (travail salarié ou montant net de travail autonome), de placements, de retraite (régime privé de pension) et autres;
  • le revenu total : revenu du marché plus les transferts gouvernementaux (aide sociale, assurance-emploi, pensions de la sécurité de la vieillesse, supplément de revenu garanti, prestations du Régime des rentes du Québec, etc.), avant impôt;
  • le revenu après impôt ou revenu disponible : revenu total moins l’impôt sur le revenu.

Le CG et l’IP selon le revenu après impôt sont les plus couramment utilisés, car ils représentent les inégalités après intervention gouvernementale (transferts et impôt) et donc selon le revenu disponible sur lequel se manifestent les inégalités de revenu auxquelles font face les ménages. Cela dit, la présentation des deux autres CG et IP permet d’analyser l’évolution des inégalités de départ et de deux des principaux facteurs qui influencent les inégalités après impôt, soit les transferts et l’impôt.

– comparaison entre les coefficients de Gini et les indices de Palma au Québec

Le graphique qui suit est construit avec deux axes différents. J’ai tenté avec ce graphique de respecter les principes que j’ai énoncés dans ce billet que j’ai écrit en 2012 pour l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), entre autres que la proportion entre les valeurs maximales et minimales des échelles soit la même (0,60 / 0,10 = 3,0 / 0,5 = 6).

Inégalités Québec Canada_1976-2022_palma_1_base

Même avec ces précautions, le niveau comparatif des lignes de ces deux indicateurs ne signifie pas nécessairement que les inégalités du plus élevé sont plus importantes que l’autre, car ces deux indicateurs reposent sur des concepts différents et présentent leurs résultats pour les mêmes revenus des mêmes années. Ce qui est intéressant et pertinent de comparer, c’est plutôt l’évolution des lignes des mêmes types de revenus selon les deux indicateurs et les écarts entre les lignes des deux indicateurs selon les trois types de revenus, ce que j’examinerai brièvement ici, mais plus en détail dans le prochain graphique.

Les deux constats les plus frappants de ce graphique sont que les distances entre les trois lignes de l’IP (verte, rouge vin et bleu pâle) sont beaucoup plus grandes que celles entre les trois lignes du CG (bleu foncé, rouge et jaune) et que les lignes de l’IP varient beaucoup plus que celles du CG, surtout pour le revenu du marché (ligne verte pour l’IP et ligne bleu foncé pour le CG). C’est ce constat que je vais présenter en premier.

– l’évolution des inégalités selon les trois types de revenus

Selon le revenu du marché (ligne verte pour l’IP et ligne bleu foncé pour le CG) :

  • les deux indicateurs sont demeurés assez stables de 1976 à 1981 (entre 0,38 et 0,39 pour le CG et entre 1,62 et 1,73 pour l’IP);
  • si le CG a augmenté de 11 % jusqu’à 0,42 entre 1981 et 1984, l’IP a lui augmenté de 32 % à 2,1. La hausse de ces deux indicateurs lors de ces années peut s’expliquer par le fait que les récessions touchent davantage les ménages les plus pauvres que les plus riches. L’IP permet de vérifier cette explication. De fait, les données pour le calculer nous montrent que le revenu des ménages faisant partie des 40 % les plus pauvres (le dénominateur de l’IP) a diminué de 21 % entre ces deux années (en dollars constants) et que celui des ménages faisant partie des 10 % les plus riches (le numérateur de l’IP) a augmenté de 4 %. La hausse des inégalités entre 1981 et 1984 s’explique donc bien plus par la baisse du revenu des plus pauvres que par la hausse de celui des plus riches. Notons toutefois que les ménages faisant partie des différents déciles ne sont pas toujours les mêmes d’une année à l’autre;
  • lors de la reprise subséquente de 1984 à 1989, le CG a diminué de 5 % jusqu’à 0,40, tandis que l’IP a diminué de 15 % à 1,8, le revenu des plus pauvres augmentant de 25 % et celui des plus riches de 7 %;
  • le CG et l’IP ont aussi augmenté au cours de la récession du début des années 1990, mais cette hausse s’est poursuivie au cours de la reprise subséquente jusqu’à leurs deux sommets de 1998 (on a parlé à l’époque de la reprise sans véritable croissance de l’emploi, le taux de chômage étant demeuré supérieur à 10 % jusqu’en 1998), hausse de 16 % à 0,46 pour le CG et de 59 % pour l’IP à 2,9 entre 1989 et 1998, avec une augmentation de 8 % du revenu des plus riches, mais une baisse de 32 % de celui des plus pauvres (c’est énorme pour des gens déjà pas riches au départ);
  • ces deux indicateurs ont plongé entre 1998 et 1999, de 5 % à 0,44 pour le CG et de 15 % pour l’IP à 2,5, avec une augmentation de 2 % des revenus des plus riches, mais de 20 % des revenus des plus pauvres (en une seule année!);
  • les deux indicateurs ont diminué bien graduellement de 1999 à 2019, avec seulement quelques sauts momentanés, de 4 % à 0,42 pour le CG, mais de 12 % pour l’IP à 2,2, avec une augmentation de 25 % du revenu des plus riches, mais de 42 % de celui des plus pauvres;
  • la pandémie, comme les récessions précédentes, a fait augmenter les inégalités selon le revenu du marché, le CG ayant augmenté de 4 % en 2020 à 0,44 et l’IP de 11 % à 2,4, avec une augmentation de 2 % du revenu des plus riches et une baisse de 8 % de celui des plus pauvres;
  • la situation est revenue près de celle de 2019 en 2021 et encore plus en 2022, le CG ayant diminué de 3 % entre 2020 et 2022 à 0,43 et l’IP de 8 % à 2,2, avec une augmentation de 7,5 % du revenu des plus riches, mais de 15 % de celui des plus pauvres.

Bref, le CG a augmenté de 19 % entre 1976 et son sommet de 1998, puis a baissé de 7 % entre 1998 et 2022, pour une hausse de 11 % entre 1976 et 2022, pendant que le l’IP connaissait des variations de +72 % et de -24 % entre les mêmes années pour un résultat net de +30 % entre 1976 et 2022. Sans surprise, les deux indicateurs nous montrent donc une hausse des inégalités du revenu du marché sur l’ensemble de la période, mais celle-ci étant fortement concentrée dans les années 1980 et surtout 1990, les inégalités ayant même baissé depuis leur sommet de 1998.

Selon le revenu total (ligne rouge vin pour l’IP et ligne rouge pour le CG) :

  • si ce n’est quelques variations annuelles mineures, le CG et l’IP sont demeurés assez stables de 1976 à 1993, baissant de 1 % tous les deux, le CG de 0,325 à 0,322 et l’IP de 1,23 à 1,21, avec des baisses de 7 % du revenu des plus riches et de 6 % de celui des plus pauvres, ce qui montre l’efficacité des stabilisateurs automatiques comme l’assurance-emploi, car les inégalités selon ces deux indicateurs n’ont pas augmenté lors des deux récessions de cette période;
  • ils ont ensuite augmenté entre 1993 et 1998, le CG de 8 % à 0,349 et l’IP de 17 % à 1,41, avec une augmentation de 2 % du revenu des plus pauvres, mais de 19 % de celui des plus riches;
  • ils sont demeurés autour de ces niveaux jusqu’en 2004, à 0,352 et 1,43, avec une augmentation de 15 % du revenu des plus pauvres et de 17 % de celui des plus riches;
  • le CG a diminué par la suite de 7 % entre 2004 et 2019 à 0,326 et l’IP de 13 % à 1,24 avec une augmentation de 26 % du revenu des plus pauvres, mais de 9 % de celui des plus riches;
  • alors que ces deux indicateurs ont augmenté selon le revenu du marché, ils ont plongé en 2020, de 6 % pour le CG à 0,307, son niveau le plus bas de ces 47 années, et de 9 % pour l’IP à 1,14, son niveau le plus bas depuis 1981 et 1982 (tout juste, à 1,13), avec une augmentation de 13 % du revenu des plus pauvres et de 3 % de celui des plus riches; ce renversement de tendance entre le revenu de marché et le revenu total est dû, on s’en doute, à l’ajout de programmes de soutien au revenu qui ont davantage bénéficié aux plus pauvres qu’aux plus riches (Prestation canadienne d’urgence (PCU), Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), versements supplémentaires du crédit de la TPS, du Supplément de revenu garanti (SRG) et de la Sécurité de la vieillesse (SV) aux pensionné.es, etc.); d’ailleurs, le revenu moyen des membres des quatre premiers déciles fut en 2020 le plus élevé des 45 premières années présentées (et plus élevé de 31 % que celui au deuxième rang pour les membres du décile inférieur);
  • les deux indicateurs ont remonté un peu en 2021 et en 2022, tout en demeurant plus bas qu’en 2019, le CG ayant augmenté de seulement de 4,2 % entre 2020 et 2022 à 0,320 et l’IP de 7,4 % à 1,22, avec une augmentation de 6,8 % du revenu des plus riches, mais une baisse de 0,5 % de celui des plus pauvres.

Bref, le CG a augmenté de 8,3 % entre 1976 et son sommet de 2002, puis a baissé de 9,1 % entre 2002 et 2022, pour une baisse de 1,5 % entre 1976 et 2022, pendant que le l’IP connaissait des variations de +17,1 %, et de -13,6 % pour un résultat net de -0,5 % entre 1976 et 2022, variation au bout du compte très semblable à celle du CG, malgré un parcours passablement différent.

Selon le revenu après impôt (ligne bleu pâle pour l’IP et ligne jaune pour le CG) :

  • le CG a diminué de 10 % entre 1976 et 1989, passant de 0,295 à 0,266, et l’IP de 14 %, passant de 1,05 à 0,91, avec une augmentation de 10 % du revenu des plus pauvres, mais une baisse de 5 % de celui des plus riches; il s’agit du troisième CG le plus bas de la période, les plus bas ayant été atteints en 2020 et en 2021, et du deuxième IP le plus bas derrière 2020;
  • le CG et l’IP ont augmenté respectivement de 13 % et de 20 % entre 1989 et 2002 jusqu’à leurs sommets de ces 47 années, à 0,301 et 1,09, avec une baisse de 0,5 % du revenu des plus pauvres, mais une hausse de 20 % de celui des plus riches;
  • le CG et l’IP ont diminué respectivement de 6 % et de 9 % entre 2002 et 2019 à 0,283 et à 0,99, avec des hausses de 30 % du revenu des plus pauvres et de 19 % de celui des plus riches;
  • puis, le CG et l’IP ont diminué respectivement de 7 % et de 10 % en 2020 pour atteindre leur niveau le plus bas de la période, soit 0,261 et 0,89, avec des hausses de 12 % du revenu des plus pauvres et de seulement 1 % de celui des plus riches;
  • finalement, ils ont augmenté de 3,4 % et de 4,9 % entre 2020 et 2022 à 0,270 et à 0,936, niveaux toujours nettement plus bas qu’en 2019.

Bref, le CG a augmenté de 2,0 % entre 1976 et son sommet de 2002, puis a baissé de 10,3 % entre 2002 et 2022, pour une baisse de 8,5 % entre 1976 et 2022, pendant que le l’IP connaissait des variations de +3,9 %, et de -14,0 % pour un résultat net de -10,7 % entre 1976 et 2022.

Comme a pu le constater, les tendances furent les mêmes pour les deux indicateurs, mais beaucoup plus accentuées pour l’IP, surtout dans le cas du revenu du marché. La baisse des inégalités depuis la fin des années 1990 peut étonner, surtout dans un contexte où on entend toujours parler de leur hausse, alors que cette hausse s’est surtout manifestée au cours des années 1990 pour les deux indicateurs dans les trois types de revenus, mais de façon bien plus abrupte du côté du revenu du marché, qui a aussi connu une baisse plus importante par la suite. Ces baisses sont en fait le résultat de nombreuses tendances en partie opposées. D’un côté, l’augmentation de la présence des femmes sur le marché du travail, la baisse du taux de chômage et les changements démographiques (diminution de la proportion de jeunes, par exemple) auraient dû contribuer à faire diminuer bien plus les inégalités. De l’autre, quelques législations, comme le droit accordé aux membres des ordres professionnels, dont les médecins, d’exercer leurs activités en société (de s’incorporer, dans le langage courant), ont atténué artificiellement la hausse des inégalités du revenu du marché et, par voie de conséquence, des revenus total et après impôt. L’impact spécifique de chacun de ces facteurs sur les inégalités est toutefois difficile à estimer. Cela dit, l’évolution des inégalités a aussi été influencée par deux autres facteurs dont on peut estimer l’impact, soit les transferts et l’impôt, facteurs que nous allons analyser plus en détail dans la prochaine section.

Impact des transferts et de l’impôt dans la répartition des revenus

Les données sur l’impact des transferts (ligne bleue pour le CG et ligne jaune pour l’IP) du graphique qui suit représentent la baisse en pourcentage des indicateurs entre leurs niveaux selon le revenu du marché et selon le revenu total. En les présentant ainsi, je peux comparer l’effet des transferts sur les deux indicateurs en données compatibles et sans avoir besoin de mettre deux axes différents. De même, les données sur l’impôt (ligne rouge pour le CG et ligne verte pour l’IP) représentent la baisse en pourcentage des indicateurs entre leurs niveaux selon le revenu total et selon le revenu après impôt.

Inégalités Québec Canada_1976-2022_palma_2_impact

– comparaison de l’impact selon le CG et l’IP

En fait, les lignes sur l’impact des transferts et de l’impôt selon le CG et l’IP présentent exactement les mêmes tendances, sauf que l’impact est beaucoup plus important pour l’IP que pour le CG. En effet, les transferts ont en moyenne fait baisser l’IP et le CG du revenu du marché de respectivement 43 % et 23 % (de 53 % et 30 % en 2020, et de 45 % et 25 % en 2022). De leur côté, les impôts ont en moyenne fait baisser l’IP et le CG du revenu total de respectivement 21 % et 14 % (de 21,5 % et 15,0 % en 2020, et de 23,3 % et 15,6 % en 2022). Si l’impact maximal des transferts a été atteint en 2020 pour le CG, mais en 1993 pour l’IP (avec un poil au-dessus de son impact en 2020, 52,67 % par rapport à 52,65 %), celui de l’impôt fut le plus élevé pour les deux indicateurs en 1999 (25,5 % et 16,2 %), ce qui illustre bien l’effet des baisses d’impôts depuis ce temps. De même, avec les baisses d’impôt adoptées par la CAQ l’an passé, l’ampleur de l’impact positif de l’impôt sur les inégalités devrait diminuer en 2023.

Cet impact n’est pas étonnant, car les plus riches reçoivent peu de transferts et les plus pauvres paient peu d’impôt et vice-versa. En effet, alors que les transferts ont fait en moyenne augmenter de 16,5 % le revenu du marché de l’ensemble de la population au cours de ces 47 années (25,7 % en 2020 et 19,6 % en 2022), la contribution des transferts pour les ménages des quatre déciles les plus bas fut de 79 % (119 % en 2020 et 86 % en 2022) et celle pour les ménages du décile le plus élevé fut de seulement 2,3 % (3,8 % en 2020 et 2,8 % en 2022). De même (ou à l’inverse), si l’impôt a fait baisser en moyenne le revenu total de la population complète de 17,8 % (16,5 % en 2020 et 18,6 % en 2022), la baisse pour les ménages des quatre déciles les plus bas fut de 6,6 % (6,3 % en 2020 et 7,7 % en 2022 ) et celle pour les ménages du décile le plus élevé fut de 26,6 % (26,4 % en 2020 et 29,2 % en 2022). Il est donc tout à fait normal que l’impact de ces deux interventions gouvernementales ait été beaucoup plus important pour l’IP que pour le CG.

Ce graphique montre en outre que, en regardant aussi bien l’évolution des lignes de la CG que celles de l’IP, l’introduction et l’amélioration de nombreux programmes sociaux, dont ceux à l’intention des personnes âgées, ont fait augmenter de 70,5 % pour le CG (de 16,0 % à 27,3 %) et de 89,6 % l’IP (de 27,8 % à 52,7 %) l’impact des transferts dans la redistribution des revenus au Québec entre 1976 et 1993, permettant d’annuler presque complètement la forte hausse des inégalités selon le revenu du marché au cours de cette période. Par la suite, sûrement en raison du durcissement des critères de certains programmes (aide sociale et assurance-emploi, notamment), de la simple indexation à l’inflation des programmes à l’intention des personnes âgées, de la baisse du chômage (qui a fait diminuer les paiements de l’aide sociale et de l’assurance-emploi) et de la hausse du taux d’emploi des femmes, le rôle redistributeur des transferts a diminué jusqu’en 2004, de 23,5 % pour la CG (de 27,3 % à 20,9 %) et de 20,9 % pour l’IP (de 52,7 % à 41,7 %) avant de remonter jusqu’en 2009 de 14,1 % pour la CG (de 20,8 % à 23,9 %) et de 7,4 % pour l’IP (de 41,7 % à 44,8 %) et de diminuer très légèrement jusqu’en 2019, soit de 3,1 % pour la CG (de 23,9 % à 23,1 %) et de 5,4 % pour l’IP (de 44,8 % à 42,5 %), sûrement en raison de l’augmentation de la proportion des personnes âgées de 65 ans et plus, mais aussi de l’entrée en vigueur du Régime québécois d’assurance parentale en 2006. Puis, cet impact a connu un saut en 2020, de 31,5 % pour la CG (de 23,1 % à 30,4 %) et de 23,9 % pour l’IP (de 42,5 % à 52,7 %) et a baissé entre 2020 et 2022 de 17 % pour la CG (de 30,4 % à 25,2 % ) et de 15,1 % pour l’IP (de 52,7 % à 44,7 %).

L’impact des transferts pour le CG s’est retrouvé ainsi en 2020 à son sommet en 47 ans, surpassant son sommet précédent de 1993 de quand même 3,1 points de pourcentage ou de 11 %, alors que le sommet de 1993 pour l’IP a résisté de peu (52,668 % en 1993 et 52,651 % en 2020, un écart de 0,017 point ou de 0,033 %!). En 2022, l’impact des transferts s’est retrouvé au septième rang pour le CG, mais au 17e (sur 47, je le répète) pour l’IP. Cela est normal, car la plupart des programmes de 2022 touchaient presque toutes les tranches de revenus (comme les chèques de Legault), alors que, historiquement, des programmes comme l’aide sociale ne touchent que les plus pauvres et ont alors plus d’impact sur l’IP que sur le CG.

L’évolution de l’impact de l’impôt dans la redistribution des revenus fut très semblable à celle de l’impact des transferts pour les deux indicateurs, même si son impact redistributeur a été d’une ampleur bien moindre que celui des transferts, et moins importante pour la CG que pour l’IP. Retenons surtout que l’impact de l’impôt fut en moyenne 54 % plus important pour l’IP que pour la CG et que cet écart a toujours été entre 43 % (en 2021) et 67 % (en 2002). Comme l’impact des transferts, celui de l’impôt a augmenté dans la première moitié de la période étudiée atteignant son sommet pour les deux indicateurs en 1999 avec des baisses de la CG de 16,2 % et de l’IP de 25,5 %. Cet impact a ensuite diminué graduellement pour se situer en 2019 à des baisses de la CG de 13,5 % et de l’IP de 20.4 %, pour remonter légèrement en 2020 à 15,0 % pour la CG et à 21,5 % pour l’IP et encore en 2021 et en 2022 (15,6 % et 23,3 %). Ces mouvements s’expliquent bien sûr par les variations du taux d’imposition, mais aussi par l’ajout de dépenses fiscales, comme le passage de la portion imposable des gains en capital de 75 % à 50 % en 2000, la hausse du plafond des cotisations aux RÉER plus rapide que l’inflation de 2003 à 2010, la création des CÉLI en 2009, le fractionnement des revenus de pension des familles de retraités en 2007, etc.

Et alors…

Au-delà de la surprise de constater que les inégalités n’ont pas augmenté au Québec depuis une vingtaine d’années et qu’elles ont même diminué, ce billet montre qu’on peut lutter contre les inégalités de différentes façons, en agissant aussi bien sur le revenu du marché (en augmentant le salaire minimum, en offrant des services de garde à tarifs réduits, en adoptant des lois du travail favorables à la syndicalisation, etc.) que sur les revenus de transferts et sur les impôts. On a aussi vu que les transferts sont plus efficaces que les impôts pour faire diminuer les inégalités, surtout lorsqu’ils sont conçus spécialement pour les ménages à faibles revenus, mais aussi que l’impôt demeure un outil important dans ce domaine, aussi bien par son ampleur (part des impôts sur le revenu) que par sa conception (paliers progressifs, dépenses fiscales bien pensées, etc.). J’ajouterai que la forte baisse des inégalités en 2020, maintenue en partie en 2021 et un peu moins en 2022, fut importante, mais transitoire, car elle risque de disparaître dans les données de 2023, d’autant plus que le gouvernement de la CAQ a diminué les impôts de cette année, cette baisse ayant été bien plus forte pour les plus riches que pour les plus pauvres. On verra ça l’an prochain!

Une brève histoire de l’économie

6 Mai 2024

brève histoire de l’économie«De la charrue au tout numérique en passant par le krach écologique et le nouveau capitalisme financier», Daniel Cohen, économiste français décédé le 20 août 2023, et auteur du livre Une brève histoire de l’économie, «replonge dans les grandes étapes de l’histoire de l’économie et de la société».

Préface : Esther Duflo, économiste franco-américaine et lauréate en 2019 du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, félicite l’auteur qui a remis le manuscrit de ce livre en janvier 2023, juste avant la maladie qui l’a contraint à être hospitalisé et l’a finalement tué. Comme il n’a pas pu réviser ce texte et le peaufiner, on a la chance de bénéficier de la spontanéité de l’auteur sur les enjeux qui le préoccupait le plus.

Avant-propos de l’éditeur : Alexandre Wickham raconte comment l’idée de ce livre a germé et comment il a été réalisé.

Introduction : L’auteur déplore la malédiction du désir insatiable de l’être humain pour la croissance, surtout quand ce désir le mène à sa disparition.

1. Genèse : L’auteur présente la situation économique somme toute enviable des membres des sociétés préhistoriques qui se contentaient des fruits de la chasse et de la cueillette pour satisfaire à leurs désirs. Il précise que cette vision est toutefois idyllique, car leur situation variait grandement d’un groupe à l’autre. En outre, certains groupes cherchaient déjà à accumuler des «richesses». Il demeure que ce n’est qu’avec la généralisation de l’agriculture que l’esprit de possession s’est véritablement imposé avec la recherche de surplus qu’on pouvait accumuler, permettant ainsi la naissance des civilisations et une croissance démographique explosive. Cette explosion a fait en sorte que le niveau de vie ne s’est pas amélioré pendant des millénaires, et qu’il a même reculé entre la période de chasse et cueillette et le XIXe siècle. Heureusement, cette explosion a commencé à se calmer au début du XXe siècle, tendance qui s’est répandue par la suite, plus tardivement dans quelques régions (Inde, Afrique, Brésil, etc.).

2. Prométhée libéré : L’auteur se penche dans ce chapitre sur la révolution industrielle commencée au Royaume-Uni vers le milieu de XVIIIe siècle et sur son impact sur la production, l’emploi, la démographie, l’esclavage et la révolution énergétique. C’est aussi à cette époque que la discipline économique prend son envol sur la base du fonctionnement des marchés, base qui demeure de nos jours un des modèles les plus répandus en économie. Il présente quelques protagonistes de cette discipline dont le précurseur Adam Smith, son opposé ayant vécu 100 ans plus tard, Karl Marx, et ensuite, sur les progrès techniques, Joseph Schumpeter et, quelques décennies plus tard, Robert Solow.

3. Prospérité et dépression : La Grande Dépression a commencé en 1929 aux États-Unis après une décennie de forte croissance, puis s’est étendue à l’Europe et rapidement à toute la planète, ne se terminant finalement qu’avec la Deuxième Guerre mondiale. L’auteur raconte comment elle est arrivée et ses conséquences à court et long termes, aussi bien avec des anecdotes (notamment sur les suicides des spéculateurs) qu’avec des données fiables. Comme dans le chapitre précédent, il présente ensuite quelques économistes, mais surtout John Maynard Keynes qui fut le premier à avoir bien vu comment agir lors de récessions, allant à l’encontre des recettes des classiques qui ne font qu’empirer les crises.

4. L’âge d’or et sa crise : L’auteur présente des données qui illustrent l’enrichissement majeur (et la hausse vertigineuse de la consommation) entre le début et la fin des trente glorieuses, entre 1945 et 1975. Cette période prend fin avec les deux chocs pétroliers des années 1970 (1973 et 1978), puis la stagflation et la naissance du néolibéralisme que ces chocs ont entraîné.

5. Le nouveau capitalisme financier : Avec le néolibéralisme, la confiance en la bourse, faible depuis la Grande Dépression, renaît, accompagnée par une baisse de la syndicalisation, une hausse de la sous-traitance et, conséquence de ces tendances, une explosion des inégalités de revenus et de richesse. La nouvelle vague de mondialisation accentue ces tendances. Par la suite, la multiplication des produits financiers, liée à l’idéologie néolibérale et à la supposée efficience des marchés financiers qui a mené à leur déréglementation partielle, fut un des principaux facteurs qui ont entraîné la crise des subprimes de 2007, qui s’est rapidement transformée en crise financière plus tard en 2007 ou en 2008 (selon les pays).

6. La mondialisation : L’auteur explique le concept de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo (sans la nommer) et montre que son application par la Compagnie britannique des Indes orientales peut expliquer la méfiance des pays pauvres envers la mondialisation, méfiance qui a diminué au XXe siècle notamment en raison du succès de quelques pays asiatiques (Japon, Corée du Sud et autres) qui ont pu quitter la pauvreté grâce au commerce international. Il montre ensuite que l’évolution des niveaux de vie entre l’Europe et la Chine s’expliquent en grande partie par l’ouverture de l’Europe au commerce international et à la préférence de la Chine pour l’autarcie protectionniste. Sa croissance plus récente s’explique par son ouverture à ce commerce (et son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC), en fait surtout aux exportations, ainsi que par ses politiques de scolarisation, d’épargne et d’investissements, ce qui n’a pas empêché la croissance encore plus forte des inégalités.

7. La révolution numérique : L’auteur analyse les impacts humains et économiques de cette révolution, dont on a vu une version accélérée au cours des confinements dus à la pandémie de COVID-19. Il aborde aussi l’utilisation croissante des algorithmes dans de nombreux domaines (embauche, justice, santé, etc.), et l’impact de la dépendance aux réseaux sociaux et à d’autres applications numériques.

8. Le krach écologique : À partir de la révolution industrielle, les carburants fossiles remplacent le vent, l’eau et le soleil comme principales sources d’énergie, faisant du même coup augmenter en flèche les émissions de gaz à effet de serre (GES). L’auteur présente les principaux effets du réchauffement climatique; l’impact de la priorité que nous accordons au présent même si nous connaissons les dommages à long terme de nos comportements actuels; les mesures qu’il faudrait adopter pour ralentir le réchauffement climatique et minimiser ses effets (qui demeureraient très importants); la faible probabilité que les mesures qui seront adoptées permettent d’atteindre cet objectif.

9. Le bonheur intérieur brut : Le niveau de satisfaction des sociétés riches est en fait en baisse, malgré la hausse importante du PIB par habitant dans ces pays. Cela est dû en grande partie à notre dépendance à la consommation, dépendance qui est exacerbée par les comparaisons de cette consommation avec celle des gens qui nous entourent (consommation ostentatoire). L’auteur donne de nombreux exemples de ce comportement et de son effet sur le niveau de bonheur ressenti (ou de satisfaction face à notre vie), puis s’attaque au concept d’homo œconomicus cher aux économistes néolibéraux, avant de présenter les comportements qui favorisent le plus l’atteinte d’une satisfaction durable.

Conclusion : L’auteur revient sur les comportements qui nous apportent le plus de satisfaction et déplore que nous semblions ne pas le savoir ou ne pas agir en conséquence. Ainsi, la folle poursuite de la croissance nous éloigne en fait de cet objectif. Il nous conseille d’accorder moins d’importance à la compétition et de miser au contraire davantage sur la coopération, aussi bien avec les gens qui nous entourent qu’à l’échelle internationale.

Postface : Michel Cohen, frère de l’auteur, se rappelle à quel point ce projet de livre (qu’il aurait au début imaginé sous la forme d’une bande dessinée) l’enthousiasmait, et cela environ un an avant que sa maladie ne l’emporte. Il a convenu avec l’éditeur de finalement publier ce livre à partir de son manuscrit, sans y apporter de grandes modifications, même si son frère aurait voulu le peaufiner avant publication, et de travailler ensuite à une version en bande dessinée qui sera publiée plus tard cette année, réalisant ainsi les volontés de son frère.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire! Ce livre d’histoire de l’économie est bien différent de ceux que j’ai lus précédemment. Il ne contient aucune démonstration exhaustive, mais survole quasiment son sujet, en faisant ressortir les principales étapes de l’évolution de l’économie et de la pensée économique, tout cela en seulement 173 pages (selon l’éditeur), mais environ 130 écrites par l’auteur. C’est le troisième livre de cet auteur que je lis et c’est de loin celui que j’ai préféré, car il n’a pas l’ambition de tout expliquer (sans y réussir) comme les précédents. Autre bon point, les 12 notes de ce livre, toutes des références, sont en bas de page.

L’hypothèse K.

29 avril 2024

Hypothèse K«À partir de ce qu’il appelle «l’hypothèse K.», un laisser-faire entraînant une prolifération technique exponentielle», Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe français, et auteur du livre L’hypothèse K. – La science face à la catastrophe écologique, «suggère de réinvestir la science de l’immense charge poétique qui lui a été déniée. Et cela afin de la libérer, de lui rendre son pouvoir bénéfique. Un plaidoyer pour une science nomade, tzigane ou touareg, humble et intransigeante. Une science déviante et fière de l’être».

Avertissement : L’auteur sait très bien que ce livre déroutera bien des lecteur·trices. Pourtant, il ne cherche qu’à réfléchir «au rôle que la communauté scientifique pourrait jouer face au plus grand défi de notre histoire», sans perdre un iota de sa passion pour la physique et pour la science qu’il critiquera dans ce contexte et dans cet esprit.

Introduction : L’auteur décrit la situation actuelle comme une catastrophe civilisationnelle, qui risque de causer un effondrement de la vie en raison d’une perte de sens. La science a un rôle immense dans ce contexte, rôle qu’il associe à une arme de dissuasion massive et non pas à un outil pour pallier le changement de mode de vie nécessaire. Elle ne servira pas à plaire ou à produire, mais doit devenir «une machine de déraillement face aux attendus et aux inerties».

Bien sûr, bien sûr : «L’état de la vie sur Terre est catastrophique». Il ne s’agit pas d’une croyance, mais d’un constat scientifique, qu’il juge même être un euphémisme. Il ajoute que toute mention de doute ou toute nuance sur ce constat serait de l’imposture et que la science sert plutôt à préciser les différentes facettes de cette catastrophe, qui sont loin de ne comprendre que le réchauffement, même si celui-ci suffirait à justifier ce constat. Il ne s’agit pas non plus d’une prévision, mais bien d’une description de la situation actuelle sur laquelle il fournit de très nombreuses données. En plus de décrire précisément cette situation, la science peut dans certains cas contribuer à contrer ses conséquences.

Et pourtant : L’auteur présente et analyse les limites de l’utilisation des outils scientifiques, notamment le fait que tout ne se mesure pas et que la science ne peut faire de choix, même si elle peut aider à les faire. Il ajoute que l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) est peu recommandable, car son fonctionnement repose sur des événements passés uniquement, événements qu’il faut justement éviter de reproduire. Il nous met aussi en garde contre la tentation du scientisme qui donne l’illusion de faire les meilleurs choix, alors que, il le répète, la science ne choisit rien.

L’évident : L’auteur se penche ici sur la possibilité d’infléchir la pratique scientifique pour la rendre vertueuse. Il donne de nombreux exemples à cet effet, aussi bien par de «petits gestes» que par des changements plus profonds, comme de cesser les conférences où la majorité des scientifiques qui y participent doivent voyager en avion sur de longues distances, et encore plus l’exploration spatiale avec des vols habités et le tourisme spatial. Il aborde aussi :

  • l’évaluation (ridicule, selon lui) de la qualité d’un scientifique par le nombre de textes publiés dans des revues de prestige et le nombre de citations que ses textes reçoivent;
  • la recherche trop souvent évaluée en fonction de son utilité pratique ou de sa valeur marchande;
  • les projets qui consomment beaucoup d’énergie et de matières, dont les grands accélérateurs de particules;
  • les rapports de domination dans la communauté scientifique;
  • l’expérimentation animale et l’arrogance scientiste.

L’important : On dit souvent que la science est neutre, mais il demeure qu’elle «est aussi un outil redoutable au service des puissances dominantes». Il faut distinguer la science de la technique, mais sans perdre de vue que les deux sont liées et qu’on peut dans ce sens parler de technoscience. Si toutes les disciplines se revendiquent de la science, c’est trop souvent de façon décorative, pour montrer leur sérieux et leur importance. Comme la science ne peut faire de choix et qu’elle est manipulée par bien des gens, l’auteur aimerait que nous tentions «d’habiter poétiquement la science» (et philosophiquement, ajoute-t-il plus loin) en cessant de la considérer uniquement comme un outil productif, mais en la pratiquant pour la beauté du savoir et de la vérité. Il ajoute que, même si on la met au service de la transition écologique, on l’instrumentalise, et qu’il faut donc cesser de la voir comme un outil, mais la voir plutôt comme un objet d’émerveillement. Cette façon de pratiquer la science serait bien plus saine que de la voir comme un outil de croissance ou de progrès, alors que c’est justement ce genre d’objectif qui menace notre existence et celle de bien d’autres formes de vie. Voir la science sainement, c’est ne pas se préoccuper de sa valeur monétaire et c’est remplacer le travail triste par du travail stimulant.

Ce chapitre, de loin le plus long du livre (60 pages), n’est pas facile à lire (et donc à résumer!), mais il est celui qui m’a permis de vraiment comprendre (et d’aimer!) l’objectif de ce livre et le concept de poésie en science.

L’exemple : L’auteur explique à quel point l’interprétation d’une théorie, des constats et des données qu’on y trouve est importante, souvent tout autant que la théorie elle-même. Il donne l’exemple de la physique quantique qui a fait l’objet de nombreuses interprétations différentes et contradictoires avant qu’une d’entre elles s’impose. Il poursuit en montrant que l’évolution (en biologie) ne fonctionne pas du tout comme la physique, notamment parce qu’il est impossible de prévoir comment un être vivant évoluera et de découvrir le mécanisme précis qui a joué dans l’évolution passée (parce qu’il n’y en a pas!). Si les sciences ont contribué à l’affirmation égotique de l’humanité, elles peuvent aussi contribuer à lui transmettre une humilité réinventée, une autre facette de l’importance pour l’auteur d’habiter poétiquement la science, ce qui pourrait aussi lui transmettre une force de résistance.

L’impossible : La place des mathématiques dans la pensée humaine varie selon les perceptions. Elles peuvent être vues comme un moyen de simplification par les un·es et comme une discipline métaphysique par d’autres. L’auteur raconte à cet effet l’histoire d’un génie des mathématiques, Alexandre Grothendieck, qui s’est toujours opposé à la hiérarchie qui veut utiliser la science et les mathématiques pour assurer sa domination sur le reste de la société (je simplifie).

L’hypothèse K. : L’auteur se demande comment Prométhée réagirait s’il existait et s’il voyait ce que les êtres humains ont fait de son cadeau. Il propose d’ailleurs quelques possibilités, mais insiste sur les regrets que Prométhée ressentirait sans nul doute de ne pas avoir exigé qu’iels maîtrisent la modération, la sagesse et la prudence avant de leur offrir le feu sacré de l’Olympe. Il présente dans ce contexte son hypothèse K. (titre du livre et de ce chapitre), qui est un développement cancéreux de la production technique que nous ne contrôlons plus et dont nous serions devenu·es les serviteur·euses, voire les esclaves. En fait, un cancer n’a souvent plus besoin de son hôte pour évoluer de façon autonome, phénomène qui s’applique bien à la production technique.

Il pousse cette analogie encore plus loin en cherchant du côté des différentes formes de traitement du cancer celles qui pourraient nous permettre de combattre notre cancer (le prométhome…). Il explique que si son analogie ne tenait pas, il serait alors facile de cesser la production et l’utilisation des machines et autres logiciels qui nous nuisent. Or, ce ne l’est pas (facile). Il ajoute que son K représente aussi les personnages principaux des romans de Franz Kafka, tous des personnages qui ne contrôlent plus leur existence, leur humanité étant «fracassée par un système devenu précisément autonome dans sa folie froide et foisonnante». Pour bien faire comprendre ce concept, je dois citer au complet le dernier paragraphe de ce chapitre :

«Hypothèse K. : prolifération technométastatique du cancer numéricomachinique porté par un hôte-humain hébété et engourdi, mais déjà symptomatique. Croissance tue-morale. Espoir ou désir d’une thérapie bégayante qui pense l’organicité au-delà de l’organe et la guérison par-delà la rémission. Tirant, douloureusement, les leçons d’une médecine devenue modeste malgré elle. Lucidité kafkaïenne, maussade mais clairvoyante, comme invite à exorciser l’absurdité inertielle et objectale par une obstination fragile et poétique. Révision drastique des règles du jeu pour contrefaire une partie perdue d’avance.»

Habiter poétiquement le monde : L’auteur revient, comme dans l’introduction, sur le concept de catastrophe civilisationnelle. Il ajoute que les personnes qui croient aux solutions technologiques confondent le remède avec la cause. Il répète que seule la poésie peut représenter une solution. «Habiter poétiquement le monde, c’est aussi, nécessairement être poétiquement habité par le monde». Il ne s’agit pas de faire quelque chose, mais justement de ne plus rien faire. Je renonce à présenter les quatre dernières pages de ce chapitre, qu’il faut lire et ressentir dans le contexte de la lecture de ce livre.

Conclusion : Il est classique de penser que, face à la catastrophe écologique, seule la science nous sauvera. Pourtant elle qui est neutre, ni bonne ni mauvaise, est cette fois amplement utilisée par l’autre camp. Elle qui ne devrait être que pensée est de nos jours trop utilisée. Il explique ensuite un peu plus à fond le sens de son hypothèse K et de sa solution d’habiter poétiquement le monde ou plutôt ce qu’elles ne sont pas! Il ajoute que l’abandon du technoscientisme solutionniste est essentiel, aussi bien pour l’environnement que pour la société. Il conclut que l’anthropocène est en fait une nécrocène et qu’une science sans déviance serait une ruine de l’âme.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Ouf, quel livre! Difficile de s’attendre à ça! Cela dit, oui, il faut le lire, justement pour cela, parce qu’il nous fait sortir de notre confort. J’ai toujours un peu de problèmes à comprendre son concept de poésie, mais cela n’est pas vraiment important, tant qu’on saisit l’esprit de la chose. Aux 77 notes de références placées malencontreusement à la fin du livre, s’ajoutent 44 notes en bas de page, toutes explicatives. C’est mieux que si elles étaient toutes à la fin, mais cela ne nous évite pas l’utilisation désagréable de deux signets. On peut aussi écouter une vidéo intéressante de 30 minutes avec Aurélien Barrau qui répond à des questions sur son livre.

Petite pause fiscale…

25 avril 2024

😉Petite pause fiscale

Les objectifs de la liberté

22 avril 2024

objectifs de la libertéAvec son livre The Ends of Freedom – Reclaiming America’s Lost Promise of Economic Rights (Les objectifs de la liberté – Retrouver la promesse perdue des droits économiques des États-Unis), l’économiste Mark Paul «propose un programme politique complet visant à atteindre une version plus étendue et plus durable de la liberté aux États-Unis. Parmi les droits qu’il présente figurent le droit à un bon emploi, le droit à l’éducation, le droit aux services bancaires et financiers, et le droit à un environnement sain».

Introduction : L’auteur présente les principaux constats du rapporteur de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits de la personne faits en 2017 après sa visite de nombreuses villes et régions rurales des États-Unis. Ces constats étaient vraiment désolants, soulignant entre autres la forte présence de l’extrême pauvreté et de la misère dans un des pays les plus riches de la planète. Il a ajouté que ce pays cherche davantage à protéger les libertés négatives (absence d’entraves) que les libertés positives (possibilités de faire quelque chose), négligeant ainsi les interventions pour lutter contre la pauvreté en échange de droits que ces personnes ne peuvent pas exercer. Avec ce livre, l’auteur entend proposer des interventions visant plutôt la défense et la promotion des libertés positives.

Première partie – La liberté aux États-Unis

1. Les États d’Amérique : L’auteur présente de nombreuses données montrant l’ampleur des inégalités aux États-Unis sous bien des facettes, dont sur le logement (aussi bien chez les locataires que par la baisse de l’accessibilité à la propriété et la hausse de l’itinérance); sur l’augmentation de la valeur des actifs nets des plus riches (même durant la pandémie de COVID-19); sur la montée de l’insécurité alimentaire; sur l’environnement et la pollution touchant plus les plus pauvres; sur la discrimination sexuelle et raciale; sur les hausses de revenus concentrées chez les plus riches; sur la stagnation de l’espérance de vie, stagnation qui camoufle sa hausse chez les plus riches et sa baisse chez les plus pauvres et même au sein de la classe moyenne; sur la baisse de la syndicalisation; sur la démocratie en danger, de plus en plus contrôlée par les plus riches; sur le choix du capitalisme néolibéral et ses conséquences sur les inégalités de toutes sortes; sur la fin du rêve américain et sur les facteurs qui ont causé cette fin. Il souligne que ces inégalités avaient pourtant diminué au cours des 30 années suivant la Deuxième Guerre mondiale, montrant que la hausse des inégalités survenue par après n’était pas inévitable et que sa baisse n’est pas non plus survenue par hasard, mais par l’adoption de politiques progressistes. Il ajoute que le succès du néolibéralisme repose en grande partie sur l’utilisation dénaturée du concept de liberté, probablement la valeur la plus ancrée dans la société des États-Unis.

2. Capitalisme et liberté : En 1987, le président des États-Unis de l’époque, Ronald Reagan, a annoncé son intention de modifier la constitution de ce pays pour obliger tous les gouvernements à présenter des budgets sans déficits et pour inscrire quatre libertés économiques : le droit de travailler (pour diminuer le pouvoir des syndicats), celui de payer le moins d’impôt possible (notamment en abolissant tous les programmes de redistribution de la richesse, même pour les plus pauvres), le droit à la propriété (même quand elle va à l’encontre de droits de la personne ou si on doit exproprier quelqu’un) et le droit de participer au libre marché et de signer tout contrat sans que le gouvernement s’en mêle (cela inclut d’annuler l’interdiction du travail des enfants, entre autres). Ce serait de ces principes que vient le concept de néolibéralisme. L’auteur explique ensuite l’absence de fondements de ces supposés droits naturels en racontant l’histoire de la pensée économique, en insistant notamment sur les contributions de Keynes, de Hayek, de la Société du Mont-Pèlerin et encore plus, de Friedman, qui a conseillé les gouvernements de Reagan et des deux Bush. L’auteur conclut en observant l’échec du néolibéralisme et de la promotion des libertés uniquement négatives, notamment avec une population moins éduquée, plus malade, mal logée, mal payée et mal nourrie, avec en plus des milieux de travail plus toxiques et une croissance moins forte qu’auparavant, avec les politiques keynésiennes.

3. L’autre liberté de l’Amérique : Ironiquement, l’auteur rappelle qu’un autre président des États-Unis a déjà lui aussi promis de modifier la constitution pour y inscrire au nom de la liberté les droits au travail et à la vie. Il parle d’un discours de Franklin Delano Roosevelt datant de 1944, quand la victoire des Alliés était rendue certaine. Par contre, ce président n’associait pas la liberté au libre marché comme Reagan, mais à la sécurité physique, morale, sociale et économique (avec moins d’inégalités et de pauvreté). Bien avant Roosevelt, Thomas Payne avait tenu des propos semblables sur l’importance des libertés positives dans son pamphlet Common Sense (ainsi que dans d’autres textes), paru en 1776, quelques mois avant la signature de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, pamphlet qui allait bien plus loin que Roosevelt dans les moyens à prendre pour mettre de l’avant ces droits et libertés, proposant un État-providence plus généreux et complet que ceux qui ont existé par la suite. Il aborde ensuite les propositions d’un autre auteur (Alexander Hamilton, premier Secrétaire au Trésor) quelques années plus tard; les mesures adoptées sous Abraham Lincoln (président de 1860 à 1864) allant dans ce sens; l’abolition de l’esclavage en 1865; les principales mesures du New Deal dans les années 1930; l’entrée en guerre des États-Unis en 1941 et ses impacts sur les libertés positives; les huit libertés économiques positives mises de l’avant par Roosevelt en 1944; l’absence des droits civils dans les libertés promues par Roosevelt, ce qui a approfondi les inégalités raciales; la lutte pour les droits civils à partir de 1955, la contribution majeure de Martin Luther King et les liens entre ces droits et la liberté économique; les luttes subséquentes pour les droits économiques.

Deuxième partie – Les droits économiques

4. Le droit au travail : L’auteur présente la contribution de Harry Hopkins (un conseiller majeur de Roosevelt) à la lutte contre la pauvreté, dont la mise sur pied dans les années 1930 de nombreux programmes qui ont fourni du travail (notamment dans des emplois pour des travaux publics) à des millions de travailleur·euses (en leur redonnant la fierté de contribuer concrètement au rétablissement du pays après la Grande Dépression) et qui ont permis la construction ou l’amélioration d’écoles, de routes, d’aéroports, d’égouts, de terrains de jeu, etc. Il analyse ensuite les conséquences du chômage de nos jours, notamment au cours de la pandémie de COVID-19, qui donne aux employeurs un pouvoir exorbitant sur le marché du travail. Il dénonce aussi le concept de taux de chômage naturel que la Fed (banque centrale des États-Unis) utilise pour remplir son mandat de viser l’emploi maximum, car ce concept impossible à mesurer donne encore plus de pouvoir aux employeurs. Il recommande :

  • de viser le plein emploi avec entre autres la création d’un nouveau programme permanent d’emplois dans les travaux publics (appliquant le principe de la garantie d’emplois décrite dans ce billet et dans le livre qu’il présente, livre que l’auteur cite, d’ailleurs);
  • de rehausser la cible d’inflation de la Fed;
  • d’adopter des mesures favorisant la syndicalisation pour équilibrer le rapport de force entre les travailleur·euses et les employeurs.

5. Le droit au logement : Les personnes itinérantes vivent souvent plus d’un problème, la perte de leur logement étant en général due à une autre malchance. Même si elles ne sont pas responsables de leur situation, elles ont trop souvent honte et se sentent coupables. On estime que l’itinérance touchait en 2020 plus de 4 millions de personnes aux États-Unis chaque année, dont 30 % faisaient partie d’une famille avec enfants. En plus, 11 millions de ménages représentant 24 millions de personnes consacraient plus de 50 % de leurs revenus à leur loyer. Malgré les promesses et les programmes incitatifs, le taux de propriété du logement est à la baisse aux États-Unis et est moins élevé que dans bien des pays riches. L’auteur a participé avec des organismes voués au logement à présenter des recommandations visant à fournir à toute la population des logements de qualité. Ils recommandaient entre autres d’augmenter considérablement les investissements gouvernementaux en logement social et d’instaurer des mécanismes de contrôle des loyers. Il présente ensuite en détail le fonctionnement et les avantages de ces deux propositions. Sa démonstration sur les avantages du contrôle des loyers mériterait un billet à elle seule, tellement il démolit avec rigueur la théorie économique orthodoxe sur ce sujet avec des constats tirés d’études empiriques.

6. Le droit à l’éducation : L’auteur définit le concept de biens publics et explique que le marché n’a rien à faire dans la production et la vente de ces biens, et que l’éducation est un des biens publics les plus essentiels pour la démocratie et la liberté. Pourtant, le droit à l’éducation n’est pas enchâssé dans la constitution des États-Unis, notamment parce que ce droit est dévolu aux États. Il est d’ailleurs de nos jours garanti dans chaque État, mais au début, il ne portait que sur l’éducation au primaire. Il a fallu attendre les années 1940 pour que ce droit s’applique aussi à l’éducation au secondaire, alors que les États-Unis se démarquaient positivement sur cet enjeu par rapport aux autres pays, avance qui a contribué à la fois à bâtir une démocratie engagée, à améliorer la liberté des citoyen·nes et à faire croître fortement son économie et sa productivité. Par contre, ce système était offert de façon très inégale selon le genre, l’ethnie et la richesse, inégalités dues en bonne partie au fait que l’éducation postsecondaire n’a jamais été gratuite. Même s’il existe des collèges publics, la plupart sont privés et coûteux, ce qui explique l’endettement important des personnes qui y sont allées. Il aborde ensuite :

  • la nécessité de la gratuité des études postsecondaires, un bien public qui devrait être accessible gratuitement à tou·tes les citoyen·nes;
  • l’argument néolibéral prétendant que les études postsecondaires sont uniquement un investissement personnel pour rehausser son capital humain, argument entendu fréquemment ici aussi, entre autres lors de la grève étudiante de 2012;
  • les principaux arguments qui appuient la proposition de la gratuité des études postsecondaires;
  • la faiblesse des arguments de ses opposant·es;
  • les avantages de l’augmentation du nombre de places dans les services de garde et dans les maternelles, et ceux de leur gratuité.

7. Le droit aux soins de santé : L’auteur raconte la nomination de Frances Perkins, première femme de l’histoire des États-Unis à siéger dans un cabinet présidentiel, plus précisément au poste de secrétaire au Travail. Elle a notamment contribué à créer le système de sécurité sociale (pour les personnes âgées de 65 ans et plus), le salaire minimum, les prestations pour accident de travail et l’assurance-chômage, mais sans réussir à créer un système public, universel et gratuit de santé malgré ses efforts, en raison de l’opposition de lobbys puissants. Si quelques programmes de santé ont été adoptés par la suite (comme Medicaid et Medicare), les États-Unis demeurent le seul pays riche sans un système de santé universel et gratuit. Il ajoute que le système privé de santé des États-Unis est de loin le plus cher du monde, mais loin d’être le plus efficace, en plus d’être une des causes principales des faillites personnelles.

8. Le droit à un revenu de base et aux services bancaires : Même si la pandémie de COVID-19 a tué bien des gens et a causé la récession la plus profonde depuis la Grande Dépression, le taux de pauvreté a baissé de moitié en 2020 grâce aux programmes gouvernementaux améliorés ou créés de façon ponctuelle, notamment ceux qui ont distribué des sommes importantes aux personnes touchées par la pandémie, que ce soit en raison de la maladie ou de la perte d’un emploi. L’auteur décrit le fonctionnement de ces programmes et leurs effets bénéfiques sur la pauvreté. Ces programmes étant demeurés temporaires, le taux de pauvreté a augmenté considérablement à la fin de ces programmes, mais moins qu’il avait baissé. Il conclut que ces mouvements importants de la pauvreté ont prouvé qu’elle est un choix politique. Il raconte ensuite l’histoire des programmes de lutte contre la pauvreté depuis le New Deal, en insistant sur l’abolition du programme d’aide sociale par le gouvernement de Bill Clinton et ses conséquences désastreuses en faisant non seulement augmenter le taux de pauvreté, mais en la rendant encore plus profonde. Il rappelle que les républicains ont déjà adopté un programme de revenu minimum garanti (en fait, d’impôt négatif), mais que le sénat a rejeté. Il présente ensuite les critères et le fonctionnement d’un revenu minimum garanti qu’il juge idéal. Il aborde ensuite le droit aux services financiers et bancaires.

9. Le droit à un environnement sain : L’histoire des problèmes environnementaux des États-Unis est marquée par l’inconscience de ses entreprises, de ses politicien·nes et de la population face à ces problèmes, inconscience qui a commencé à prendre fin lors des épisodes de smog et de pluies acides dans les années 1960 en raison de décès subits, dont près de 200 à New York lors d’un seul événement, mais aussi en raison de la multiplication des désastres environnementaux, dans un contexte d’absence complète de réglementation environnementale. Ces événements ont entraîné la création de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) et l’adoption de plusieurs lois (et des règlements associés), dont le Clean Air Act, en 1970. Si ces lois ont permis une amélioration spectaculaire de la qualité de l’air et des eaux, elles n’ont pas permis d’empêcher complètement les désastres du genre, dont ceux survenus à Flint de 2014 à 2019, ni les dizaines de milliers de décès annuels aux États-Unis en raison de la pollution de l’air (ni les millions de décès prématurés sur la planète). Cela dit, le problème actuel le plus grave est certainement le réchauffement climatique dû aux émissions de gaz à effet de serre (GES). Malheureusement, en se reposant presque uniquement sur des solutions de marché, comme les taxes sur le carbone, il sera impossible de maintenir le réchauffement à un niveau «acceptable». Il présente ensuite d’autres façons plus efficaces pour limiter la hausse des températures (inspirées grandement par les mesures proposées dans le Green New Deal), touchant cette fois des changements à notre mode de vie, alliant les mesures vertes à des mesures sociales et économiques.

Partie III : Un budget pour les citoyen·nes

10. Comment le financer? : L’auteur est bien conscient que ses propositions vont coûter cher, mais que cela est loin de représenter un problème insoluble, surtout pour un pays aussi riche que les États-Unis, comme il le démontre clairement. Il aborde ensuite :

  • le rôle de la banque centrale sur la croissance économique, sur l’ampleur du fardeau de la dette et sur le financement des services publics;
  • les dépenses dans les services publics qui peuvent être considérées comme des investissements, car ces services (éducation, infrastructures, logement, etc.) ne font pas augmenter que la demande à court terme, mais aussi le potentiel de l’économie à long terme;
  • la sous-utilisation des ressources économiques, humaines et autres, qui s’observe presque chaque année, mais qui peut diminuer avec des mesures gouvernementales appropriées;
  • l’impact encore plus positif des investissements gouvernementaux quand l’offre est trop faible;
  • le contrôle des prix pour lutter contre l’inflation;
  • la réallocation des budgets gouvernementaux et les hausses d’impôt qui permettent d’améliorer la quantité et la qualité des services publics (mesures délicates, mais souvent nécessaires);
  • une réforme fiscale pour corriger les iniquités actuelles, notamment avec un impôt sur la richesse qui ne ferait pas qu’augmenter les revenus de l’État, mais diminuerait en plus le pouvoir exorbitant des riches qui transforment nos démocraties en ploutocraties.

L’auteur ajoute que l’effet de cet impôt serait plus important avec une entente internationale qui limiterait les déplacements de capitaux.

Conclusion : L’auteur conseille de toujours revenir aux idéaux des fondateurs des États-Unis pour mieux comprendre l’histoire de ce pays. On s’aperçoit alors encore plus clairement du trou qu’il reste à combler sur les droits économiques. Il devient en effet évident que jamais la pauvreté et l’insécurité économique n’ont cadré avec le pays qu’ils voulaient construire. Le but de ce livre était justement de montrer que la pauvreté et l’insécurité économique existent parce qu’elles sont le résultat de choix politiques et économiques liés à des idéologies, et qu’il est possible de faire des choix mieux inspirés.

L’auteur ajoute qu’il n’a pas pu aborder tous les droits économiques et qu’en choisissant les sept qu’il trouve les plus importants, il a dû laisser de côté d’autres droits, dont le droit à la syndicalisation et aux produits de base (énergie, eau, transport public, etc.). Cela dit, améliorer l’accès aux sept droits qu’il a présentés plus à fond dans ce livre serait déjà un progrès immense dans le contexte actuel. Il ne faut en effet pas penser que les personnes qui bénéficient le plus du néolibéralisme se laisseront faire! Et elles sont puissantes. Il faudra donc réunir tous les appuis possibles dans la société et s’organiser. De façon plus positive, il ajoute que la gauche n’a jamais été plus présente au sein des institutions politiques.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire! Même s’il n’y a pas beaucoup d’idées nouvelles dans ce livre, l’auteur a su les présenter d’une façon efficace, dans une suite logique dont je n’ai pas trouvé de faille qui mérite d’être mentionnée. Dans le contexte des États-Unis, passer des libertés négatives aux libertés positives est tout un mandat, mais il est de plus en plus essentiel. Je n’avais jamais entendu parler de l’auteur avant de lire ce livre (son premier, d’ailleurs), mais je vais tenter de retenir son nom pour être certain de ne pas rater ses prochains! Cela dit, rien n’est parfait. En effet, les 516 notes, surtout des références, mais aussi de nombreux compléments d’information, s’étendent sur 44 pages à la fin du livre, nous obligeant à utiliser deux signets et à passer du texte principal à ces notes de nombreuses fois à chaque chapitre. Mais, bon, cela n’enlève rien à la qualité de ce livre!

Le respect du salaire minimum aux États-Unis et au Royaume-Uni

18 avril 2024

respect du salaire minimum aux États-Unis et au Royaume-UniL’étude d’Anna Stansbury intitulée Incentives to Comply with the Minimum Wage in the US and UK (Les incitations à respecter le salaire minimum aux États-Unis et au Royaume-Uni) a été publiée en mars 2024 par l’Institute of Labor Economics (IZA). On peut aussi lire un résumé en anglais de cette étude sur cette page.

Introduction

L’autrice considère que le salaire minimum est au centre de la protection des travailleur·euses. Si de nombreuses études portent sur son impact sur le marché du travail, on s’est moins intéressé à son respect, même si celui-ci est essentiel pour étudier son impact! Comme le niveau de non-respect du salaire minimum est très difficile à mesurer avec les données existantes, l’autrice se penche plutôt sur les données sur les pénalités (nombre et importance) pour non-respect.

Elle se concentre sur le salaire minimum fédéral et sur le paiement des heures supplémentaires aux États-Unis, et sur le salaire minimum national au Royaume-Uni. Comme ces deux pays ont plusieurs méthodes de vérification, il n’y a pas de source unique de données pour estimer le non-respect de ces lois et règlements. Elle a donc dû construire elle-même une base de données pour ces deux pays.

1. Le contexte et l’approche empirique

On utilise en général l’analyse coût-avantage pour estimer les incitatifs que reçoit une entreprise pour se conformer à une loi ou une réglementation. Dans le cas du salaire minimum, il faut tenir compte à la fois de la probabilité de recevoir des pénalités et de leur niveau, mais aussi de l’effet positif de mieux payer ses employé·es (salaire d’efficience, gains de productivité, baisse du roulement et des frais de formation, etc.). En outre, il est difficile de savoir si une petite entreprise qui paye moins des employé·es que le salaire minimum le fait volontairement ou par ignorance. Par contre, l’autrice ne tient pas compte du coût de la mauvaise réputation d’une entreprise qui paye mal ses employé·es en contrevenant à la loi.

Chose certaine, les infractions à ces lois ne sont pas rares dans ces deux pays, Une enquête tenue aux États-Unis auprès de travailleur·euses à bas salaires a conclu que 68 % des personnes interrogées «avaient subi au moins une violation liée à la rémunération au cours d’une semaine donnée, pour un coût moyen de 15 % du salaire». Des inspections aléatoires dans la restauration rapide et la confection dans le cadre du Fair Labor Standards Act (FLSA, la loi sur les normes du travail des États-Unis), sont arrivées à des taux de non-respect variant entre 40 % et 85 %. L’organisme régulateur du Royaume-Uni estime de son côté que 22 % des travailleur·euses couvert·es par le salaire minimum étaient sous-payé·es en 2019, alors que le salaire minimum était proportionnellement deux fois plus élevé au Royaume-Uni qu’aux États-Unis (61 % du salaire médian par rapport à 31 %). Cette différence fait aussi en sorte qu’une plus forte proportion des travailleur·euses sont couvert·es par cette loi au Royaume-Uni qu’aux États-Unis et que les incitatifs à ne pas la respecter sont plus élevés.

L’autrice s’est servie aux États-Unis de données sur les enquêtes liées à la FLSA et sur les causes entendues en cour. Par contre, elle n’a pas pu obtenir de données sur les poursuites individuelles. Pour le Royaume-Uni, les données qu’elle a obtenues sont plus variées, mais avec moins de détails. Elle s’est donc imposé une recherche approfondie de centaines de poursuites dans des causes de ce type avec les documents juridiques des tribunaux britanniques.

2. États-Unis – Incitations à se conformer à la FLSA

L’autrice a pu assembler des données sur 161 000 cas de 2005 à juillet 2023. Aux États-Unis, les entreprises reconnues fautives doivent rembourser les sommes non payées avec une pénalité du même montant. Si cette pénalité était rarement imposée en début de période (dans seulement 1 % des cas), elle l’était par la suite de plus en plus souvent, soit dans 30 % des cas quand l’infraction ne semblait pas volontaire, mais dans plus de 60 % des cas quand l’infraction était volontaire ou quand il ne s’agissait pas respect du salaire minimum aux États-Unis et au Royaume-Uni_1d’une première infraction, comme on peut le voir sur le graphique ci-contre. Lorsque les infractions sont répétitives, l’employeur peut se faire imposer une «civil monetary penalty» ou CMP (sanction monétaire civile), mais cela est peu fréquent, car seulement 9 % des cas ne sont pas des premières infractions et il est difficile de démontrer l’intention de l’employeur. Ainsi seulement 10 % des infractions répétitives doivent payer des CMP. Dans les cas de violations successives, le ministère du Travail peut saisir des biens produits par l’employeur, ce qui se produit rarement et essentiellement dans l’industrie de la fabrication de vêtements.

Finalement, l’employeur peut subir des poursuites criminelles dans les pires cas. Cela ne s’est produit que 38 fois entre 1994 et 2020, soit moins de deux fois par année. Et seulement quatre cas se sont terminés avec des amendes (3000 $ en moyenne) et il n’y a eu aucun cas d’emprisonnement, même si la loi le prévoit. L’autrice arrive à la conclusion que les incitatifs à respecter la loi sont assez faibles tant qu’un employeur ne s’est pas fait prendre une première fois. Par contre, si on tient compte des effets du salaire d’efficience mentionnés plus tôt (gains de productivité, baisse du roulement et des frais de formation, etc.), ce sont plutôt les incitatifs à ne pas respecter la loi qui deviennent très faibles, encore plus quand on tient aussi compte de l’aversion au risque, notamment à une mauvaise réputation qui pourrait nuire aux possibilités de promotion des gestionnaires.

L’autrice fait ensuite des calculs pour établir la probabilité de se faire prendre dans des cas de violations et conclut que c’est surtout lorsqu’un·e employé·e dépose une plainte que la probabilité de se faire prendre justifie de respecter la loi, mais que, souvent, ces victimes préféreront chercher un emploi ailleurs que poursuivre leur employeur.

3. Royaume-Uni – Incitations à respecter le salaire minimum

Les données sur la violation de la législation sur le salaire minimum sont encore plus difficiles à trouver et à compiler au Royaume-Uni. Le ministère responsable (le His Majesty’s Revenue and Customs ou HMRC ou encore Recettes et Douanes de Sa Majesté) ne fournit que des données agrégées sur les sommes non payées et sur les pénalités. Lorsque le HMRC découvre une violation au salaire minimum, l’employeur doit rembourser ses salarié·es et verser une somme équivalente en pénalités au cours des 14 jours suivants, ou le double de cette somme s’il traîne les pieds. L’autrice ajoute que ces pénalités ont fortement augmenté depuis une dizaine d’années, certaines ayant été jusqu’à quatre fois plus importantes en 2019 qu’en 2013. Les données du HMRC montrent que, en 2017-2018 et en 2018-2019, les employeurs ont sous-payé leurs salarié·es de £40 millions, leur ont remboursé eux-mêmes 27 % de ces sommes (sans pénalité dans ce cas), 52 % de ces sommes avec une pénalité de 100 %, 13 % avec une pénalité de 200 % et le reste (8 %) avec des pénalités différentes, car ces violations dataient d’avant la hausse des pénalités. Entre 1999 et 2018, il y a eu seulement 14 poursuites, représentant 0,2 % des 7500 cas qui n’ont pas été remboursés directement par les employeurs, celles-ci ayant rapporté en moyenne £5000 par travailleur·euses.

L’autrice calcule ensuite les probabilités de se faire prendre en les jumelant aux sommes à verser et conclut que, comme aux États-Unis, les employeurs n’ont pas vraiment d’incitatifs monétaires à ne pas voler leurs travailleur·euses…

5. Remarques finales

L’autrice conclut que, pour la plupart des employeurs, les systèmes juridiques des États-Unis et du Royaume-Uni ne fournissent pas d’incitatifs suffisants pour s’assurer du respect de la législation sur le salaire minimum. Cela n’est pas étonnant, puisque toutes les recherches sur ce sujet estiment que le taux de non-respect du salaire minimum est relativement élevé.

Si les enquêtes du ministère de la Justice des États-Unis ne constituent pas vraiment un incitatif à respecter la loi, l’autrice ajoute quelques bémols à son analyse :

  • les poursuites individuelles peuvent être très coûteuses pour les employeurs reconnus coupables;
  • le salaire minimum fédéral est tellement bas que les employeurs auraient beaucoup de difficulté à embaucher des travailleur·euses acceptant un emploi à un salaire plus bas;
  • l’autrice a précisé qu’elle ne tenait pas compte de la mauvaise réputation qu’une entreprise qui paye mal ses employé·es en contrevenant à la loi subirait, alors que ce facteur peut à lui seul inciter un bon nombre d’entreprises à respecter la loi;
  • les citoyen·nes, même corporatifs, tendent à respecter la loi.

Cela dit, le niveau de respect de la loi pourrait être amélioré en augmentant le nombre d’enquêteur·euses (ce qui augmenterait la probabilité qu’une entreprise contrevenante se fasse pincer) et en prévoyant des pénalités plus importantes. On pourrait aussi faciliter le dépôt de plaintes des travailleur·euses, autre moyen d’augmenter la probabilité qu’un employeur malhonnête se fasse poursuivre. Le vol des salaires pourrait aussi être considéré comme un acte criminel pouvant mener à des peines de prison, comme c’est le cas de presque tous les autres vols (j’ai abordé la question plus large des vols de salaires dans ce billet, qui date toutefois de 2015). Elle ajoute que, dans un contexte de hausse importante du salaire minimum comme le gouvernement des États-Unis compte le faire, il sera important de resserrer les mailles du filet, car les employeurs seront bien plus portés à ne pas respecter un salaire minimum plus élevé.

Et alors…

Je dois dire que, jusqu’aux remarques finales, ce n’était pas le genre d’étude que je préfère. Tout au long de cette étude, l’autrice n’examine le respect de la loi qu’avec l’analyse coût-avantage, facteur qui compte bien sûr, mais qui met de côté bien d’autres comportements humains. C’est le propre des théories économiques orthodoxes de considérer les agents économiques comme des homos œconomicus, sans tenir compte de toutes les autres caractéristiques des êtres humains. C’est ce que fait l’autrice dans près de 30 pages pour finalement en arriver à tenir compte des facteurs sociaux et éthiques de façon très correcte dans ses remarques finales, en précisant même que ces facteurs sont plus importants que la seule analyse coût-avantage. Avant cette conclusion, j’allais dénoncer cette étude et sa méthodologie, tandis que maintenant, je déplore toujours la place qu’elle a accordée à l’analyse coût-avantage, mais je la salue d’avoir su finalement bifurquer en conclusion!

La ruée minière au XXIe siècle

15 avril 2024

ruée minière au XXIe siècleAvec son livre La ruée minière au XXIe siècle – Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Celia Izoard, journaliste et philosophe, spécialiste des nouvelles technologies et de leurs impacts sociaux et écologiques, «révèle l’impasse et l’hypocrisie de la transition extractiviste» et «met au jour un autre enjeu : répondre aux besoins en métaux colossaux du numérique, de l’aérospatiale ou de l’armement, dans un monde où les industries occidentales rivalisent avec les superpuissances des ressources que sont devenues la Chine et la Russie».

Prologue – Comment empêcher les oiseaux morts de pleuvoir sur la ville? : L’autrice raconte la mort de milliers d’oies empoisonnées en 2018 par l’eau qu’elles ont bue dans ce qu’elles pensaient être un lac, mais qui était une fosse créée par une mine de cuivre à ciel ouvert (pourtant fermée depuis 1982) contenant du cadmium et de l’arsenic. Et ce faux lac sera encore là dans quelques milliers d’années, tout aussi toxique malgré les nombreuses tentatives de décontamination depuis 40 ans. Elle poursuit en ajoutant que les activités minières sont de loin celles qui sont les plus polluantes. On recense aux États-Unis environ 500 000 mines abandonnées et il y en a dans tous les pays. Et il y en aura encore plus à l’avenir, car on extrait de plus en plus de métaux du sol, en partie pour faire diminuer les émissions de gaz à effet de serre (GES). Ce livre porte entre autres sur ce paradoxe : «Pour sauver la planète, un coup d’accélérateur historique a été donné à l’une des industries les plus énergivores et toxiques».

Première partie – La transition : un état d’exception

1. Les métaux de la transition : Toutes les sociétés multinationales se sont engagées à atteindre la neutralité carbone en 2050, alors que leurs émissions de GES se maintiennent ou augmentent chaque année. On veut ainsi nous faire croire que la transition actuelle vers des sources d’énergie moins émettrices suffira pour atteindre la neutralité carbone, sans réduire la production et la croissance. Après des décennies de déni, ces entreprises ont trouvé ce moyen pour conserver le statu quo pendant au moins trois autres décennies. L’autrice aborde ensuite l’estimation de la quantité de métaux nécessaire à cette supposée transition et le fait que ces métaux ne sont pas plus renouvelables que l’énergie fossile.

2. Ce que signifie «extraire» : L’autrice nous raconte son passage dans une région minière dévastée rendue invivable en Andalousie. Elle explique qu’on n’extrait pas vraiment des métaux comme le cuivre ou l’or, mais bien des tonnes de roches desquelles on prélève avec des processus très énergivores et polluants des proportions minimes du métal recherché, souvent moins de 1 %. Le reste? On le jette, polluant le sol et l’air de régions entières.

3. La mine au cœur du dérèglement planétaire : L’autrice raconte l’histoire de la métallurgie, de l’Antiquité à de nos jours en soulignant les principaux moments de développement, toujours plus polluants, et des mouvements de résistance à ce développement. Avec le capitalisme industriel et minier, les résistances ont été réduites. Pour lui, le vivant est devenu un obstacle pour arriver au gisement. Les déracinements de peuples entiers pour pouvoir exploiter des mines sont devenus des étapes normales pour cette industrie. De régionale, l’activité minière est rendue planétaire (l’autrice en donne des exemples désolants). Cette activité contribue au réchauffement et au dérèglement climatique, réduit la diversité, accélère l’épuisement des ressources (même alimentaires) et accentue les risques sanitaires et environnementaux. Elles s’étendraient sur plus de 100 000 km2.

4. La mine du XXIe siècle : L’autrice revient sur le paradoxe de l’extraction accélérée de métaux pour réaliser la transition dite verte. Même si des personnes parlent de la mine durable du XXIe siècle, les techniques de concentration des métaux datent souvent du XIXe siècle et la quantité de déchets générés par ces procédés ne diminue pas, tout comme la quantité d’énergie utilisée, bien au contraire. Partout sur terre, dont de façon massive au Québec, on construit de nouvelles sources d’énergie renouvelable, non pas pour remplacer les sources d’énergie fossile, mais pour fournir l’énergie nécessaire pour extraire des ressources et les transformer. Elle aborde aussi la hausse de consommation d’eau par les mines, dont en Espagne où la sécheresse sévit de plus en plus fréquemment et fortement, et ailleurs où ces prélèvements sont encore plus dramatiques pour la consommation humaine et agricole.

5. Ruptures de barrages : L’autrice se penche sur l’impact de la création d’innombrables lacs artificiels servant de dépotoirs pour les rejets liquides des mines et des usines, surtout des boues toxiques. Et des digues de ce genre de lacs se rompent plusieurs fois par année quelque part sur notre planète, anéantissant des villages entiers, polluant des régions entières et empêchant la poursuite de toute vie sur les territoires ainsi dévastés. Et avec la multiplication des catastrophes climatiques, ces digues toujours plus nombreuses risquent de céder encore plus fréquemment.

6. La mine change-t-elle de logiciel? : Les entreprises minières parlent encore de la mine propre et sûre qui changera tout, notamment grâce à l’intelligence artificielle et d’autres outils numériques, alors que, si ces outils permettent un meilleur suivi et des économies dans certaines activités pour améliorer la rentabilité, ils ne changent rien aux techniques minières comme telles. Ils permettent aussi d’exploiter des mines avec des concentrations plus faibles de métaux, ce qui augmente la pollution et la quantité de déchets toxiques et d’énergie nécessaire à l’extraction et à la transformation de ces métaux.

7. L’exploitation et la dépossession par la mine : Ce chapitre porte sur l’exploitation non pas des mines, mais des travailleur·euses, surtout des pays pauvres. L’autrice donne de nombreux exemples de cette exploitation, dont un de l’extraction de cobalt dit «responsable» dans une mine contenant plus d’arsenic que de cobalt, et où on paye davantage les travailleur·euses s’iels ne déclarent pas leurs accidents de travail, pour que la minière puisse se vanter de son bilan sécuritaire, alors qu’il est horrible et qu’elle prend encore plus de mesures antisyndicales que la moyenne. Elle aborde aussi des certifications d’extraction responsable remises sans visite, uniquement basées sur des données fournies par les minières; l’arrêt de nombreuses activités agricoles (la dépossession du titre de ce chapitre) dans des régions entières; la sous-traitance des activités les plus dangereuses, avec des formations plus que sommaires; l’impact souvent négatif de l’automatisation des emplois.

8. Le mythe de la mine relocalisée : L’autrice revient tout d’abord sur le mythe des mines responsables ou améliorées. Mais, même améliorées, «deviennent-elles viables pour autant»? Elle recense ce que les organismes de certification appellent les meilleures pratiques, qui sont en fait des diminutions d’abus ou des manques de respect moins évidents aux droits de la personne. Elle raconte ensuite que ce que les minières appellent la relocalisation représente en fait un ajout aux mines des pays pauvres et non un remplacement. En outre, l’ouverture de ces mines est souvent accompagnée d’un «assouplissement» de la réglementation environnementale. Elle se demande finalement s’il est vraiment nécessaire d’ouvrir toujours plus de mines, et ce, dans tous les pays du monde.

Deuxième partie – Comment les puissants ont réenchanté la matière

9. L’économie immatérielle et l’illusion impériale : Pendant au moins 30 ans, les mines sont disparues de l’imaginaire collectif dans les métropoles des pays riches et sont devenues un reliquat de notre passé industriel. L’informatisation et le concept d’économie de l’information ont contribué à cette hallucination collective. La multiplication des ordinateurs, des parcs de serveurs et des gadgets électroniques exige pourtant de la matière, beaucoup de matière. Par exemple, le nombre de métaux utilisés par notre espèce a plus que triplé en un siècle, de même que la quantité de ces métaux. S’il est vrai que des mines ont fermé, il y en a bien plus qui ont été ouvertes, souvent par des renversements de régimes faits par des pays riches impérialistes (pas seulement les États-Unis), ou par des pressions des organismes internationaux comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. L’autrice donne des exemples de ces interventions et de la délocalisation des activités minières vers les pays pauvres.

10. Le retour de la matière : Le XXIe siècle fut marqué par le retour à la réalité de nos besoins en matière et de la dépendance que ce besoin a créé envers certains pays qui extraient des métaux dits stratégiques ou critiques, dépendance pouvant générer des conflits armés. Et c’est là que la mise en récit sur l’extraction de métaux pour réduire les émissions de GES a commencé à être utilisée par les puissances occidentales.

11. Depuis quand les métaux vont-ils sauver la planète? : L’autrice montre que cette mise en récit vient du lobby minier qui est à la base d’un rapport de la Banque mondiale paru en 2017. Ce discours vise aussi à séduire les pays pauvres en affirmant que leurs métaux peuvent devenir leur billet pour sortir de la pauvreté tout en contribuant à la transition énergétique. Ce discours est aussi utilisé dans les pays riches pour les convaincre de laisser les minières exploiter de nouvelles mines dans leur pays pour qu’ils puissent atteindre leurs objectifs de réduction des émissions de GES, alors que ces métaux servent en premier lieu aux industries aéronautiques, électroniques et militaires.

12. À l’ombre de la transition – Une ruée minière pour le capitalisme numérique : L’autrice montre cette fois que la variété des métaux utilisés par les économies occidentales a augmenté considérablement d’un ruée minière au XXIe siècle_1siècle à l’autre, comme le montre éloquemment l’image ci-contre (de 3 en 1700 à 55 en 2000), la production la plus vorace étant l’électronique. Elle poursuit en estimant la quantité phénoménale de métaux qu’exigerait la croissance prévue de cette industrie. Contrairement à ce qu’on entend souvent, «transition écologique et croissance numérique sont tout simplement incompatibles», car les métaux utilisés dans cette industrie font concurrence à leur utilisation pour les énergies vertes.

13. À l’ombre de la transition (2) – Des métaux pour l’armement et l’aérospatiale : La course aux métaux pour l’armement et l’aérospatiale a commencé quelques années avant la Deuxième Guerre mondiale. L’autrice explique quelques trucs utilisés par le Japon et l’Allemagne pour en constituer des réserves stratégiques sans faire réagir les autres pays. Elle nomme les métaux nécessaires à la fabrication d’équipements militaires (chars d’assaut, avions, etc.) qui eux aussi sont en concurrence avec ceux nécessaires à la transition énergétique. Elle donne ensuite l’exemple de la guerre en Ukraine qui est en grande partie une guerre de métaux.

14. Qu’est-ce que la transition? : La transition écologique est devenue trop souvent une excuse pour se procurer des métaux à des fins tout à fait différentes, comme les chapitres précédents l’ont fait soupçonner. Ce paravent est pratique pour obtenir l’acceptabilité sociale pour la création de nouvelles mines, alors que se joue en fait une concurrence entre les blocs politiques pour la mainmise de ces ressources et que ces pays visent en fait la poursuite de la croissance économique traditionnelle.

Troisième partie – Les mangeurs de terre

15. Une cosmologie extractiviste : On oublie souvent que l’extraction de l’énergie fossile et celle des métaux «relèvent strictement de la même activité». Les peuples occidentaux dépendent tellement de l’extractivisme que des peuples autochtones nous voient comme des mangeurs de terre, ces peuples se contentant de cultiver sa surface, ajoutant que son sous-sol empoisonne sa surface, véritable source de la richesse. L’autrice ajoute que ce que nous appelons la civilisation est né d’une guerre contre la nature. L’être humain serait bien plus un homo faber (qui fabrique) qu’un homo sapiens (qui pense).

16. Le triomphe de l’homo faber : L’autrice compare l’attachement occidental pour le progrès technologique à une religion qui viserait la domination de notre espèce sur la nature, domination qu’elle avait perdue quand Adam et Ève ont été chassé·es du paradis terrestre et qu’elle a retrouvée grâce à l’exploration minière et à la métallurgie. Elle ajoute que «l’alchimie et la métallurgie achèvent l’œuvre de la Création», consacrant «le triomphe de l’homo faber».

17. La matrice extractiviste du capital : L’histoire du capitalisme «est indissociable de celle de la mise en extraction du monde», car la mine «joue un rôle structurant dans la constitution de ce pouvoir, dans son rapport à la nature, au travail et à l’accumulation», le capitalisme s’appuyant sur le passage «d’un monde agricole à un monde minier». L’autrice raconte cette histoire à partir de nombreux exemples, aussi bien en Europe qu’en Amérique et ailleurs.

18. L’industrialisme – Quand l’exception minière devient la norme : Le véritable début de l’ère des mangeurs de terre est la révolution industrielle «fondée sur le charbon, le système charbon-vapeur et la chimie minérale». Ce qui lui était périphérique devient au cœur de l’économie. L’autrice présente brièvement les principales inventions et étapes historiques ayant permis l’émergence de cette révolution. Les méthodes d’extraction et d’affinage sont alors devenues plus efficaces, mais aussi plus dangereuses, à la fois pour les salarié·es (trop souvent des enfants) et pour l’environnement, et se sont étendues dans tous les pays, qui ont en plus adopté (et adoptent encore) des législations rendant les activités minières prioritaires à toutes les autres activités économiques.

Quatrième partie – Sortir du régime minier

19. Où sont les vraies batailles? : Le régime minier correspond très bien à la description de Marx du capitalisme, soit «un régime dominé par le fétichisme de la marchandise et de l’argent» et «fondé sur la domination raciale et patriarcale». L’autrice ajoute que ce régime donne la priorité au sous-sol sur le sol, puis aborde les menaces de ce régime sur le cycle de l’eau; les avantages que ce régime procure aux plus riches au prix de désavantages bien plus importants aux autres êtres humains; l’importance de s’opposer à l’extractivisme et non de s’en servir dans la lutte contre le réchauffement climatique; l’illusion du recyclage; l’urgence de faire décroître notre utilisation des métaux.

20. Déminer le capitalisme : Les chapitres précédents montrent l’impossibilité de créer des mines responsables, concept qui n’est qu’une chimère bureaucratique. L’autrice mentionne que quelques petits pays ont réussi à interdire l’exploitation de mines sur leur territoire, ce qui a un impact global minime, mais montre que cela est possible. Elle donne ensuite des exemples de moyens qu’on peut prendre pour rendre trop coûteuse l’exploitation des mines, à la fois par des mesures réglementaires et des pressions citoyennes. Elle ajoute que plus souvent des projets miniers seront bloqués, plus les investisseurs hésiteront avant de risquer des sommes colossales en craignant de se faire ainsi bloquer.

21. Pour la décroissance minérale : «Notre civilisation a besoin d’un sevrage métallique autant que d’un sevrage énergétique». Pour atteindre cet objectif, «cela nécessite des bouleversements majeurs que les élites du capitalisme mondialisé refusent de faire. Il appartient aux mouvements sociaux de les penser, de les organiser et de préparer les ressources techniques qui les permettront». J’ajouterai ici que si j’ai dit souvent que je suis agnostique sur la décroissance du PIB, je n’ai jamais dit que j’étais contre la décroissance de l’utilisation des ressources naturelles et des métaux, bien au contraire!

Elle poursuit avec quelques recommandations bien justifiées. Je vous invite à les lire en vous procurant ce livre. Je ne préciserai qu’une chose : je ne peux pas appliquer sa première recommandation, car je n’ai pas de téléphone interactif… Finalement, on trouve après cette conclusion quelques annexes informatives.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire! Ce livre d’horreur est tellement extrême, donc réaliste, qu’il rend les autres livres sur le sujet presque doux. Je ne peux donc qu’en recommander la lecture. Si ce billet vous a fait penser à la fonderie Horne ou à l’usine Northvolt, dites-vous que je n’ai cessé d’avoir en tête des exemples comme ceux-là en lisant ce livre. D’ailleurs, l’argument paravent dont parle l’autrice de polluer plus pour pouvoir lutter contre le réchauffement climatique est souvent mentionné par nos gouvernements actuels pour justifier leurs subventions à des entreprises multinationales. Imaginer tout changer en ne changeant rien devrait pourtant heurter la logique de toute personne saine d’esprit!

Ce livre est en plus accompagné de quelques images, dont celle que j’ai insérée dans ce billet (j’ai dû chercher pas mal pour la trouver!), qui aident à mieux comprendre les longues et nécessaires explications de l’autrice. Malheureusement, rien n’est parfait. En effet, les 258 notes, surtout des références, mais aussi des compléments d’information, sont à la fin du livre.

Par ailleurs, on peut lire les 36 premières pages du livre sur cette page. Cette lecture pourrait vous aider à décider si vous voulez ou si vous ne voulez pas vous le procurer!

Qui a peur du salaire minimum?

11 avril 2024

Qui a peur du salaire minimumMalgré des progrès évidents dans la perception de la population sur les hausses du salaire minimum, on entend encore des organismes patronaux et des politicien·nes de droite ou de centre droit annoncer des effets désastreux sur le marché du travail lors de toutes les hausses, même faibles. Il est donc pertinent de consulter encore et encore les études empiriques bien faites pour documenter les effets réels de ces hausses.

L’étude intitulée Who’s Afraid of the Minimum Wage? – Measuring the Impacts on Independent Businesses Using Matched U.S. Tax Returns (Qui a peur du salaire minimum? – Mesurer son impact sur les entreprises indépendantes à l’aide des déclarations fiscales américaines correspondantes) de Nirupama Rao et Max Risch que je présente dans ce billet, dont Arindrajit Dube, un des économistes qui a le plus étudié cette question, recommande la lecture, a été publiée sur quelques sites, dont ceux de l’Internal Revenue Service (IRS) et de l’Université du Michigan, mais celle que j’ai lue, la plus récente, l’a été en mars 2024 sur la page de Nirupama Rao.

Introduction

Les inquiétudes face à des hausses du salaire minimum portent surtout sur la survie des entreprises indépendantes, même si de nombreuses études empiriques montrent que ces hausses n’ont pas d’effets négatifs sur l’emploi total. D’autres chercheur·euses ont observé que les opinions sur la question varient considérablement parmi les propriétaires de ces entreprises. Cette étude est la première à se pencher directement sur l’impact des hausses du salaire minimum sur les entreprises indépendantes.

2. L’analyse des réactions des entreprises à l’aide de données administratives

Pour pouvoir connaître l’impact des hausses du salaire minimum sur des entreprises indépendantes et sur leurs travailleur·euses, les auteur·es ont besoin de sources qui combinent des données sur l’emploi et sur le salaire des travailleur·euses d’entreprises particulières avec des données sur les revenus et les profits des entreprises qui les embauchent. Pour ce, iels ont surtout utilisé les données gouvernementales sur l’impôt des particuliers et des entreprises, en les combinant avec des données tirées du registre des entreprises. En 2015, ces entreprises représentaient 78 % des entreprises privées, embauchaient 46 % des travailleur·euses et cumulaient 52 % des revenus d’entreprises.

Aux États-Unis, seulement 4,3 % des salarié·es payé·es à l’heure travaillent au salaire minimum ou à un salaire inférieur, ce qui représente quand même 3,25 millions de personnes. Cela dit, ces travailleur·euses étaient fortement concentré·es dans quelques industries, plus des deux tiers travaillant en 2013 dans les industries des loisirs et de l’hospitalité (55 %), et du commerce de détail (14 %). Au bout du compte (je vous épargne les détails), leur échantillon de base est formé d’environ 235 000 entreprises par année, de 2010 à 2019, et de 600 000 travailleur·euses (400 000 dans les États ayant connu des hausses de salaire minimum et 200 000 dans ceux qui n’en ont pas eu), en plus de deux autres échantillons formés des travailleur·euses de ces industries âgé·es de 16 à 19 ans et de 20 à 26 ans.

3. Hausses du salaire minimum dans les États et stratégie empirique

Qui a peur du salaire minimum_1Le graphique ci-contre illustre les hausses du salaire minimum entre 2014 et 2018 dans les six États dont les entreprises et les travailleur·euses à bas salaires serviront de groupe d’analyse (Californie, Connecticut, Delaware, Michigan, Minnesota et New Jersey). Le groupe de contrôle est de son côté formé des entreprises et des travailleur·euses à bas salaires des 25 États qui n’ont connu aucune hausse du salaire minimum entre 2012 et 2018 (Alabama, Géorgie, Iowa, Idaho, Illinois, Indiana, Kansas, Kentucky, Louisiane, Mississippi, Caroline du Nord, Dakota du Nord, New Hampshire, Nouveau-Mexique, Nevada, Oklahoma, Pennsylvanie, Caroline du Sud, Tennessee, Texas, Utah, Virginie, Wisconsin et Wyoming). Les auteur·es constatent que les caractéristiques des entreprises des groupes d’analyse et de contrôle étaient en 2013 très semblables (voir le tableau 1 au haut de cette page). Iels expliquent ensuite la méthodologie qu’iels ont utilisée dans cette étude (partie dont je vous fais grâce).

4. Impacts sur les entreprises et les travailleurs

Les auteur·es estiment que l’impact des hausses du salaire minimum sur l’emploi dans les entreprises indépendantes vulnérables est très faible. En effet, ces hausses n’entraînent pas en moyenne de réduction significative du nombre d’emplois. Cela dit, iels constatent que :

  • ces entreprises ont diminué les embauches, surtout d’adolescent·es (âgé·es de 16 à 19 ans) gagnant moins de 4000 $ par année, en majorité (aux deux tiers) moins de 1000 $ par année;
  • cela s’explique par le fait que le taux de maintien en emploi a augmenté, ce qui a réduit les besoins de travailleur·euses à temps partiel peu expérimenté·es;
  • le taux de maintien en emploi a augmenté dans toutes les tranches d’âge, mais encore plus chez les travailleur·euses âgées de 25 à 54 ans;
  • la main-d’œuvre de ces entreprises est donc devenue plus expérimentée après les hausses du salaire minimum;
  • cela ne semble pas avoir nui à l’intégration en emploi des adolescent·es, car leur revenu d’emploi moyen a quand même augmenté entre 2013 et 2018 (en moyenne de 1000 $ de plus que dans les États du groupe de contrôle), même si cette hausse a été moins élevée que pour les jeunes âgé·es de 20 à 26 ans (hausse moyenne de 4000 $ de plus que dans les États du groupe de contrôle);
  • les taux d’emploi des jeunes, y compris des adolescent·es, n’a pas baissé pas au cours des années suivant les hausses du salaire minimum;
  • comme le taux d’emploi s’est au moins maintenu et que les revenus des travailleur·euses ont augmenté, le coût moyen de la main-d’œuvre a augmenté davantage pour ces entreprises indépendantes que pour celles des États où il n’y a pas eu de hausse du salaire minimum (groupe de contrôle), en moyenne de 7 % en fin de période (2018);
  • les revenus moyens de ces entreprises indépendantes ont augmenté en 2018 de 2,1 % de plus que ceux des entreprises indépendantes du groupe de contrôle;
  • les revenus moyens des propriétaires de ces entreprises indépendantes (ce qui représente une estimation des profits) ont augmenté en 2018 de 2,7 % de plus que ceux des propriétaires des entreprises indépendantes du groupe de contrôle, ce qui montre que la hausse des revenus a surpassé la hausse des coûts dus à la hausse des salaires;
  • ces constats montrent aussi que le coût des salaires de ces travailleur·euses ne représente qu’une faible proportion des revenus de ces entreprises, car, comme les profits ont augmenté, une hausse de 2,1 % seulement des revenus a plus que compensé la hausse de 7 % des coûts salariaux; les auteur·es évaluent que, en moyenne, une hausse de 1,4 % des revenus aurait compensé la hausse de 7 % des salaires, ce qui semble indiquer que les salaires ne correspondaient qu’à 20 % des revenus de ces restaurants; cela fait en sorte qu’une faible hausse des prix est suffisante pour compenser une hausse bien plus importante des salaires (ce que je répète chaque année dans mes billets sur les hausses du salaire minimum au Québec);
  • la probabilité qu’une de ces entreprises indépendantes qui était active en 2013 ne le soit plus en 2018 était plus élevée de 0,9 point de pourcentage que celle des entreprises indépendantes du groupe de contrôle; comme ce taux était de 29 %, cela montre que cet impact est significatif, mais de très faible ampleur;
  • en fait, le taux de sortie plus élevé n’était statistiquement significatif que dans la restauration, avec un écart de 1,85 point de pourcentage, l’écart des autres entreprises n’étant que de 0,01 point avec un écart-type de 0,44; c’est pourtant dans la restauration que les revenus et les profits ont en moyenne le plus augmenté, ce qui montre la grande diversité des impacts de la hausse du salaire minimum selon les entreprises de ce secteur; les auteur·es précisent que la hausse des revenus et des profits moyens ne s’est appliquée qu’aux restaurants encore en activité, qui peuvent avoir bénéficié de la sortie des restaurants qui n’étaient plus en activité.

5. Impacts dynamiques : sélection, survie et réaffectation

Les auteur·es montrent que ce sont les restaurants les plus productifs et comptant le plus d’employé·es qui ont eu les taux les plus élevés de survie. Il en a été de même pour les nouveaux restaurants qui ont ouvert entre 2013 et 2018, avec des niveaux de productivité bien plus élevés que les restaurants qui ont fermé. Au bout du compte, les hausses du salaire minimum ont entraîné une sélection qui a permis d’augmenter la productivité moyenne dans la restauration de ces États, ce qui correspond au concept de destruction créatrice de Joseph Schumpeter.

Comme l’emploi s’est maintenu, on a aussi observé une hausse du taux de maintien en emploi dans les restaurants demeurés ouverts et une réaffectation des travailleur·euses de restaurants moins productifs vers des restaurants plus productifs et comptant plus d’employé·es. Comme le maintien en emploi a été plus élevé dans les restaurants plus productifs et ayant le plus d’employé·es, ces restaurants ont en plus amélioré leur productivité et ont réduit les embauches d’employé·es jeunes et sans expérience (et leurs dépenses d’embauche et de formation, ce qui a sûrement contribué à la hausse des profits mentionnée plus tôt).

Iels observent aussi que, comme mentionné plus tôt, que les adolescent·es n’ont pas subi de diminution d’emplois ni de revenus, mais ont été embauché·es dans d’autres types d’entreprises. Plus étonnant, les propriétaires des entreprises ayant fermé ont en forte majorité trouvé d’autres emplois, la plupart du temps comme salarié·es, et ont vu leurs revenus augmenter, ce qui montre encore une fois que les restaurants qui ont fermé étaient les moins productifs et procuraient donc moins de profits (ou de revenus) que la moyenne à leurs propriétaires.

6. Conclusion

Comme à peine un million de travailleur·euses ou 1,5 % des salarié·es verraient leur salaire augmenter si le salaire minimum fédéral était haussé, on peut se demander pourquoi l’éventualité d’une telle hausse suscite autant de débats. En plus, cette étude montre que les entreprises qui seraient les plus touchées par une telle hausse seraient en mesure de l’absorber, et même parfois d’en bénéficier. Les auteur·es concluent en précisant que cette étude n’a porté que sur les impacts à court terme de hausses du salaire minimum et que les impacts à long terme pourraient être différents.

Et alors…

Même si j’ai lu des dizaines d’études sur l’impact des hausses du salaire minimum, celle-ci est la première qui porte sur l’impact de ces hausses sur les entreprises indépendantes et les personnes qui y travaillent. Sans surprise, ces effets sont minimes et globalement positifs sur les travailleur·euses à bas salaires, mais, ce qui pourrait surprendre, aussi sur la productivité de ces entreprises. Les constats de cette étude s’ajoutent à ceux des autres études et va dans le même sens. La seule chose qu’on ignore, c’est la limite du salaire minimum qu’on pourrait atteindre sans effets négatifs, mais, chose certaine, nous en sommes encore loin, aussi bien ici qu’aux États-Unis.

On peut aussi lire un compte-rendu de cette étude en anglais dans un court texte publié sur une page de nouvelles de l’Université du Michigan (d’où j’ai emprunté l’image qui accompagne ce billet), ainsi qu’un résumé très bien fait sur la page Twitter de Nirupama Rao.