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Lever le voile sur notre nature sociale

1 juillet 2021

Lever le voile sur notre nature socialeC’est encore une fois grâce à un billet du blogue de Timothy Taylor que j’ai pris connaissance de l’étude que je vais présenter ici. Intitulée Public Economics and Inequality: Uncovering Our Social Nature (Économie publique et inégalités : Lever le voile sur notre nature sociale), cette étude d’Emmanuel Saez, professeur d’économie à l’université de Californie à Berkeley et un des économistes que je respecte le plus, a été publiée par l’American Economic Association (AEA) à la suite d’une présentation en janvier 2021 lors de l’assemblée annuelle de l’AEA.

Introduction : «Le modèle économique orthodoxe est basé sur le fait que les individus sont rationnels et égocentriques, et qu’ils interagissent par le biais des marchés. Il est poutant évident que les humains sont aussi des êtres sociaux qui se soucient des membres des groupes dans lesquels ils agissent, tels que les familles, les lieux de travail, les communautés ou les nations». Ce modèle prétend aussi qu’une personne vivotant aujourd’hui au seuil de pauvreté a un niveau de bien-être équivalent à un professionnel prospère d’il y a deux siècles, alors que le revenu par habitant atteignait à peine le dixième de celui d’aujourd’hui. Dans cette optique, «la croissance économique devrait à long terme être plus importante que les préoccupations en matière d’inégalités». Or, face à la croissance des inégalités depuis 1980, surtout aux États-Unis (voir le graphique au haut de ce billet qui montre l’évolution de la part des revenus des 10 % les plus riches de 1910 à 2020 en France et aux États-Unis), les préoccupations en matière d’inégalités gagnent au contraire en importance.

L’auteur explique ensuite comment les gouvernements peuvent contribuer à réduire les inégalités à la fois en fournissant gratuitement des biens publics (éducation, santé, infrastructures, etc.) et en transférant une partie des revenus des plus riches aux plus pauvres. L’effet de l’imposition et surtout des transferts sur les inégalités est illustré dans le graphique du haut de ce billet par la différence entre les lignes des revenus avant impôts (pretax) et après impôts et transferts (posttax). En plus, ce graphique ne tient pas compte de l’effet égalisateur des dépenses gouvernementales en biens publics qui représentent une part plus importante des revenus des plus pauvres que des plus riches. Pourtant, selon le modèle économique orthodoxe, la plupart de ces interventions nuiraient à l’efficacité de l’économie et réduiraient le bien-être de la population, alors que c’est l’inverse. En fait, selon ce modèle, les gouvernements ne devraient intervenir que pour corriger les défaillances du marché et, à la limite, pour redistribuer une partie des revenus des plus riches aux plus pauvres seulement pour maximiser le bien-être de la société (social welfare), selon des fonctions d’utilité.

L’objectif de l’auteur dans cette étude est de montrer que «la nature sociale des humains, absente du modèle économique orthodoxe, est essentielle pour comprendre la taille des gouvernements modernes et pourquoi les préoccupations concernant les inégalités sont si répandues». Ainsi, l’action gouvernementale n’est pas liée aux fonctions d’utilité, mais plutôt à la nature humaine et à ses tendances à coopérer et à chercher le bien-être de son groupe aussi bien que le sien propre.

1. L’évolution de la redistribution sociale

– La préhistoire et les chasseur.euses-cueilleur.euses : Pendant environ 200 000 ans et jusqu’à il y a 12 000 ans, homo sapiens a fonctionné dans des sociétés de chasseur.euses-cueilleur.euses (et il existe encore quelques sociétés du genre). Ces sociétés étaient égalitaires et accordaient peu de pouvoirs à leurs «dirigeant.es». Il y avait peu de richesses privées et de possibilités d’accumulation de biens. La coopération et le partage étaient essentiels à leur survie. La société protégeait ses membres les plus faibles (enfants, malades, personnes âgées, etc.). Les seuls échanges de biens se déroulaient entre groupes, car il n’y en avait pas vraiment à l’intérieur de ceux-ci. La motivation de la coopération et du partage venait de l’approbation sociale et de l’application de principes de réciprocité, ce qui existe encore aujourd’hui.

– L’État coercitif : Quand les humains se sont sédentarisés lors de la révolution néolithique, des classes dominantes ont pris le pouvoir, levé des impôts, développé des outils administratifs et institué l’esclavage, le tout pour asseoir leur pouvoir, pas pour assurer le bien-être de la population. Ce fut aussi l’époque des premières famines et de la croissance des maladies infectieuses. Les soins des faibles étaient laissés aux familles, et plus tard en partie aux institutions religieuses. Si ce type de société a évolué par la suite, les impôts sont demeurés faibles (mais très régressifs), utilisés uniquement pour les fonctions régaliennes des États (administration, justice, défense, infrastructures, etc.) et le confort des familles régnantes, tout en tentant de ne pas trop les hausser pour éviter les révoltes paysannes.

– L’avènement de l’État social au XXe siècle : La part des revenus fiscaux sur les revenus totaux des pays riches est passée de 10 % au début du XXe siècle à entre 30 % (États-Unis) et 50 % (France et Suède) vers les années 1970 et est Lever le voile sur notre nature sociale_1demeuré assez stable par la suite. Comme le montre éloquemment le graphique ci-contre, cette hausse en Europe (moyenne pour la France, la Suède, l’Allemagne et le Royaume-Uni) n’a que peu touché les dépenses régaliennes (partie grisée), mais a fait augmenter de façon spectaculaire les dépenses des gouvernements pour la retraite (partie verte), la santé (rouge), les transferts sociaux (bleue), l’éducation (violette) et les autres dépenses sociales (orange). L’auteur analyse ensuite l’effet de la hausse de ces dépenses dans chacun de ces domaines :

  • éducation : il s’agit du pilier de l’État social, d’ailleurs celui qui a été développé en premier; en effet, l’école (primaire et ensuite secondaire) est devenue obligatoire dans bien des pays avant le début du XXe siècle, dans certains cas au début du XIXe siècle (États-Unis, sauf pour les esclaves, et Prusse), mais plus tardivement ailleurs (1940 en URSS, 1950 en Corée et 1970 en Indonésie);
  • retraite : les programmes étatiques ont été créés plus tardivement, existant auparavant uniquement dans les milieux syndiqués, mais en 1889 en Allemagne (sous Bismarck);
  • santé : les programmes de santé ont aussi été offerts par des employeurs avant de l’être par l’État, avec les premiers encore une fois en Allemagne (1883); les premiers programmes universels datent des lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, d’abord au Royaume-Uni (1948), puis dans la plupart des pays riches, mais pas aux États-Unis;
  • transferts sociaux : les programmes d’aide aux démunis existent depuis longtemps, mais ont connu une histoire de tension entre la satisfaction des besoins primaires et l’incitation au travail.

2. Les quatre piliers de l’État social aujourd’hui : «L’État social est une énigme pour le modèle économique orthodoxe. Dans une économie de marché […], des individus rationnels devraient pouvoir se débrouiller seuls dans une large mesure», par exemple en épargnant et en empruntant en prévision de périodes de besoins, ou en faisant appel aux assurances privées. Mais, les humains n’agissent pas du tout comme ce modèle le prétend.

– Éducation : L’éducation primaire et secondaire étant obligatoire, il est normal qu’elle soit fournie par l’État. Ce financement bénéficie bien plus aux plus pauvres qu’aux plus riches, car cette dépense par personne représente une part bien plus élevée de leurs revenus. Il n’en est pas de même avec l’éducation postsecondaire qui n’est pas obligatoire et qui est financée de façon bien différente d’un pays à l’autre. Les États-Unis ont le système d’éducation postsecondaire qui ressemble le plus au modèle économique orthodoxe. D’ailleurs, une forte proportion des étudiant.es de ce pays se retrouvent avec des dettes qu‘ils et elles mettent souvent des dizaines d’années à rembourser. On oublie souvent que le fait de fréquenter une université ne garantit pas d’obtenir un diplôme et que celui d’obtenir un diplôme ne garantit pas d’obtenir un emploi payant. Dans ce contexte, on peut considérer que l’éducation est un choix de société et non uniquement un choix individuel.

– Prestations de retraite : Là encore, le modèle orthodoxe fait fausse route : peu nombreuses sont les personnes qui épargnent suffisamment pour leur retraite sans intervention étatique. Les systèmes publics fonctionnent entre autres par répartition, soit financés directement par les taxes et impôts (comme la Sécurité de la vieillesse et le Supplément de revenu garanti au Canada), mais aussi par capitalisation (comme le Régime des rentes du Québec, RRQ). Quant au Régime enregistré d’épargne-retraite (REER), plus individuel, et aux régimes de pension agréées (RPA), tous deux fonctionnant par capitalisation, ils bénéficient quand même d’avantages fiscaux. Le financement des retraites est donc lui aussi déterminé en grande partie par des choix sociaux.

– Santé : Sauf aux États-Unis, les régimes de santé des pays riches sont payés par l’État et universels, même si non complets (dents, vue, médicaments, etc.). Comme l’éducation et une grande partie des prestations de retraite, ce financement avantage les plus pauvres qui n’auraient pas les moyens de se payer les soins de santé dans bien des cas. En plus, les soins universels étatisés coûtent beaucoup moins cher que les soins gérés par le secteur privé. Il s’agit ici aussi d’un choix davantage social qu’individuel.

– Transferts sociaux : Ces transferts existent aussi à la suite d’un choix social. Ils visent des segments de la population bien précis : en chômage, en situation de handicap, enfants dans des familles pauvres, personnes pauvres, etc. Ces transferts sont dans bien des cas assortis de critères et de modalités pour encourager, aider ou même forcer les personnes en mesure de le faire de travailler.

Les groupes sociaux : Si les transferts sont nombreux et relativement importants dans les pays riches, l’aide aux pays pauvres est au contraire peu élevée (moins de 1 % du PIB et même seulement 0,2 % aux États-Unis). Même l’aide entre pays européens est faible et souvent décriée par la population. Les humains sont en effet prêts à partager leurs ressources avec les membres du groupe social auquel ils s’identifient, mais pas avec les autres. L’auteur souligne que la nature du groupe social avec lequel il est prêt à partager ses ressources peut varier selon les cas, comme le racisme et la stigmatisation sociale aux États-Unis, entre autres, le montrent bien.

3. L’État social et l’offre de travail : «La principale critique adressée à l’État social moderne est qu’il pourrait décourager le travail et donc déprimer l’activité économique». Cela est une autre vision erronée du modèle orthodoxe où la seule motivation du travail est le gain individuel. Il est certain que ce gain est un incitatif au travail, mais il est loin d’être le seul. Les normes sociales, la volonté de contribuer à la société et le désir de rencontrer d’autres personnes incitent aussi au travail. Cela dit, il est vrai que l’État social a réduit l’offre de travail, par exemple en interdisant le travail des enfants, en réglementant les heures de travail, en créant des jours fériés, des congés de maternité et des vacances annuelles, et en offrant des retraites convenables. Mais, il s’agissait dans ces cas de l’objectif de l’État social, pas d’une conséquence non désirée. L’auteur analyse plus en détail l’impact des décisions de l’État social sur l’offre de main-d’œuvre pour différents segments de la population :

le travail des enfants : le taux d’emploi des enfants âgés de 10 à 15 ans était de 20 % aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, mais a plongé par la suite en raison de la réglementation de ce travail et de l’augmentation de l’âge de la fréquentation scolaire obligatoire;

le travail des personnes âgées : le taux d’emploi des hommes âgés de 65 ans et plus était près de 80 % aux États-Unis et près de 60 % en France à la fin du XIXe siècle, alors que l’espérance de vie à 65 ans était la moitié de ce qu’il est de nos Lever le voile sur notre nature sociale_2jours, et n’était plus que de 25 % aux États-Unis et d’environ 5 % en France en 1980; l’auteur montre ensuite (voir le graphique ci-contre) à quel point le taux d’emploi des hommes âgés de 60 à 64 ans a varié dans quelques pays quand l’âge du droit complet aux prestations de retraite a diminué à 60 ans ou à 62 ans, et quand il a été remonté par la suite, par exemple à 65 ans en Allemagne en 2002 (ligne orange) alors que leur taux d’emploi est passé de 30 % en 2002 à 67 % en 2019, comme dans les années 1970; les règles de retraite ont aussi changé en France (ligne rouge), mais moins qu’en Allemagne, alors qu’elles n’ont pas changé aux États-Unis (ligne noire);

le taux d’emploi des femmes : ce taux a augmenté de façon spectaculaire dans les pays riches dans la deuxième moitié du XXe siècle, en raison de l’évolution des normes sociales et des politiques familiales, notamment avec la création de services de garde (voir ce billet pour le Québec) et l’adoption de congés de maternité et parentaux, et d’autres mesures fiscales;

les heures de travail : les congés font réduire les heures de travail, tout comme la réglementation de la semaine Lever le voile sur notre nature sociale_3normale de travail et du paiement des heures supplémentaires; le graphique ci-contre montre l’effet de ces mesures sur un pays qui en a peu adopté (les États-Unis, ligne noire) et un autre qui en a adopté davantage (France, ligne rouge); on peut voir que l’écart des heures travaillées dans ces deux pays est passé de 7 % en 1950 à 21 % en 2019.

4. Les institutions sociales et les préoccupations en matière d’inégalités : Le gouvernement n’est pas la seule institution sociale. Le ménage en est l’exemple le plus simple, car il est considéré par le modèle orthodoxe comme une unité qui agirait comme un individu, alors que ses membres ont généralement des comportements différents. L’auteur mentionne en plus les villes et villages qui adoptent aussi des mesures sociales, les organismes communautaires, les employeurs qui valorisent la coopération (notamment en encourageant le travail d’équipe) et offrent souvent des assurances, les syndicats, et bien d’autres (dont les logiciels libres et Wikipédia). Cela montre à quel point l’organisation sociale est naturelle chez l’humain :

  • la coopération et la répartition des surplus : le concept de coopération va à l’encontre de l’hypothèse de l’individualisme du modèle orthodoxe. La coopération peut être altruiste ou réciproque, mais aussi imposée (par un employeur, par exemple), en punissant les personnes qui ne coopèrent pas ou en prévoyant une répartition juste des surplus dus à cette coopération. L’auteur donne ensuite des exemples tirés d’études sur ces différentes formes de coopération qui montrent le désir de coopération des humains, mais aussi leur répulsion face aux injustices;
  • la production conjointe et la distribution avant impôts : le modèle orthodoxe prétend que les salaires sont fixés de manière concurrentielle, comme s’il n’y avait aucun conflit sur la répartition des revenus du marché entre les travailleurs et leurs employeurs. Pourtant, ces conflits ont marqué l’histoire et sont encore très présents de nos jours. La production résulte de la coopération entre les travailleur.euses et les employeurs et actionnaires, mais la répartition de ses fruits est souvent décidée par l’employeur seulement, ce qui peut entraîner de l’insatisfaction et donc des conflits. Par ailleurs, la distribution des revenus du marché se décide par le secteur privé, le gouvernement ne pouvant agir qu’indirectement (salaire minimum, lois du travail, syndicalisation, heures supplémentaires, sécurité au travail, etc.). L’auteur montre ensuite que les mesures de redistribution des revenus du marché, comme une hausse du salaire minimum, sont plus populaires que les mesures de redistribution des revenus après impôt, comme une hausse de l’impôt des plus riches.

Conclusion : L’auteur revient sur les principaux constats de cette étude et analyse leurs conséquences sur les politiques publiques :

  • le modèle orthodoxe présente une vision très incomplète du comportement des individus et son influence nuit à la conception et à l’efficacité des politiques publiques;
  • la nature sociale des humains varie selon les situations et peut être influencée par les politiques publiques;
  • les politiques publiques peuvent compenser le manque de rationalité des humains, par exemple en créant des programmes de retraite et en luttant contre les changements climatiques;
  • les marchés ne fonctionnent pas comme prévu par le modèle orthodoxe et l’État doit intervenir pour corriger ses défauts;
  • les politiques publiques sont plus efficaces quand elles sont fortement appuyées (d’où l’importance du concept d’acceptation sociale);
  • tenir compte de notre nature sociale ouvre des possibilités pour la création de politiques publiques qui sont ignorées par les économistes orthodoxes.

Et alors…

Cette étude explique bien les différents aspects relatifs à la nature sociale de l’être humain et établit des liens pertinents entre eux et avec les politiques publiques. Elle souligne avec raison les nombreux défauts du modèle économique orthodoxe, qui est malheureusement trop souvent la base des décisions sociales et économiques de nos dirigeant.es des secteurs privé et public. Il est d’ailleurs assez hallucinant de constater que ce modèle soit encore utilisé par des économistes qui sont bien conscients de ses lacunes et qui rejettent l’évidence : nous sommes des animaux sociaux, qu’on le veuille ou pas!

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  1. Marie-Lise Charbonneau permalink
    1 juillet 2021 10 h 34 min

    Très intéressant. Merci!

    Aimé par 1 personne

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